Garde-fous des gouvernements démocratiques

Cet article fait état de l’importance d’expliquer clairement pourquoi les droits fondamentaux, et les institutions qui sont responsables de leur mise en oeuvre, sont essentiels à la préservation d’un État de droit ayant pour objectif d’assurer la coexistence pacifique entre toutes et tous.

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Louis-Philippe Lampron, professeur titulaire
Faculté de droit de l’Université Laval

 

La démocratie est une façon de préserver l’État de droit. Mais il n’y a pas, dans la démocratie, de principe en vertu duquel la majorité a raison, parce que la majorité peut commettre d’énormes erreurs, mettre en place un tyran, voter pour la tyrannie, comme cela s’est produit assez fréquemment. Karl POPPER, Les leçons de ce siècle[1]

Dans un célèbre discours livré au Parlement britannique le 11 novembre 1947, le premier Ministre britannique Winston Churchill a rappelé que la démocratie, loin d’être parfaite, était même « la pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes les autres qui ont été essayées jusqu’ici… [2]».

Prononcé dans les années qui ont suivi la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, et alors qu’on commençait à peine à découvrir les horreurs commises à l’intérieur des camps de concentration, Churchill soulignait les dangers associés à une conception de la démocratie qu’on limiterait à la simple règle de c’est la majorité qui décide. Le fait qu’Adolf Hitler et son gouvernement nazi aient pu accéder démocratiquement au pouvoir en Allemagne en 1933 fut au cœur des réflexions qui menèrent à l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme en 1948, première étape du processus de codification internationale des droits et libertés de la personne.

Marquée par les extrêmes auxquels la tyrannie de la majorité avait pu mener contre plusieurs groupes minoritaires en Allemagne nazie – et contre les juifs en particulier – la communauté internationale, à travers la Déclaration universelle, une véritable refonte du « pacte démocratique », visait à assurer un certain seuil de protection à ces groupes minoritaires. Cette refonte du pacte démocratique implique donc que les États ne peuvent légitimement adopter une loi (ni prendre une décision) si cette dernière est contraire aux droits et libertés qui sont reconnus au sein des nombreux instruments internationaux qui en ont affirmé la primauté.

Près de 70 ans après l’adoption de la Déclaration universelle, les démocraties occidentales traversent aujourd’hui des périodes troubles caractérisées, notamment, par une montée des populismes, une crise de confiance marquée envers les grandes institutions publiques et un accroissement dramatique de la diffusion de fausses nouvelles et autres sources de désinformation. Dans un tel contexte, et considérant la complexité des enjeux socio-politiques en cause, il est de plus en plus aisé pour des groupes mal intentionnés de faire oublier que les droits et libertés de la personne, arrachés de haute lutte par les générations qui nous ont précédé-e-s, représentent toujours l’un des plus puissants contre-pouvoirs permettant d’empêcher les nombreuses institutions de pouvoir d’abuser de leurs prérogatives.

C’est pourquoi il n’a sans doute jamais été aussi essentiel de pouvoir expliquer clairement pourquoi les droits fondamentaux, et les institutions qui sont responsables de leur mise en œuvre, sont essentiels à la préservation d’un État de droit ayant pour objectif d’assurer la coexistence pacifique entre toutes et tous. La première étape consiste sans doute à tenter de définir ce que sont ces mêmes « droits fondamentaux ».

Le fil d’Ariane des droits et libertés

On le voit dans le discours public, il est souvent assez complexe de réussir à déterminer ce qu’on entend lorsqu’on parle des droits et libertés de la personne. En effet, ces garanties fondamentales, dont l’origine remonte à aussi loin que la Magna Carta britannique de 1215, ont eu plusieurs noms au cours des années – et encore aujourd’hui: droits de l’homme, droits humains, droits de la personne, libertés publiques, droits et libertés, droits fondamentaux, etc. L’une des manières les plus simples d’arriver à circonscrire ce que sont les droits fondamentaux de la personne est sans doute de référer au catalogue des garanties prévues au sein de la Déclaration universelle et des deux grands Pactes internationaux adoptés par l’ONU en 1966, soient : le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

Un simple coup d’œil à ces instruments juridiques nous permet rapidement de constater que les objets de protection consacrés par ces instruments internationaux couvrent un très vaste éventail d’activités humaines. Des libertés fondamentales (association, expression, conscience et circulation) au droit à la vie, en passant par les dispositions qui interdisent la discrimination et protègent le droit à la vie privée, les sujets couverts par chaque disposition sont tellement variés qu’il n’est certes pas facile de déterminer, de prime abord, les liens qui unissent ces garanties. Pour autant, les droits et libertés de la personne sont liés par un fil d’Ariane très clair si on les aborde sous l’angle des rapports entre individus et institutions de pouvoir. Ainsi, les droits de la personne ont pour vocation d’assurer que les individus soient protégés :

  1. contre l’imposition de mesures arbitraires;
  2. contre l’adoption de mesures qui s’attaqueraient ou désavantageraient de manière injustifiée les membres de groupes minoritaires ou dissidents;
  3. contre les intrusions injustifiées au sein des grandes zones d’autonomie personnelle.

Grosso modo, c’est en vertu de ces trois lignes de failles qu’il est possible de définir la portée des « abus de pouvoir » contre lesquels les droits et libertés peuvent offrir une protection, que ces abus soient commis par une institution de nature gouvernementale ou – lorsque les textes le permettent – privée. Ce noyau dur des garanties fondamentales qui sont consacrées par les droits et libertés de la personne est par ailleurs tout à fait compatible avec la célèbre affirmation du président américain Abraham Lincoln qui avait résumé la démocratie à un système politique où l’on retrouvait un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. En effet, l’esprit des textes consacrant les droits et libertés de la personne vise justement à assurer que les gouvernements du peuple, élu par la majorité de ce même peuple ne puissent adopter de mesures contre le peuple.

L’esprit des droits et libertés de la personne une fois établi, il convient également de rappeler l’importance de mettre en place des institutions qui assureront le respect des droits fondamentaux. En l’absence de telles institutions, ou dans le cas où de telles institutions ne jouissent pas de garanties d’indépendance ou pouvoirs suffisants, les droits et libertés risquent fort de se limiter à de simples boucliers de papier.

Pour que les droits et libertés ne restent pas lettre morte

Souvent qualifiés « d’universels », les droits et libertés de la personne sont formulés de manière large et imprécise, laissant place à de multiples interprétations et, parfois, à des tentatives d’instrumentalisation. Cette caractéristique des droits fondamentaux fait ainsi du processus d’interprétation l’un des aspects les plus importants de leur mise en œuvre, en ce que c’est par ce biais qu’il sera possible de déterminer l’ampleur (généreuse ou restrictive) des activités qui seront protégées par ces garanties fondamentales.

En effet, le fait qu’il y ait un large consensus international sur l’importance de protéger la liberté d’expression, la liberté de religion ou le droit à la vie ne donne aucune assurance en soi quant à l’effectivité des mesures qui les consacrent : tout dépendra en fait de l’interprétation – et donc, de la portée – qu’on donnera à ces mêmes dispositions. Et près de 70 ans après l’adoption de la Déclaration universelle, il semble clair que les droits et libertés de la personne n’ont en fait d’universel que leurs libellés : l’interprétation qu’on donnera à l’un et/ou l’autre des droits fondamentaux varie énormément d’un État à l’autre et même au sein des organisations internationales responsables de leur mise en œuvre.

Ces variations s’expliquent par différents facteurs, parfois culturels ou simplement contextuels, mais il est clair que la générosité/restrictivité des interprétations sera directement influencée par le degré d’indépendance dont jouiront les institutions responsables de la mise en œuvre des droits fondamentaux. L’esprit des droits fondamentaux étant, comme on l’a vu, de protéger les individus contre de potentiels abus de la part des institutions de pouvoirs : il va de soi qu’on risque fort de vider ces mêmes garanties de leur substance en confiant leur mise en œuvre à ces mêmes institutions de pouvoir.

C’est justement pour cette raison qu’au Canada, et au Québec, on a confié aux tribunaux la responsabilité de mettre en œuvre les droits fondamentaux de la personne enchâssés dans la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte des droits et libertés de la personne (ou Charte québécoise). Ces deux textes juridiques ayant une valeur supralégislative au sein des ordres juridiques canadien et québécois, ils permettent aux juges d’assurer que les institutions de pouvoir ne restreignent pas indûment les droits et libertés des justiciables présents sur le territoire canadien, notamment en leur fournissant la capacité : 1) d’interpréter la portée des droits fondamentaux de manière indépendante des intérêts politiques des représentants gouvernementaux; et 2) de sanctionner des violations aux droits fondamentaux par l’entremise d’ordonnances contraignant l’auteur de ces violations à y mettre fin et/ou de compenser la/les victime(s).

Un tel régime est bien entendu loin d’être parfait et est susceptible de nombreuses améliorations. Mais il présente malgré tout l’immense avantage d’assurer un poids important – et véritable – aux droits et libertés fondamentaux en tant que contre-pouvoir effectif dans l’espace socio-politique canadien et québécois. Et dans un contexte où foisonnent de plus en plus les faits alternatifs, qui permettent malheureusement à des discours qu’on croyait morts et enterrés depuis longtemps en Occident – notamment ceux d’extrême-droite – de faire un retour dans l’espace public, il semble que de tels contre-pouvoirs doivent être protégés et valorisés comme l’un des principaux garde-fous des États de droit démocratiques.

 

[1] Paris, 10/18, 1996, p. 90.

[2] Traduction libre d’une portion de la citation originale suivante : « Many forms of Government have been tried, and will be tried in this world of sin and woe. No one pretends that democracy is perfect or all-wise. Indeed it has been said that democracy is the worst form of Government except for all those other forms that have been tried from time to time.… » : INTERNATIONAL CHURCHILL SOCIETY, « The worst form of government », [en ligne : https://www.winstonchurchill.org/resources/quotes/the-worst-form-of-government]

 

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