Par Dominique Boisvert
Dominique Boisvert a été membre du Barreau de 1979 à 1999. Militant des droits humains et de la solidarité internationale dès les années 70, il a surtout œuvré en milieux communautaires, entre autres à l’Entraide missionnaire et au Centre Justice et Foi. Il est l’auteur de L’ABC de la simplicité volontaire (Écosociété, 2005) et de ROMPRE! ou Le cri des indignés (Écosociété, 2012).
Ça ne prend pas toujours des foules pour faire bouger les choses. Un noyau de militantEs convaincuEs, beaucoup de travail et de rigueur, de l’imagination, de l’audace et de la persévérance : cela peut réussir à « prendre de front » le gouvernement du Canada! Du moins celui des années 70…
C’était il y a 38 ans. Nous n’étions au départ qu’une demi-douzaine, membres du comité sur l’immigration de la Ligue, qui était encore à l’époque celle des droits de l’homme (LDH). J’étais étudiant en Sciences juridiques à l’UQAM et mes camarades avaient touTEs une implication dans les milieux d’immigrants et de réfugiés. Et nous avions devant nous la première réforme en profondeur de la loi fédérale sur l’immigration depuis 1952 qui visait à resserrer législativement le contrôle croissant qu’on imposait, depuis 1972, aux personnes voulant entrer au Canada : le projet de loi C-24.
C-24 avait été précédé d’une vaste consultation autour du Livre vert déposé par le ministre Robert Andras en février 1975. La LDH avait alors déposé un important mémoire définissant comment on pouvait harmoniser le respect des droits fondamentaux et les exigences particulières de l’immigration. Ce mémoire allait nous servir de Bible et orienter toute notre analyse et notre lutte contre les principales failles de C-24.
Car même si j’avais d’abord fait une analyse approfondie des quelques centaines d’articles de l’avant-projet de loi, on ne pouvait pas tout combattre : il fallait choisir ses cibles. On en garda trois : l’envoi forcé des immigrants en régions (comme condition de leur acceptation), la protection des réfugiés et les mesures de « sécurité nationale » (qui allaient, à partir de 1982, donner lieu à « l’affaire Regalado »).
Par la suite, il fallait faire connaître le projet de loi et ses dangers, aussi bien dans les diverses communautés culturelles que dans les divers milieux de la population québécoise. Et pour y parvenir, il fallait nécessairement démultiplier nos efforts. C’est pourquoi nous avons simultanément développé plusieurs outils d’information (qui pouvaient être repris par divers groupes qui intervenaient ensuite sur la place publique en leur propre nom) et mis sur pied une coalition aussi vaste et inclusive que possible autour de revendications de base communes (ce qui n’empêchait pas les membres d’y ajouter leurs préoccupations ou leurs couleurs). La mobilisation sociale et politique prit de nombreuses formes et s’étendit sur plusieurs mois : articles dans les médias, rencontres de groupes d’influence, publication de dossiers, manifestations, recherche d’appuis les plus divers, participations dans des rassemblements publics, etc.
Si bien qu’après un certain temps, pour la plupart des milieux communautaires et progressistes, et pour de nombreux commentateurs et commentatrices au Québec, C-24 était devenu synonyme de ses trois principaux défauts analysés et dénoncés par le comité sur l’immigration de la LDH.
Pendant ce temps, avaient lieu à Montréal les Jeux Olympiques de 1976 où, avant même le dépôt officiel du projet de loi à l’automne, le gouvernement fédéral appliquait déjà les mesures de contrôle annoncées. C’est pourquoi le comité sur l’immigration de la LDH avait dénoncé la situation dans une série de trois articles publiés dans le quotidien La Presse, tout en mettant sur pied un comité de vigilance et une ligne d’appel 24h chargés de venir en aide aux immigrants, réfugiés ou simples visiteurs estimant que leurs droits étaient lésés.
Quand finalement l’étude de C-24 fut entreprise au Parlement fédéral, l’opinion publique québécoise avait été largement sensibilisée aux principaux problèmes posés par cette réforme majeure de l’immigration au Canada. De même, du côté du Canada anglais, des groupes d’Églises travaillant sur les questions d’immigration et de refuge avaient aussi amorcé un travail de sensibilisation au nouveau projet de loi.
Et quand, au printemps 1977, vint le temps du travail en comité parlementaire, suite à l’adoption de C-24 en deuxième lecture, le comité sur l’immigration de la LDH proposa de poursuivre la lutte politique publique au niveau parlementaire : pour la première fois, des militants de terrain tenteraient d’influencer le contenu même du projet de loi, article par article et jusqu’aux derniers retranchements du gouvernement fédéral. C’est ainsi que je fus envoyé par la LDH à Ottawa, en même temps qu’un collègue étudiant en droit de Toronto délégué par les Églises canadiennes, pour tenter, par tous les moyens parlementaires disponibles, d’améliorer chacun des articles du projet de loi.
Nous nous sommes donc retrouvés sur la colline du Parlement, Lorne Waldman et moi, pour cette mission totalement inusitée. Comme nous n’avions aucun statut pour être sur place, et encore moins pour intervenir dans le processus, il nous fallut gagner la confiance de nombreux députés des différents partis de l’opposition d’abord, puis même de certains députés du parti Libéral au pouvoir. Grâce à l’accueil généreux du député progressiste conservateur David MacDonald, de l’Ile-du-Prince-Edouard, qui nous fournit littéralement un coin de son bureau comme pied-à-terre au Parlement, Lorne et moi sommes peu à peu devenus, pendant plusieurs semaines, les recherchistes informels de tous les députés, sans égards aux partis, qui voulaient bien proposer et défendre les très nombreux amendements que nous leur fournissions chaque jour sur la plupart des articles du projet de loi.
Nous avons alors réalisé jusqu’à quel point les députés qui votent les lois doivent se fier généralement à un ou deux membres de leur parti chargés d’étudier la loi en question, ou alors à leurs recherchistes et que nous connaissions tous deux le projet de loi et ses problèmes beaucoup mieux que la plupart des députés et ministres. Et c’est ainsi que nous avons pu, à plusieurs reprises, par députés interposés, forcer le ministre et ses fonctionnaires à répondre à des questions auxquelles ils auraient nettement préféré se soustraire.
Nous avons donc poursuivi la lutte contre C-24 jusqu’à son adoption par le Sénat, en juillet 1977. Avec des moyens dérisoires mais une vaste mobilisation, nous avons réussi à faire connaître largement à l’époque les enjeux d’une législation majeure pour l’évolution de la population canadienne. Et par notre présence parlementaire, qui s’appuyait sur les pressions publiques exprimées dans les mois précédents, nous avons pu obtenir un certain nombre de gains non négligeables (dont l’abandon de l’envoi forcé des immigrants en régions) dans la loi elle-même, entrée en vigueur le 10 avril 1978.
Mais comme l’Histoire nous le rappelle, toute lutte, même victorieuse, est toujours à reprendre… Faire respecter les droits humains dans nos politiques d’immigration canadiennes est, 38 ans plus tard, plus d’actualité que jamais!
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