Rapports de force et luttes pour les droits humains

Loin d’être étrangers aux rapports de force et aux luttes sociales, les droits humains représentent d’importants outils pour lutter contre l’aliénation sociale. Selon le principe d’interdépendance des droits, nous ne pouvons pas dissocier les droits humains en les pensant comme des entités indépendantes les unes des autres.

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Christian Nadeau, président
Ligue des droits et libertés

 

La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique.
Blaise Pascal

Quelles sont les relations entre les rapports de force et les droits humains? S’agit-il de deux idées entièrement distinctes, voire opposées l’une à l’autre? Dans le cadre général d’une réflexion sur les droits, il semble nécessaire de bien examiner cette question, à laquelle on ne saurait en quelques mots offrir une réponse satisfaisante. Une piste intéressante est le principe d’interdépendance des droits, qui explique en quoi les rapports de force ne sont pas aussi étrangers à la logique des droits que nous pourrions le croire.

Dans les milieux militants, il n’est pas rare d’entendre émettre l’idée selon laquelle les victoires pour la justice sociale et la démocratie résultent d’abord et avant tout des rapports de force. On oppose alors logique juridique à logique de la force. La première serait le lieu de l’idéologie bourgeoise et du calcul égoïste, le rempart du conformisme, de l’obéissance passive et du repli sur soi. La seconde serait le gage de l’émancipation, du refus des convenances et de l’action collective. Il faudrait donc éviter l’ensemble des médiations – dont celle des droits – qui ont pour effet d’étouffer les revendications en les truffant de compromis, en atténuant leur véhémence ou en restreignant leur portée.

Une thèse inverse à la première invite à privilégier l’option juridique à celle de la force. Une méfiance serait de mise face aux mouvements de masse, en raison du populisme qu’on leur impute. Si la force recourt à la violence, une opposition de principe sera opportune, indépendamment des motivations de celles et ceux qui en feraient usage. Si la force se manifeste par le nombre, on jugera nécessaire de protéger les minorités et les individus contre les groupes majoritaires. Enfin, on préférera la voie lente de la justice à celle, rapide mais dangereuse, des bouleversements brutaux.

Sans qu’on puisse les juger totalement fausses, ces deux conceptions s’avèrent, sinon contestables, du moins trop simples. Dans ce cas, pourquoi les présenter? D’une part, parce qu’elles se trouvent néanmoins disséminées dans le discours public, qu’il s’agisse des médias, des milieux militants ou encore de la manière dont juges et avocat-e-s défendent publiquement la norme des droits. D’autre part, parce qu’il n’est pas non plus évident de soutenir l’idée selon laquelle droits et rapports de force entretiennent une relation ambigüe, souvent difficile, mais en dernière analyse positive, puisqu’ils dépendent l’un de l’autre. Le principe d’interdépendance des droits, cher à la Ligue des droits et libertés, peut nous éclairer à ce sujet. Selon ce principe, nous ne pouvons pas dissocier les droits humains en les pensant comme des entités indépendantes les unes des autres. Par exemple, remettre en question le droit au logement a des effets directs sur le droit à l’éducation.

Les droits humains, comme chacun sait, ne tombent pas du ciel ni n’émergent du sol comme des champignons. On ne peut réduire les droits ni à un statut d’entité abstraite ni à des normes juridiques venues du ciel ou de la nature et par la suite inscrites dans un code civil ou criminel. Les droits humains énoncent des valeurs d’égalité dont nous sommes les porteuses et porteurs. Ils se développent et s’expriment selon nos préoccupations et nos revendications. Or, nous pouvons avoir des visions diverses de ce qui est bien ou mal, beau ou laid, mais nous savons que ces conceptions différentes ne seront réalisables que si, et seulement si, nous disposons toutes et tous des mêmes droits pour défendre nos valeurs. Il a fallu pour cela de nombreuses luttes sociales dans un contexte de déséquilibre des forces, jusqu’à ce que, peu à peu, les voix pour l’égalité soient suffisamment amplifiées pour se faire entendre. Et pour ce faire, il a fallu une prise de conscience de l’impossibilité ou du moins de la très grande difficulté à défendre une cause sans un ensemble de droits – comme celui d’association – sur lesquels s’appuient les luttes.

Prenons l’exemple des luttes pour les droits des lesbiennes et des homosexuels dans les années 60 et 70. Ces luttes supposaient des actions concrètes et parfois même des gestes de désobéissance civile. Elles impliquaient une mobilisation importante des homosexuels et des lesbiennes, par des manifestations ou encore par des protestations publiques contre le harcèlement qu’elles et ils subissaient constamment. Ces luttes ne sont pas terminées, tant s’en faut. De nombreux droits sont cependant acquis par les luttes qui ont conduit le gouvernement canadien, à la fin des années 60, à décriminaliser l’homosexualité. Ces droits permettent de gravir des échelons dans la progression de la reconnaissance de la diversité sexuelle.

En revanche, si nous les isolons du principe d’interdépendance des droits, certains rapports de force ont transformé la loi et le droit… au détriment des droits humains. De nombreux travaux historiques ont bien démontré comment la dictature fasciste en Italie a fait suite aux grandes manifestations publiques des chemises noires, dont la fameuse « Marche sur Rome » de 1922. Ce sont bien alors des rapports de force qui donnèrent des assises juridiques au droit du plus fort : interdiction des journaux reconnus non-conformes au régime, fin du parlementarisme et suppression de la distinction entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif, abrogation du droit de grève, etc. Des historien-ne-s ont montré comment les nazis avaient remodelé l’État de droit de manière à justifier des institutions et des pratiques imposant le racisme en loi. Dans une logique d’interdépendance des droits, ceux-ci se protègent d’une certaine manière les uns les autres. Si, au contraire, ils sont pensés de façon indépendante les uns des autres, il est alors beaucoup plus facile de les ignorer ou de leur attribuer des finalités contraires à ce pourquoi ils existent.

Par leur interdépendance, les droits humains protègent des individus ou des groupes. Mais les droits sont aussi de puissants vecteurs d’émancipation en ce qu’ils constituent une base sur laquelle peuvent se greffer un ensemble de moyens nécessaires à la conduite libre de son existence. En ce sens, on ne peut pas dire que les droits vident les luttes politiques de leur sens ou de leur vitalité. Au contraire, les luttes dépendent des droits comme, en fin de compte, les droits dépendent des luttes.

Loin d’être étrangers aux rapports de force et aux luttes sociales, les droits humains représentent d’importants outils pour lutter contre l’aliénation sociale. S’ils ne sont pas défendus bec et ongles, il y a fort à parier qu’ils s’effaceront peu à peu comme des dessins sur le sable, remplacés par des décrets autoritaires ou discriminatoires. Toute la difficulté est là. On ne peut jamais prendre la pleine mesure de la force des droits si on ne cesse de les entraver, soit en les méprisant, soit en ne les faisant pas respecter. Voilà pourquoi tant que le droit au logement n’est pas formellement reconnu comme il devrait l’être dans la Charte des droits et libertés ou tant que le droit à l’égalité des personnes racisées ou des femmes ne demeure que de belles paroles vertueuses et non des contraintes réelles, alors les rapports de force pour dire et redire la réalité et la nécessité de ses droits s’avéreront toujours nécessaires.

 

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