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Revue Droits & Libertés, aut. 2020 / hiver 2021
Entrevue avec Jade Bourdages, politologue et professeure, École de travail social, UQÀM
Propos recueillis par Stéphanie Mayer, chercheure postdoctorale, Université d’Ottawa, Membre du conseil d’administration, Ligue des droits et libertés
Expliquez-nous ce qu’est la logique carcérale qui façonne les institutions publiques au Québec.
Lorsqu’on parle de logiques carcérales, notre imaginaire se limite à l’architecture des prisons. Or, la logique carcérale s’imprègne dans l’expérience des personnes qui sont en contact avec les institutions publiques, notamment dans les relations sociales entre le personnel d’intervention et les usagères et usagers. Au Québec, cette logique peut s’observer dans un ensemble d’institutions publiques[1] dans lesquelles on entasse des corps, ce qui a l’avantage d’être peu coûteux, mais pas sans préjudice sur le développement des individus, leur épanouissement ainsi que la réalisation de leurs droits. Il s’agit de pratiques héritées d’une longue histoire de domination des familles pauvres, des aîné-e-s, des groupes racisés et autochtones, des gens qui ont des enjeux liés à la santé mentale ou encore de la jeunesse. En somme, les logiques carcérales sont autant de manière que l’on déploie afin de répondre à des finalités qui relèvent de nos imaginaires d’ordre public et qui orientent des populations vers des mœurs qui nous paraissent plus convenables.
Comment cette logique se déploie-t-elle dans les institutions dédiées aux mineur-e-s, comme les centres jeunesse?
Les institutions façonnées par la logique carcérale reposent sur l’idée – rarement mise en doute – selon laquelle il y a des avantages thérapeutiques à mettre des gens à l’écart du monde social. Les centres jeunesse illustrent cette conviction : le placement en institution ou la mise à l’écart des jeunes seraient nécessaires pour les protéger ou les contrôler, qu’elles ou qu’ils soient victimes de leur milieu familial, de leur milieu substitut ou qu’elles ou qu’ils aient, par exemple, commis des actes répréhensibles. Pourtant, les études démontrent que mettre les jeunes à l’écart leur cause divers préjudices, à leur santé affective, physique, psychologique, à leur développement personnel et social. De mon point de vue, la stratégie visant l’amélioration des conditions de vie des jeunes dans ces institutions n’est pas la bonne, il faut plutôt interroger les discours qui légitiment la mise à l’écart pour travailler à leur réintégration sociale et à leur passage vers la vie adulte.
Quels sont les effets de cette logique carcérale sur les jeunes qui sont placés dans ces institutions?
Ces pratiques de mise à l’écart suivant une logique carcérale ont de graves conséquences sur les jeunes, parce qu’elles minent, entre autres, la réalisation de leur droit à la santé. Ce dernier ne peut pas être garanti en raison des inégalités sociales qui sont (re)produites dans ces institutions qui les séparent du monde, de leur famille, de leur communauté, de leurs pairs. Prenons l’exemple de jeunes qui passent parfois des années en centres jeunesse, ce passage agit comme un stigmate – une fracture d’avec le monde – qui affecte souvent, sur la durée, leur trajectoire de vie. Cette fracture se traduit par des difficultés à réintégrer la société ou une communauté, à trouver un bon emploi ou un logement salubre voire à entretenir des relations saines avec autrui. Par ailleurs, les statistiques montrent que les jeunes placé-e-s sortent sous-scolarisé-e-s de ces institutions, mais aussi dé-socialisé-e-s étant tenus à distance de leurs pairs, ce qui est essentiel à l’adolescence. En fait, ces atteintes aux droits et libertés des jeunes sont scandaleuses, puisqu’en principe, ces jeunes sont des enfants de l’État.
Du point de vue de la société, qu’est-ce qui doit être fait pour dépasser ces logiques carcérales?
Selon moi, la première chose serait de cesser de justifier les pratiques d’intervention, comme la mise à l’écart, dans les centres jeunesse. Il faudra concrètement de l’audace pour s’interroger sur le fond et accepter de discuter des conséquences concrètes de ces pratiques dans la vie des jeunes. Prenons la Commission Laurent[2]. On peut avoir l’intuition que les recommandations ne seront pas très audacieuses et qu’elles ne remettront pas réellement en question les logiques d’intervention et de placement des jeunes de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Il sera probablement suggéré d’augmenter les effectifs, d’assurer une meilleure formation du personnel et d’accroître les services de première ligne. Or, les problèmes auxquels fait face la DPJ s’avèrent plus complexes comme certaines actrices, certains acteurs et moi-même l’avons souligné lors de nos témoignages devant cette Commission[3].
Quels pourraient être les gestes accomplis par les décideurs publics pour s’engager sur cette voie?
Je ne suis pas certaine que ce soit elles ou eux qui prendraient les meilleures décisions. Néanmoins, je souhaite qu’ils s’interrogent sur le fonctionnement ainsi que sur les coûts financiers engagés pour maintenir à flot les centres jeunesse et plus largement, la DPJ. Pourquoi demeurons-nous si silencieuses et silencieux devant le fait que si peu de moyens sont accordés, en fin de compte, pour faire des choses avec les jeunes qui contribueraient à leur développement et à leur épanouissement? Les coûts quotidiens pour maintenir ces institutions sont synonymes d’une perte de moyens pour faire des choses avec les jeunes. Par exemple, un-e intervenant-e doit faire des pieds et des mains pour avoir accès à de simples bâtons de colle pour faire une activité culturelle avec les jeunes alors que des moyens sont déployés ailleurs pour refaire l’architecture d’une école, pour installer des tableaux interactifs dans les classes ou pour mettre des plantes du sol au plafond pour rendre les milieux plus jolis. En fait, il nous faut des ressources de protection et d’accompagnement à échelle humaine et j’entends, par là, par exemple : des petits foyers de groupe, de milieux mixtes, de l’intervention de groupe qui mise sur les relations sociales et la vie en communauté. Insidieusement, les décisions prises par les décideuses et les décideurs appauvrissent des populations déjà paupérisées, marginalisées ou racisées. Il faut désinvestir ces institutions publiques, comme les centres jeunesse, afin de réinvestir en enrichissant les jeunes, les familles et les communautés pour créer, depuis la base, des conditions favorables à la santé en général ainsi qu’aux droits humains. Ceci m’apparaît la première étape pour s’engager dans le développement de meilleures pratiques d’intervention favorables à la justice sociale.
Comme vous avez une expérience en intervention sociale et que vous enseignez dans une école de travail social, que croyez-vous que le personnel d’intervention puisse faire pour dépasser cette logique carcérale qui marque trop souvent les pratiques quotidiennes?
C’est une question délicate. Je sais que le contexte est difficile pour le personnel d’intervention, il fait l’objet de pressions administratives et parfois même d’attaques publiques. Accepter de réfléchir sur le sens et l’avenir des métiers d’intervention me semble une bonne avenue afin de remettre au centre des priorités les droits des enfants! Il faut arrêter d’entasser des corps dans des institutions à l’écart du monde et de nier que ces pratiques nuisent au développement affectif, intellectuel, physique et psychologique des jeunes. Il faut se demander ce qu’on veut pour les jeunes dans notre société, ce que nous avons envie de faire pour soutenir leurs ambitions et leurs rêves, c’est notre devoir comme société. C’est à partir d’une telle réflexion que l’on pourra envisager les luttes à mener pour contrer les inégalités sociales qui sont des déterminants de la santé, selon une conception plus large de ce droit qui ne se réduit pas à l’absence de maladies. Comme professeure, je souhaite contribuer à ce que les futur-e-s intervenant-e-s en travail social apprennent à vraiment écouter les jeunes au sujet de leurs besoins pour comprendre ce qu’ils vivent et pour les aider dans ce qu’ils affrontent au quotidien. Faire des choses avec les jeunes et créer des espaces pour qu’ils agissent sur le monde, voilà des visées simples qui apparaissent si compliquées à réaliser dans les centres jeunesse. Malheureusement, on ne fait plus rien avec personne ; on gère des cotes de récidives, on résorbe les risques pour la sécurité publique, on se tue même à l’ouvrage pour enrichir des indicateurs de performance.
La réalisation du droit à la santé des jeunes repose notamment sur des conditions favorables à leur développement, à leur bien-être et à leur épanouissement qui diffèreraient de celles qui prévalent actuellement. Pourquoi croyez-vous que sortir la DPJ et les centres jeunesse de cette logique carcérale pourrait assurer une meilleure réalisation des droits des enfants et de la jeunesse?
Dans l’histoire, il n’y a aucun État qui a distribué de sa propre initiative des droits et libertés, cela est au contraire le fruit de luttes sociales et politiques. Il faut agir collectivement comme citoyen-ne-s, décideurs publics ou personnel d’intervention et interroger les discours reçus tout comme les euphémismes employés qui légitiment ces pratiques de mise à l’écart des jeunes. Par exemple, les centres jeunesse sont un cas exacerbé de cette euphémisation parce que, soyons honnêtes, ils sont plus ou moins des prisons juvéniles. Au Québec, ils sont sous le contrôle du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec et non sous le contrôle du ministère de la Justice, comme c’est le cas ailleurs. À l’intérieur comme à l’extérieur de ces institutions, on emploie des discours qui vont dans le sens de la réhabilitation et de la protection des jeunes, mais c’est plutôt pour nous donner bonne conscience comme société. Ici, contrairement aux autres provinces, il n’y a pas d’organisme indépendant de défense des droits de ces jeunes, comme il peut y en avoir pour les adultes dans le système carcéral, ce qui a permis de faire reconnaître et d’améliorer un tant soit peu le respect des droits des détenu-e-s et des prévenu-e-s. Chaque fois que l’attention est portée vers les centres jeunesse, on ne parle que de listes d’attente ou de transition vers la vie adulte. On s’intéresse peu à ce qui se passe pour les jeunes pendant qu’ils sont pris en charge par ces institutions. On ne s’interroge pas, sur les pratiques déployées qui font trop souvent obstacle à leurs droits et nuisent la plupart du temps à leur épanouissement. Mon souhait : que nous sortions de ce piège afin d’entamer une réflexion collective audacieuse, que nous apprenions à résister à ces logiques carcérales. À ce titre, j’implore les organismes de défense de droits à s’engager sur la question des droits de la jeunesse. Il faut contrer le statu quo et refuser d’accepter plus longtemps les discours qui légitiment des pratiques façonnées de logiques carcérales qui briment la réalisation des droits humains. Et ceci n’a rien de révolutionnaire si vous me permettez l’expression, au contraire, c’est un minimum.
[1] Il y a des exemples anciens et actuels comme les hospices, les écoles de réforme, les hôpitaux psychiatriques, les centres d’hébergement de soins de longue durée, les prisons, les centres d’accueil (devenus les centres jeunesse et les centres de réadaptation).
[2] Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, sous la présidence de Régine Laurent (2019-2020).
[3] Pour les témoignages, voir : https://csdepj.gouv.qc.ca/accueil/