Le PL 14, un recul historique du système de déontologie policière

Le PL 14 est une occasion manquée de mettre en oeuvre des revendications de longue date pour véritablement renforcer ce mécanisme de plaintes qui devrait répondre aux besoins des citoyens avant tout.

Lettre ouverte publiée dans Le Devoir, le 6 mai 2023

Le PL 14, un recul historique du système de déontologie policière

Laurence Guénette, coordonnatrice de la Ligue des droits et libertés
Alexandre Popovic, porte-parole de la Coalition contre la répression et les abus policiers.

Co-signataires:
Alain Babineau, Coalition Rouge
Florence Amélie Brosseau, Association des juristes progressistes
Maxim Fortin, Ligue des droits et libertés – section de Québec
Fo Niemi, Centre de recherche-action sur les relations raciales
Annie Savage, Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal
Bernard St-Jacques, Clinique Droits Devant
Marie-Éveline Touma, Association des juristes progressistes

 

Le 15 mars dernier, le ministre de la Sécurité publique, François Bonnardel, et son collègue Christopher Skeete, ministre responsable de la Lutte contre le racisme, ont présenté en conférence de presse le projet de loi 14 (PL 14). Il était stupéfiant de les entendre prétendre que la proposition législative permettrait de « renforcer » et de « rendre plus accessible » le régime de la déontologie policière, alors que rien n’est plus éloigné de la réalité.

Le PL 14 est plutôt une occasion manquée de mettre en oeuvre des revendications de longue date pour véritablement renforcer ce mécanisme de plaintes qui, faut-il le rappeler, devrait répondre aux besoins des citoyens avant toute autre considération. Entre autres, le PL 14 ne prévoit pas de prolonger le délai de prescription pour porter plainte d’un an à trois ans, ni de rendre le processus de conciliation volontaire et optionnel pour toute personne plaignante, deux changements exigés depuis longtemps par des organisations communautaires et de défense des droits.

Mais il y a pire ! Le PL 14 représente un recul historique des droits des citoyens depuis la création du régime dans les années 1980. La Loi sur la police prévoit actuellement que « toute personne » peut porter plainte en déontologie policière. Mais ce droit est présentement menacé, car le PL 14 propose de limiter le droit de porter plainte à seulement deux catégories de personnes : celles présentes sur les lieux d’une intervention policière et celles directement victimes de la conduite reprochée.

Autrement dit, le PL 14 prévoit de retirer aux autres, appelés les plaignants tiers, le droit de porter plainte. Les plaignants tiers sont des personnes ou des organisations qui ont eu connaissance d’une intervention policière qui a donné lieu à des violations de droits et à des abus policiers causant parfois le décès d’un citoyen. Selon une étude récente, les plaintes de tiers représentaient, entre 2015 et 2020, seulement 3,2 % des plaintes tout en étant à l’origine d’une grande proportion des dossiers menant à des citations de policiers devant le Comité de déontologie policière (22,6 %) et à des sanctions imposées par celui-ci (27,9 %).

Ainsi, contrairement à ce que répètent les associations de policiers qui réclament depuis des années le retrait du droit de porter plainte pour les tiers, ce type de plaintes ne submergent pas le système et ne sont ni frivoles ni sans fondement — c’est même tout le contraire ! Et c’est sans doute pour cela qu’elles dérangent tant le milieu policier…

Tout en leur retirant le droit de porter plainte, le PL 14 prévoit de reléguer les tiers à un nouveau processus de « signalement » en vertu duquel la Commissaire à la déontologie policière ne sera pas obligée de fournir les motifs de rejet du « signalement » à la personne qui en est l’auteure. Or, la Loi sur la police prévoit actuellement une telle obligation envers les plaignants. Il s’agit là d’un recul inacceptable en matière de transparence et de reddition de comptes.

La perte du statut de plaignant pour les tiers va aussi entraîner la perte d’un autre droit, soit celui d’exercer un recours en révision devant le Comité de déontologie policière lorsque la Commissaire décide de fermer le dossier après enquête. Cela aura indéniablement pour effet de réduire encore davantage les capacités de surveillance et de contrôle des citoyens sur les interventions policières, et le travail du bureau de la Commissaire elle-même !

Concrètement, la perte du droit de porter plainte pour les tiers signifie qu’un proche d’une personne décédée aux mains de la police ne pourra plus porter plainte, faute d’avoir été présent sur les lieux de l’intervention. C’est d’autant plus inacceptable que certaines interventions policières se déroulent en l’absence de témoins civils. À titre d’exemple, seuls des policiers étaient présents lorsque Richard Barnabé a subi en 1993 un arrêt cardiaque dans la cellule d’un poste de police à Montréal après une arrestation violente. C’était également le cas lors de l’admission de David Tshiteya Kalubi dans un poste de police en 2017 à Montréal, où il a été détenu et est décédé douze heures plus tard.

S’il n’est pas modifié, le PL 14 affaiblira un mécanisme qui est déjà en piètre état, étant devenu au fil des ans une machine à rejeter les plaintes (10 % des plaintes font actuellement l’objet d’une enquête). Assurer l’imputabilité des interventions policières est une responsabilité collective qui concerne l’ensemble de la société. Cela implique que le mécanisme de plaintes en déontologie policière soit accessible à toute personne, n’en déplaise aux policiers.

Il est urgent et nécessaire que le ministre Bonnardel change de cap et que les parlementaires modifient le PL 14 lors de l’étude détaillée qui débutera bientôt, afin d’éviter les graves reculs qu’il annonce et de renforcer véritablement le régime de déontologie policière !