Les prisons : lieux de violations de droits

60e anniversaire de la Ligue des droits et libertés
Puisque des situations intolérables dans les prisons sont racontées, documentées et dénoncées depuis fort longtemps, force est de constater que l’institution carcérale est un lieu de violations de droits. Une remise en question de l’ensemble du système pénal est nécessaire.
image de la revue Droits et libertés

Les prisons : lieux de violations de droits

Lynda Khelil, responsable de la mobilisation

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2023

Dès les années 1960, la Ligue des droits et libertés (LDL) intervient régulièrement au sujet des conditions de détention dans les prisons provinciales et les pénitenciers fédéraux situés au Québec. Elle s’oppose à la construction de nouveaux établissements de détention, tels que le pénitencier de Saint-Vincent-de-Paul en 1965 et le pénitencier Archambault en 1967, deux établissements qui seront construits malgré tout. À la fin des années 1960, la LDL témoigne lors de la Commission d’enquête sur l’administration de la justice en matière criminelle et pénale au Québec présidée par Yves Prévost. En 1970, elle exige et obtient un droit de visite permanent et inconditionnel de tous les centres de détention provinciaux et municipaux. Octroyé par le ministre de la Justice Rémi Paul en 1970, ce droit est retiré lors de la mise en place du bureau de l’Enquêteur correctionnel quatre ans plus tard. Durant la crise d’Octobre 1970, la LDL forme un comité d’aide aux personnes détenues en vertu de la Loi sur les mesures de guerre.

P. Landreville, A. Gagnon et S. Desrosiers.
Les prisons de par ici. Montréal, Éditions Parti Pris, 1976, 234 p.

L’Office des droits des détenu-e-s

Afin d’élargir ses interventions, la LDL crée en 1972 l’Office des droits des détenu-e-s (ODD), appelé à travailler avec le comité de la LDL sur l’administration de la justice les deux enjeux étant étroitement liés. Deux principes orientent le travail de l’ODD à ses débuts. D’abord, une personne condamnée à une peine d’incarcération se voit uniquement privée du droit de circuler librement dans la communauté, mais conserve tous ses autres droits. Ensuite, la population a un droit de regard sur ce qui se passe à l’intérieur des établissements de détention. Il faut donc en finir avec le secret et l’opacité entourant le système carcéral et rendre accessibles les informations concernant ces lieux, tant pour les personnes détenues que pour le public.

L’ODD effectue des visites des établissements de détention, dénonce les conditions de détention et les violations de droits, formule des revendications politiques, documente la situation et sensibilise le public. Il publie également la revue Face à la justice de 1977 à 1984. Au cours de son existence, l’ODD répond à des centaines de requêtes individuelles de personnes incarcérées et leur offre son soutien. Il entreprend parfois des démarches devant les tribunaux, alors que le droit carcéral est relativement nouveau. Il tente également de donner une portée collective aux cas individuels qui lui sont soumis. Les résultats sont mitigés, peu d’avancées sont obtenues face à l’inertie du système.

Dès ses débuts, l’ODD exige la fermeture du Centre de prévention Parthenais, situé entre les 10e et 13e étages de l’édifice de la Sûreté du Québec, à Montréal. Ce lieu devait être destiné à des détentions de courte durée pour les personnes en attente de procès, alors qu’elles y restent souvent plusieurs mois. Les prévenus y ont fait quatre grèves de la faim entre 1970 et 1973 pour attirer l’attention sur leurs conditions de détention insalubres et sur les violations de leurs droits. En 1973, six d’entre eux s’automutilent face au désespoir engendré par leur situation. En 1977, la lutte autour de Parthenais s’intensifie, avec la constitution d’un front commun1 qui en revendique la fermeture, exigeant aussi la libération des détenus de Bordeaux avec des courtes sentences (80 %) et le transfert de prévenus de Parthenais à Bordeaux. La lutte sera longue, et Parthenais ne sera fermé qu’en 1996.

Dès 1975, l’ODD adopte une position abolitionniste. Celle-ci est présentée publiquement en 1976 dans le manifeste Vers l’abolition de la prison, qui énonce les constats tirés d’observations directes de la réalité de l’incarcération, et les objectifs visés par l’ODD dans la perspective de parvenir à une société sans prison. L’année 1976 marque la tenue à Montréal d’une conférence du philosophe Michel Foucault, invité par l’ODD à l’occasion de la Semaine du prisonnier. Son allocution,
« Alternatives » à la prison : diffusion ou décroissance du contrôle social, est d’ailleurs disponible dans le livre Foucault à Montréal, publié aux Éditions de la rue Dorion en 2021.

En 1980, le livre Police, coroners et morts suspectes est publié par des militant-e-s de l’ODD, faisant état d’enquêtes du coroner tenues lors de décès dans les institutions carcérales et dans les postes de police. Cette étude a contribué à l’adoption d’une nouvelle Loi des coroners, en 1986. La même année, l’ODD élabore un projet de Charte des droits des détenu-e-s qui aura un fort impact médiatique. Lors de son Congrès de 1982, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) adopte sa version finale qui sera présentée lors du 7e Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, en 1985.

L’ODD se mobilise à la suite des événements tragiques de 1982 au pénitencier Archambault, demandant des mesures pour protéger les détenus de possibles représailles de la part des gardiens à la suite d’une émeute majeure et meurtrière. De 1983 à 1987, l’ODD participe à des conférences internationales traitant de l’abolition du système pénal pour alimenter les réflexions critiques sur l’incarcération.

L’ODD se dissocie de la LDL en 1984, mais continue ses activités jusque dans les années 1990. Le dossier des droits des détenu-e-s a refait surface à la LDL récemment, notamment en raison des enjeux des prisons pour femmes, de l’incarcération des personnes migrantes et des réflexions sur les limites des logiques carcérales.

La prison Leclerc

En 2016, le gouvernement du Québec annonce le transfert des femmes détenues par le provincial de la prison Tanguay vers l’Établissement Leclerc de Laval, un ancien pénitencier fédéral pour hommes à sécurité maximale, fermé pour cause de vétusté. La LDL, la Fédération des femmes du Québec, le Centre des femmes de Laval et plusieurs autres organisations se mobilisent pour dénoncer le transfert et les conditions de détention qui ne respectent ni la dignité humaine ni les droits : approche correctionnelle digne d’un établissement à sécurité maximale, configuration architecturale oppressante, insalubrité et vétusté des installations, fouilles à nu systématiques, abusives et humiliantes, accès défaillant à des soins de santé physique et psychologique, confinements fréquents, etc.

En 2018, la Coalition d’action et de surveillance sur l’incarcération des femmes au Québec (CASIFQ) est créée. Deux demandes de mission d’observation indépendante au Leclerc en 2018 et 2021 sont déclinées par le gouvernement. La dénonciation persiste au fil des ans : en 2021, 100 organisations et 1 260 personnes donnent leur appui à 5 ans de trop à la prison Leclerc, texte issu d’une lettre manuscrite de Sœur Marguerite Rivard, une alliée des femmes. La lettre est transmise le 8 mars aux ministres de la Sécurité publique et de la Condition féminine et à l’ensemble de la députation, demeurant sans réponse, alors que les mobilisations se poursuivent.

Pandémie et violations de droits exacerbées

Le 13 mars 2020, le gouvernement du Québec déclare l’état d’urgence sanitaire. Dès le 19 mars, la LDL anticipe une propagation rapide du virus dans les prisons en raison de la surpopulation, de l’exiguïté et de la configuration architecturale des lieux. La LDL demande publiquement une réduction significative de la population carcérale, par la libération de personnes détenues et la réduction de nouvelles admissions. Pendant deux ans, la LDL multiplie les lettres, communiqués, conférences de presse et entrevues médiatiques pour dénoncer le régime de confinement et d’isolement généralisé, 24h/24 en cellule pendant 14 jours consécutifs et souvent plus, sans douche et vêtements propres, ni contact avec l’extérieur. Une situation équivalente à être « en prison dans une prison », un traitement cruel, inhumain et dégradant considéré de la torture selon les critères établis par l’ONU.

En 2021, la LDL met en place un nouveau comité, Enjeux carcéraux et droits des personnes en détention, sous l’impulsion de feue Lucie Lemonde. L’objectif est d’élargir le travail de la LDL sur les enjeux liés au système carcéral et aux droits des personnes en détention, tant dans les prisons provinciales et les pénitenciers fédéraux que dans les « prisons pour migrant-e-s ».

Deux temporalités de luttes évoluent en parallèle. Ici et maintenant, l’urgente défense des droits des personnes détenues qui subissent un déni de leurs droits par les autorités carcérales et politiques. L’état du système carcéral demeure encore aujourd’hui celui de violations de droits systémiques et d’institutions carcérales opaques. Puis, la lutte sur le temps long, questionnant le recours à l’incarcération et les logiques punitives et de contrôle qui traversent le système de justice pénal. L’incarcération, en plus d’engendrer violences, souffrances et discriminations, est dénoncée pour son inefficacité en regard des objectifs qu’elle prétend poursuivre : la réinsertion sociale, la dissuasion et la protection de la société.

Ces questions ont fait l’objet de réflexions approfondies lors du colloque De l’Office des droits des détenu-e-s (1972-1990) à aujourd’hui : perspectives critiques sur l’incarcération au Québec, en 2022. En 2023, la LDL a adopté une position de principes visant à orienter le travail des prochaines années : La prison n’est pas une solution. Dans cette perspective, la LDL s’oppose en mars 2023 à la construction d’une nouvelle prison pour femmes annoncée par le gouvernement du Québec, et plaide pour l’abolition des courtes peines de détention de moins de 6 mois, incluant les courtes peines discontinues dites de fins de semaine.

Alors que les conditions inhumaines de détention se perpétuent et que les logiques carcérales restent inopérantes, toute réflexion critique au sujet de la prison appelle une remise en question de l’ensemble du système pénal, et demeure un travail important pour la Ligue des droits et libertés (LDL) dans les années à venir.


1) Gagnon, A. et Dumont, H. (1976). Parthenais ; début d’une lutte… Criminologie 9 (1-2), p. 163-188, https://www.erudit.org/fr/revues/crimino/1976-v9-n1-2-crimino902/017056ar.pdf