La prison est violences

60e anniversaire de la Ligue des droits et libertés
Les violences intrinsèques à la prison nous indiquent l’absolue nécessité de les appréhender de manière solidaire, en fonction de l’interdépendance de tous les droits humains. La mise en œuvre effective des droits humains implique alors l’idée de construire un ailleurs nouveau.
image de la revue Droits et libertés

La prison est violences

Me Delphine Gauthier-Boiteau, Candidate à la maîtrise en droit et société et avocate
Me Sylvie Bordelais, Avocate en droit carcéral
Me Amélie Morin, Avocate en droit carcéral

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2023

Le caractère mortifère de la prison nous a été violemment rappelé par la mort tragique de Nicous D’André Spring, survenue des suites de l’usage de la force par des agents de l’Établissement de détention de Montréal le 24 décembre 2022. Cet événement doit collectivement nous amener à appréhender les violations de droits non pas comme des incidents isolés ou des violences surprenantes, mais comme le symptôme ordinaire du caractère inhérent de la prison1. Les personnes décédées alors qu’elles étaient incarcérées dans une institution provinciale sont trop nombreuses pour les nommer toutes2, car cette violence est l’expression des qualités intrinsèques de la prison : elle en révèle les assises coloniale, raciste, capacitiste et capitaliste, qui appellent à une réaction intersectionnelle.

Journal Le Tremplin, publié par et pour les personnes détenues (1975-1977). Archives UQÀM, Fonds LDL, 24P-630:02/245

L’importance d’opposer un contre-discours aux logiques carcérales déployées (de manière tantôt évidente tantôt insidieuse) dans les discours publics, demande un travail de surveillance et de veille du respect des droits humains, et la déconstruction de logiques discursives qui reproduisent préjugés et mythes à l’encontre des personnes criminalisées et incarcérées.

Les personnes incarcérées font l’expérience de violations de leurs droits les plus élémentaires ici et maintenant. Le recours à l’enfermement produit une précarisation supplémentaire et subséquente, en provoquant des pertes d’emploi, de logement, de prestations de solidarité sociale, mais aussi (et peut-être surtout) en rompant des liens sociaux et familiaux3. Les conséquences néfastes de cette institution sur la santé physique et psychologique des personnes qui y sont maintenues ne s’arrêtent pas à ses portes. Pour ces raisons, il importe d’appréhender ces violences à partir d’un espace de solidarité sociale qui s’exerce tant sur le plan collectif qu’individuel, et qui considère le caractère intimement interdépendant des droits (notamment des droits civils et politiques, du droit à un niveau de vie décent, au logement, à la santé, à l’éducation, à un environnement sain, à l’égalité et des droits des Premières Nations).

La critique de la carcéralité implique un travail de construction et de création qui permette collectivement de penser un ailleurs. Réfléchir des possibles, diffuser et rendre plus largement compréhensibles et accessibles des idées décarcérales et issues de l’abolitionnisme sont autant d’outils qui participent à la construction de ce lieu de liberté. L’idée radicale selon laquelle chaque personne a droit à une vie digne, où elle dispose de tout ce dont elle a besoin pour s’épanouir en sécurité, est tout à fait liée à la mise en œuvre des droits civils, politiques, économiques et sociaux et se révèle un commencement utile.

Penser un ailleurs

Ces constats et les nombreuses déclinaisons des logiques carcérales montrent l’urgence de se positionner contre l’élargissement des outils et pouvoirs alloués aux agent-e-s de ces logiques. Il importe désormais de questionner la carcéralité et la légitimité du recours à l’emprisonnement comme réponse à des problèmes sociaux. Pour la géographe afro-américaine abolitionniste Ruth Wilson-Gilmore, il ne nous faut en somme changer qu’une chose : tout4. Si penser et bâtir un monde sans prison implique de tout changer, à commencer par la culture qui permet l’existence des prisons, cela implique le démantèlement de systèmes de domination que sont le capitalisme racial, le colonialisme, le patriarcat et le capacitisme. Décarcéraliser notre monde implique un refus d’effacement, au profit d’un rapport à l’autre qui s’articule contre cette disposability, l’idée selon laquelle des personnes sont jetables.

Un agir décarcéral suppose, encore davantage que les processus de déconstruction qui nourrissent un certain sensationnalisme réactionnel, la création et la construction d’un lieu nouveau. La mise en œuvre de cet ailleurs passe concrètement par la possibilité d’exercice des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels des personnes. Le crime est une construction sociale qui n’est pas neutre : les infractions inscrites dans le Code criminel sont le fruit politique de décideuses et de décideurs. Ce constat vise à rappeler que ce système fonctionne tel qu’il a été pensé, c’est-à-dire au profit de celles et ceux pour et par qui il a été pensé, et aux dépens des populations précarisées (ici et en d’autres lieux) par celui-ci. Le crime n’est pas naturel plus qu’il n’est neutre dans sa formulation, son appréhension et encore par les mécanismes de profilage et de punition qui découlent de sa répression.

L’appareil pénal et carcéral agit pourtant bien peu en amont de ce qu’il décrit comme crime, et les victimes et/ou survivant-e-s d’actes criminels demeurent des actrices et des acteurs tout à fait secondaires de ce système, en particulier quant à leurs besoins et à la réparation des souffrances vécues. Pour Mariame Kaba, autrice afro-américaine et organisatrice communautaire abolitionniste, ces logiques vont à l’encontre de toute accountability – responsabilisation des personnes qui causent du tort – puisque les personnes accusées, leurs proches et leurs communautés ont trop à perdre face aux violences produites par le système5. La logique punitive et individualisante mobilisée en réponse aux torts et violences causés laisse les rapports de pouvoir intacts et s’oppose à une culture plus large de responsabilisation et de réparation. Pour ces raisons, les principes et valeurs abolitionnistes insistent à la fois sur les manières de responsabiliser les personnes qui ont causé du tort, et de répondre aux besoins des victimes et/ou survivant-e-s. L’incarcération a un coût social qui est trop peu souvent décrié. Dans ses travaux, la professeure et sociologue féministe Gwenola Ricordeau6 appelle à la solidarité vis-à-vis des personnes judiciarisées et incarcérées, mais aussi à une compréhension plus large des dommages du système carcéral, bien au-delà des portes de la prison. Il importe en ce sens de considérer les coûts matériel, financier, émotionnel et social dont nos communautés, les proches des personnes incarcérées et celles-ci font les frais.

Alors que l’institution carcérale ne permet pas, non plus, de répondre aux objectifs qu’elle présente comme siens (par ex. protection du public et réinsertion sociale) nous nous trouvons périodiquement confronté-e-s à des modifications législatives et à des réformes. Le travail de surveillance et de veille implique de se positionner vis-à-vis ce qui nous est et sera présenté, de distinguer les réformes réformistes et les réformes non-réformistes. Cela demande d’un côté d’identifier les mesures qui octroient davantage de ressources et de pouvoir aux autorités carcérales, rendant le démantèlement de ce système et la mise sur pied d’alternatives plus difficiles. De l’autre côté, les réformes non-réformistes agissent vers une transformation, emportent une critique radicale, importent pour les droits des personnes incarcérées ici et maintenant et n’opèrent pas une désolidarisation avec certaines catégories de personnes incarcérées. Le caractère délicat de cette tâche convoque une vigilance à l’égard de ce qui nous est proposé, pour éviter de tomber dans le piège de discours qui reproduisent le paradigme de l’innocence7, ou de politiques de contrôle social qui élargissent le filet carcéral.

Conclusion

Ce texte se veut une contribution aux réflexions sur des possibilités transformatrices, sur des agirs qui soient solidaires des personnes pour lesquelles la prison n’est pas une abstraction. Il est essentiel de construire des solidarités qui soient politiques, matérielles et émotionnelles entre militant-e-s, personnes incarcérées et leurs proches (qui font ce travail de soin et de veille depuis que les prisons existent). Comme l’écrivait la regrettée Lucie Lemonde, militante pour les droits humains et professeure de sciences juridiques, la prison est tout sauf une solution et il faut « se questionner sur le bien-fondé du recours à la judiciarisation et à l’emprisonnement pour répondre à des problèmes sociaux8 ».

La décarcéralisation est une réorientation du monde. La réduction du « crime », soit de situations problématiques telles qu’appréhendées par le Code criminel, passe par l’universalité, l’indivisibilité et l’interdépendance des droits humains, comme autant de droits à mettre en œuvre pour améliorer les conditions matérielles d’existence de chacun-e, et multiplier les possibilités de luttes et d’actions politiques des groupes.

Une part de cette transformation sociale implique l’apprentissage expérientiel d’alternatives diverses et locales; la normalisation de processus nouveaux qui passent, forcément, quelques fois par un échec; mais surtout, la confiance en un effort collectif et conscient vers cet ailleurs à construire9. Et si, comme l’écrit Mariame Kaba, l’espoir est une discipline, les pratiques militantes et de solidarité sont l’expression d’une mémoire qui désire.


  1. La prison, ici, est comprise comme l’institution principale d’enfermement de personnes criminalisées. Pour les fins de ce texte, nous ne distinguons pas les prisons provinciales des pénitenciers fédéraux.
  2. Bobby Kenuajuak et Robert Langevin sont aussi décédés récemment dans le contexte de leur incarcération à Plusieurs femmes se sont suicidées à la Prison Leclerc depuis 2016. Parmi elles, Michele Messina, Francine Robert, Anne Schingh, Dora Okkuatsiak, Mireille Deveau et Autumn Sanderson Rain. D’autres sont mort-e-s en prison sans que leur nom ou leur histoire n’ait été rendus public.
  3. Laurence Guénette et Lynda Khelil, Une nouvelle prison pour femmes n’est pas une solution, Le Devoir, 7 marsEn ligne : https://www.ledevoir.com/opinion/idees/784307/droits-humains-une-nouvelle-prison-pour-femmes-n-est-pas-une-solution
  4. Ruth Wilson-Gilmore, Abolition geography dire: essays towards liberation, Verso, London, 2022, 506p.
  5. Mariame Kaba, We do this ‘til we free us: Abolitionist organizing and transformative justice, Haymarket Books, Chicago, 2021, 206p., partie VI, pp 132 à 157.
  6. Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes : femmes contre la prison, Lux Éditeur, Montréal, 2019, , à la p. 129 et suivantes.
  7. Sortir du paradigme de l’innocence implique donc de rompre avec une logique binaire coupable/innocent-e et d’être solidaire de chacun-e, en particulier des personnes coupables aux yeux du système.
  8. Lucie Lemonde, Punir la misère par la misère, Liberté, Hiver 2022, No 333, aux pp 60-61. En ligne : https://revueliberte.ca/article/1647/punir-la-misere-par-la-misere
  9. Kaba, supra note 4, aux p 166-167.