Allocution de l’Honorable Michèle Rivet | Les droits de la personne : Des avancées, des reculs et de grandes fragilités…

« Dans la longue marche vers l’égalité, nous avançons, pas à pas, parfois beaucoup trop lentement, parfois même avec quelques pas de côté ou arrière. Nos fondements sont solides. », voilà ce que l’Honorable Michèle Rivet nous a rappelé avec éloquence dans une conférence prononcée à l’occasion de l’événement « Retricoter le monde avec les droits humains » organisé pour souligner le 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

CONFÉRENCE PRINCIPALE

Les droits de la personne :
Des avancées, des reculs et de grandes fragilités…

L’Honorable Michèle Rivet, C.M., Ad.E.

Allocution à la conférence de la Ligue des droits et libertés dans le cadre du 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme

Les recherches pour cette conférence s’arrêtent au 10 décembre 2023.[1]


Le 10 décembre 2023,

Montréal, Grande bibliothèque

Madame la présidente Alexandra Pierre,
Madame la coordonnatrice Laurence Guénette,

En 2023, la Ligue des droits et libertés souligne son 60e anniversaire de création, 60 ans pour la défense des droits de la personne. La publication Droits en mouvement [2] montre avec éloquence toutes les luttes menées par la Ligue. Aussi, c’est donc avec beaucoup de plaisir que j’ai accepté l’invitation de la Ligue de m’adresser à vous en ce 10 décembre qui marque, rappelons-le, le 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

En ce 2023 qui se termine bientôt, au niveau international, comme au niveau canadien d’une certaine manière, le cœur n’est pas à la fête. En 2023, la terre flambe de partout,  Moyen Orient, Ukraine, Afghanistan, pour ne nommer que quelques-uns parmi tant de massacres. Des populations entières fuient parce que les changements climatiques font disparaitre leur pays, parce que les gouvernements répressifs forcent leur exil. Et ce sont sans fin des bateaux de réfugiés qui sillonnent les mers. Au Canada, la montée de l’intolérance, antisémitisme, islamophobie, les discriminations sur l’ethnicité, la religion ou la race pour ne nommer que celles-ci, ébranlent l’édifice des droits de la personne. Il y a en Europe, comme au Canada, une montée de propos, voire de crimes haineux!

Pourtant après Nuremberg, on pensait qu’il n’y aurait plus jamais pareils massacres que ceux perpétrés par les nazis lors de la seconde guerre mondiale, mais l’histoire en a décidé autrement…

Si elle n’a pas d’effet contraignant comme tel, la  Déclaration universelle [des droits de l’homme] adoptée par l’assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948 a ouvert la voie. Complétée par les deux pactes ratifiés par le Canada, ainsi que par de nombreuses conventions, elle est le fondement de toutes les réflexions et de toutes les actions dans le domaine si vaste des droits de la personne.

Dans ce que j’appelle la longue marche vers l’égalité, sur laquelle j’ai élaboré dans quelques textes, nous avançons, pas à pas, parfois beaucoup trop lentement, parfois même avec quelques pas de côté ou arrière. Nos fondements sont solides. Il convient de les rappeler ici.

1) Le chemin à suivre est bien tracé, les pierres angulaires des droits de la personne bien ancrées

1.1 Le rôle de la Ligue des droits et libertés dans l’élaboration de la la Charte des droits et libertés de la personne du Québec

La ligue des droits et libertés a joué dès sa création en 1963 un rôle déterminant dans l’édification de la Charte des droits et libertés  [de la personne]. Dès 1963 se profile déjà ce que sera cette charte avec Jacques-Yvan Morin qui publie dans la Revue du droit de McGill un article intitulé « Une Charte des droits de l’homme pour le Québec ». Jacques-Yvan Morin s’inspire de la Déclaration universelle des droits de l’homme et écrit déjà sur les composantes des droits et libertés fondamentaux qui régiraient les deux pactes internationaux à venir.

La Ligue dans les années 1970 poursuit ses débats et son travail de promotion d’une charte : des droits judiciaires, économiques et sociaux, sont ainsi développés. Elle élabore un manifeste des droits au Québec, dans lequel elle fait un tour d’horizon assez complet de la question en disant qu’il faut créer une culture des droits de la personne.  Elle indique aussi la nécessité d’une commission des droits de la personne.

Aussi, la Charte adoptée en 1975 est une synthèse entre des travaux juridiques d’une part et l’approche plus sociale de la Ligue des droits, d’autre part.

1.2. La Charte des droits et libertés de la personne du Québec

Depuis son adoption en 1975, la Charte a été l’objet de plusieurs modifications qui s’inscrivent dans des changements de paradigme dans la société. Sont ainsi ajoutées une protection contre le harcèlement, une protection contre la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires, mais restreinte au secteur d’activité de l’emploi seulement. D’autres motifs de discrimination sont interdits au terme de l’article 10 : Le handicap et le moyen de pallier le handicap; l’orientation sexuelle (1977)[3] la grossesse (1982); l’âge, dans la mesure prévue par la loi; et, enfin en 2016, l’identité et l’expression de genre.

Au chapitre des droits judiciaires, plusieurs droits sont ajoutés ou complétés afin d’offrir une meilleure protection aux accusé-e-s et aux détenu-e-s. Quant aux droits économiques et sociaux, notons le droit de toute personne qui travaille à des conditions justes et raisonnables qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique (1979). De plus, toute personne a droit de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité. Puis, des modifications sont aussi intervenues pour préciser le caractère de laïcité de l’état et du français comme seule langue officielle du Québec (2022).

En 1990, le 10 décembre, les dispositions créant le Tribunal des droits de la personne entrent en vigueur. Le Tribunal est à l’aune du droit international.

Le portrait ne serait évidemment pas complet sans souligner bien sûr la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 dont l’article 15, droit à l’égalité,  est entré en vigueur en 1985.

2. De grandes fragilités, des reculs possibles?

Où en sommes-nous donc aujourd’hui en 2023? Rien ne peut être définitivement tenu pour acquis : des droits qui apparaissaient très bien ancrés sont aujourd’hui fragilisés, contestés, voire niés.

J’en prendrai trois exemples:

  • L’avortement,
  • Les droits des femmes,
  • Les droits des personnes LGBTQ2 .

Beaucoup d’autres exemples pourraient évidemment être donnés.

2.1 L’avortement

L’avortement aux États-Unis

La Cour suprême des États-Unis, le 22 janvier 1973, dans l’arrêt Roe v. Wade, décidait que le droit au respect de la vie privée, garanti par la Constitution, s’appliquait à l’avortement et par conséquent que la fin de la grossesse était une question qui relevait de la femme et de son médecin.

Près d’un demi-siècle plus tard, le 24 juin 2022, l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis consacrant l’accès à l’avortement au niveau fédéral, était révoqué. La Cour suprême des États-Unis permettait la légalisation de lois restreignant l’avortement. Il s’agit d’un colossal rétropédalage pour les droits des femmes aux États-Unis. Une vingtaine d’États ont adopté où s’apprêtent à adopter  des lois restreignant l’accès à l’avortement, états principalement situés dans le Sud et le centre. Pour celles qui sont contraintes de mener leur grossesse à terme, il s’agit surtout « des plus pauvres parmi les plus pauvres » et, compte tenu des profondes inégalités raciales dans le pays, souvent de femmes noires ou hispaniques.

Il y a quelques jours à peine, une juge de l’État américain du Texas, où les interruptions volontaires de grossesse (IVG) sont interdites, sauf lors de très rares exceptions, a décidé d’autoriser l’avortement d’une femme dont la grossesse pourrait, selon son médecin, menacer sa vie et sa fertilité , autorisation vite refusée par la Cour suprême de l’État.

L’avortement au Canada
Les luttes du Dr Morgentaler (1988 1RCS 30)

Le dr Morgentaler a consacré sa vie à lutter en faveur des droits sexuels et reproductifs des femmes, à l’époque où l’avortement était illégal au Canada. Grâce à sa lutte[4] la  Cour suprême du Canada a déclaré la loi fédérale sur l’avortement inconstitutionnelle en 1988, décriminalisant du même coup la pratique.

(Tremblay v Daigle (1989 2 RCS 50)

Chantal Daigle est enceinte de 18 semaines au moment où elle quitte Jean-Guy Tremblay, père de l’enfant. Elle décide de se faire avorter. Jean-Guy Tremblay s’y oppose et tente alors d’empêcher l’avortement par le biais d’une injonction interlocutoire, ce que rejette la Cour suprême du Canada.

La situation actuelle

Au moment de la mort du dr Morgentaler en 2013, des militants anti-avortement exercent une pression considérable pour rouvrir le débat sur l’avortement au Canada. Périodiquement, des projets de loi privés pour restreindre le droit à l’avortement au Canada sont présentés, les média en parlent. Si tant est qu’il n’y ait au Canada actuellement quelque recul en ce domaine, la vigilance s’impose comme d’ailleurs plusieurs autres droits qui risquent toujours d’être fragilisés au gré de mouvements d’extrême droite, l’exemple des États-Unis est, en ce sens, probant.

Rien ne peut être définitivement tenu pour acquis.

2.2 Les droits des femmes

Le 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme que nous célébrons aujourd’hui nous incite à nous pencher sur ce que vivent nos sœurs à travers le monde.

Iran

Je veux ici rappeler ces luttes en m’arrêtant à quelques femmes qui marquent  de manière indélébile l’histoire de l’Iran.

SHIRIN EBADI

En 1975, Shirin Ebadi est nommée présidente du tribunal de Téhéran, devenant la première femme à exercer cette fonction en Iran. Elle est contrainte de démissionner en 1979, comme toutes les femmes magistrates, à la suite de l’arrivée au pouvoir de Rouhollah Moussavi Khomeini lors de la révolution islamique.  Shirin Ebadi rejoint l’ordre des avocats de Téhéran en 1992. Elle s’investit alors, en tant qu’avocate, à défendre – souvent pro bono– les dissidents au régime islamique, inquiétés ou assassinés en raison de leurs positions politiques. En juin 2003, elle représente la mère de la journaliste Zahra Kazemi, une photographe irano-canadienne arrêtée devant la prison d’Evin, alors qu’elle prend des photos de familles d’étudiants emprisonnés, et qui décède en prison quelque deux semaines plus tard. En 2003, le prix Nobel de la paix est décerné à Shirin Ebadi pour ses accomplissements en faveur de la défense des droits humains, plus précisément de la démocratie, des droits des femmes et des enfants. En 2004, le magazine Forbes la place parmi les 100 femmes les plus influentes dans le Monde. Présidente du  Defenders of Human Rights Center, elle vit en exil depuis 2009.

MASHA AMINI

Le 16 septembre 2022 à Téhéran, une étudiante iranienne d’origine kurde de 22 ans, Masha Amini, meurt trois jours après avoir été arrêtée par la police des mœurs iranienne pour « port de vêtements inappropriés ». Des informations crédibles font  conclure que Mahsa Amini est morte d’une hémorragie intracérébrale causée par des violences policières. L’annonce du décès provoque de nombreuses manifestations, au Kurdistan iranien, mais également dans le milieu universitaire. La répression de ces manifestations est très violente et cause la mort de plusieurs centaines de personnes ainsi que l’arrestation de plusieurs dizaines de milliers. En octobre 2023, le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit est décerné à Mahsa Amini et au mouvement iranien Femmes, Vie, Liberté.

Privée de passeports, la famille de l’Iranienne Mahsa Amini ne pourra recevoir le prix Sakharov pour les droits humains, décerné à titre posthume à la jeune femme décédée en prison l’an passé.

NARGES MOHAMMADI

Le prix Nobel pour la paix est décerné en 2023 à Narges Mohammadi, alors qu’elle purge une peine de 11 ans à la prison d’Evin. Militante iranienne des droits de la personne, elle est arrêtée et détenue à plusieurs reprises depuis 1998, pour son action en faveur des droits humains. Elle est libérée en octobre 2020, mais emprisonnée de nouveau quelques mois plus tard.

Les autorités iraniennes soumettent, nous dit Amnisty International  lors de la remise du prix Nobel à Narges Mohammadi : « Dans une démarche cruelle illustrant l’inhumanité au cœur des méthodes visant à réprimer les voix critiques, les autorités iraniennes soumettent Narges Mohammadi depuis des années à des violations des droits humains – torture, menaces de mort et privation de soins médicaux spécialisés notamment. Elles vont jusqu’à l’empêcher de voir ses deux enfants. Malgré l’immense prix à payer, les manœuvres incessantes pour la réduire au silence et la perspective d’une vie derrière les barreaux, Narges Mohammadi continue avec courage de réclamer le changement – pour elle, mais aussi pour toutes les femmes, tous les hommes et tous les enfants d’Iran ».

Ses jumeaux de 16 ans, qu’elle n’a pu voir depuis plusieurs années, ont lu son discours d’acceptation du prix Noblel à Oslo. Figure du mouvement « Femme, vie, liberté », la militante et journaliste, incarcérée à Téhéran, a entamé dimanche le 10 décembre une nouvelle grève de la faim, au moment même où lui était décerné le prix Nobel de la paix à Oslo. Son discours a été prononcé par ses deux enfants, Kiana et Ali Rahmani. Taghi Rahmani a affirmé précédemment qu’il n’avait pas pu voir sa femme depuis 11 ans et que leurs enfants n’avaient pas vu leur mère depuis sept ans.

Afghanistan

Depuis qu’ils ont pris le contrôle de l’Afghanistan en août 2021, les talibans ont anéanti les droits des femmes et des filles afghanes. La liste des abus commis par les talibans à leur encontre est longue et sinistre. Comme le notait l’UNESCO en janvier 2023, les filles n’ont plus accès à l’enseignement secondaire et supérieur.

  • Le 19 juin 2023:

La Haute commissaire adjointe aux droits de l’homme des Nations unies affirmait: « Les femmes afghanes subissent une discrimination, des restrictions et une violence extrême. »

  • En juillet 2023 :

La Commission internationale de juristes et Amnesty international publient une étude :« La guerre des talibans contre les femmes : le crime contre l’humanité de la persécution de genre en Afghanistan ». Ce travail présente une analyse juridique détaillée de la façon dont les restrictions draconiennes des talibans sur les droits des femmes et des filles afghanes ainsi que le recours à l’emprisonnement, ont entrainé les disparitions, la torture et d’autres mauvais traitements. Selon ce rapport, ces actes pourraient constituer un crime contre l’humanité, crime de persécution fondée sur le sexe au sens du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI).

  • En mai 2023 :

Je voudrais signaler un livre paru en  mai 2023, Je vous écris de Kaboul. Quelques jours après le retour au pouvoir des talibans KATHERA AMINE, journaliste afghane envoie un appel un appel à l’aide d’Afghanistan à la journaliste française MAURINE BAJAC.  Elles publient ensenble Le récit Je vous écris de Kaboul, qui raconte à travers leurs échanges la clandestinité obscurantiste dans laquelle vivent les femmes sous le régime fondamentaliste.

  • Le 5 décembre dernier :

Les médias rapportait que MALAYA YOUSAFZAI du Pakistan lors d’une allocution en Afrique du Sud, déclarait que le régime taliban a rendu impossible  d’être une fille  en Afghanisan et qualifiait même cet aparteid fondé sur le genre, de crime contre l’humanité. On se souvient que Malaya est devenue un symbole international de la lutte pour l’éducation des filles, après avoir été attaquée violemment et blessée à la tête par des talibans armés en 2012, alors qu’elle rentrait de l’école avec ses amis, en raison de son opposition aux restrictions imposées par les talibans concernant l’éducation des filles dans son pays, le Pakistan. En décembre 2014, à l’âge de 17 ans, Malaya est devenue la plus jeune lauréate à recevoir le Prix Nobel de la paix.  En 2017, le Secrétaire général António Guterres a nommé Malaya messagère de la paix pour sensibiliser l’opinion publique à l’importance de l’éducation des filles.

  • En septembre 2023 :

Un rapport de l’ONU indiquait : « Le monde laisse tomber les femmes et les filles ». Le rapport se concentre plus particulièrement sur les femmes âgées et révèle qu’elles sont confrontées à des taux de pauvreté et de violence plus élevés que les hommes âgés. Plus de 340 millions de femmes et de filles, soit environ 8 % de la population féminine mondiale, vivront dans l’extrême pauvreté d’ici 2030, et près d’une sur quatre connaîtra une insécurité alimentaire modérée ou grave, si les tendances actuelles se poursuivent, prévient l’étude. (Rapport annuel 2023, Progrès vers les objectifs de développement durable : l’égalité des sexes, septembre 2023).

Au Canada
  • Il est indéniable que les femmes ont acquis droit de cité au Canada contrairement aux femmes qui souffrent tant à travers le monde.
  • La Cour suprême du Canada est intervenue à plusieurs reprises au fil des ans,
  • des lois ont été modifiées,
  • des mécanismes ont été mis en place tel l’équité salariale .

Mais à côté d’avancées marquantes, parfois ici aussi des stagnations, des reculs.  J’en retiendrai ici deux : la pauvreté des femmes, les féminicides :

La pauvreté des femmes

Dans le domaine du travail, l’expression plafond de verre a souvent été évoquée pour indiquer le niveau que les femmes ne peuvent franchir que difficilement pour atteindre des postes supérieurs. Dans un article de La Presse paru le 3 novembre dernier, la professeure Marie-Thérèse Chicha parle aussi des parois de verre, d’ascenseur de verre (les hommes ont un ascenseur qui leur permet de monter vite dans des postes de responsabilités comme chef infirmier, alors que les femmes n’ont pas nécessairement cette vitesse d’ascension). Elle termine en disant que « lorsqu’une femme fait partie de minorités racisées, sexuelles, de genre ou qu’elle vit avec un handicap, les discriminations s’accumulent. Toutes ces couches peuvent la ralentir, on ne parle pas de verre mais de béton, car elles ne voient même pas le sommet, elle n’ont pas l’espoir d’accéder à des postes supérieurs ».

Pour les femmes et les personnes de diverses identités de genre, nous dit la Fondation canadienne des femmes dans un rapport de 2022:

« La pauvreté, l’instabilité économique et l’insécurité du revenu ont un impact direct sur la qualité de vie, la sécurité, le bien-être et l’accès aux besoins fondamentaux de l’être humain comme la nourriture, le logement et les soins de santé, ainsi que sur la capacité à prendre soin des personnes à charge ». Celles aux prises avec des obstacles multiples courent un plus grand risque de connaître la pauvreté, notamment les femmes racialisées, les femmes handicapées et les mères seules

Les féminicides

Le 6 décembre 1989, 14 femmes étaitent assassinées à l’École Polytechnique de l’Université de Montréal. Il faudra plusieurs années pour que l’on qualifie ces meurtres de féminicides. Notre société a donc évolué.

Toutefois, il nous faut noter une augmentation récente des homicides de femmes et de filles liés au genre. C’est là une des conclusions d’une importante étude publiée par statistiques Canada en avril 2023 qui jette un éclairage important sur les tendances récentes en matière d’homicides de femmes et de filles liés au genre au Canada. De plus, selon cette étude, de 1 homicide de femmes et de filles lié au genre sur 5 est commis contre une victime autochtone et le taux de tentatives de meurtre de femmes et de filles liées au genre est le plus élevé au Québec.

L’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation indiquait, en avril 2023, que les féminicides ont été en hausse de 27 % au cours des 4 dernières années.

Le Conseil du Statut de la femme note « qu’en 2020, le nombre de femmes et de filles assassinées au Québec enregistrait une hausse déconcertante. Le contexte de crise sanitaire et les périodes de confinement semblent avoir exacerbé la prévalence de la violence conjugale. » (Mise à jour de la situation grâce à des données colligées en 2021) ».

2.3 Les droits des LGBTQ2

Les personnes LGBTQ2 ont été peu à peu reconnues au Québec et au Canada au fil des ans, notamment en ce qui concerne l’orientation sexuelle et plus récemment l’identité de genre.

De 1969 alors que l’homosexualité est décriminalisée, et jusqu’en 2005 alors que le mariage civil homosexuel est légal partout au Canada, des étapes importantes ont été franchies. En 2017, quelque douze années plus tard, le projet de loi fédéral pour éliminer la discrimination fondée sur l’identité et l’expression de genre est adopté au Parlement canadien. Ainsi, la discrimination fondée sur ces motifs peut être considérée comme étant de la propagande haineuse ou un facteur aggravant lors d’un procès.

Au Québec, comme nous l’avons déjà mentionné, l’orientation sexuelle a été ajoutée comme motif de discrimination, dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec en 1977. La Ligue est à origine de cette inclusion dans la Charte, avec l’Association pour les droits des gai(e)s du Québec (ADGQ).

En 1998, le Tribunal des droits de la personne (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (M.L.) c. Maison des jeunes À-Ma-Baie inc., 1998 CanLII 28 (QC TDP) décidait après une longue analyse, que la discrimination fondée sur l’état de transsexuel ou sur le processus de transsexualisme ne pouvait être autre chose finalement que de la discrimination fondée sur le sexe, et que, par conséquent, les conditions de travail modifiées suite au transsexualisme ou au processus d’unification des critères sexuels enfreignent le droit au travail.

Des acquis certes mais à l’instar des droits des femmes, et de manière tout à fait analogique, encore beaucoup de fragilités et des reculs. Une étude publiée par Statistiques Canada en 2020 montre que de nombreuses personnes LGBTQ2 continuent d’être victimes de stigmatisation, de discrimination, d’intolérance et de violence. Les personnes bisexuelles ont un taux d’insécurité alimentaire plus élevée que les personnes hétérosexuelles. L’étude note que les jeunes personnes transgenres âgées de 19 à 25 ans avaient près de huit fois plus de risques de tenter de se suicider au cours de la dernière année que leurs homologues cisgenres.

Un rapport du Haut-Commissaire aux droits de l’homme des Nation unies indiquait qu’à travers le monde: « De nombreuses personnes LGBT sont victimes d’agressions physiques ciblées et d’une violence extrême: elles sont battues, agressées sexuellement, torturées et tuées. Dans de nombreux pays, des lois discriminatoires criminalisent les relations consensuelles entre personnes de même sexe et les personnes trans, exposant les personnes LGBT à l’arrestation, au chantage, à l’extorsion, à la stigmatisation et, dans 5 pays, même à la peine de mort, pour les relations consensuelles entre personnes de même sexe.

Il y a encore une longue route à parcourir pour que tant les droits des femmes que les droits des personnes LGBTQ2, soient reconnus en pleine égalité…. Et elle sera fort longue.

3. Des avancées intéressantes : un exemple, le profilage racial

Il s’agit là d’un dossier bien  d’actualité où des progrès ont été accomplis notamment pour la reconnaissance du profilage racial dans la société, mais il en va différemment  du profilage racial en milieu carcéral.

3.1 Dans la société

Le profilage racial a fait la une de tous les médias avec le meurtre de George Floyd, cet homme afro-américain qui meurt à la suite de son interpellation par plusieurs policiers le 25 mai 2020 à Minneapolis, aux États Unis. George Floyd est maintienu menotté et en plaquage ventral avec le genou du policier sur sa nuque durant plus de huit minutes, l’empêchant ainsi de respirer. Les images de son arrestation et la nouvelle de sa mort mènent à une vague de protestations aux États-Unis et provoque partout en Occident des protestations contre les violences policières et le profilage racial.

Le profilage racial est généralement l’expression d’un biais sociétal inconscient. Les études sociologiques font le constat que le taux des agressions dont sont victimes les personnes racisées est inexplicablement disproportionné par rapport aux groupes non racisés et identifient les comportements qui ont un effet discriminatoire sur ces populations.

En 2015, la Cour Suprême du Canada, dans le jugement Bombardier, a repris la définition de profilage racial élaboré par la Commission des droits de la personne du Québec :

Le profilage racial désigne toute action prise par une ou des personnes en situation d’autorité à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, pour des raisons de sûreté, de sécurité ou de protection du public, qui repose sur des facteurs d’appartenance réelle ou présumée, tels [sic] la race, la couleur, l’origine ethnique ou nationale ou la religion, sans motif réel ou soupçon raisonnable, et qui a pour effet d’exposer la personne à un examen ou à un traitement différent. (Cour suprême du Canada Bombardier 2015, par 33).

Il y a donc profilage racial même si une interpellation policière se fait respectueusement,  si cette interpellation est fondée sur la race, la couleur ou l’origine ethnique de la personne interpellée.

Au Québec, le profilage racial a donné lieu au fil des ans à de très nombreuses interventions de la Ligue des droits et libertés dont je veux une fois de plus saluer le travail, de même qu’à plusieurs décisions des tribunaux, notamment plus de 10 jugements du Tribunal des droits de la personne au cours des toutes dernières années, dossiers qui souvent impliquent les corps policiers de municipalités.

3.2 En milieu carcéral

Qu’en est-il du profilage racial en milieu carcéral?

Tout d’abord quelque considérations sur le milieu carcéral.

En 2015, l’Assemblée générale de l’ONU adopte des règles révisées en tant qu’un « Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus« . Ces règles traitrnt de plusieurs questions touchant tant les droits des détenus que l’encadrement que doit respecter l’administattion pénitientaire.

Ces règles  de 2015 sont appelées  » Règles Nelson Mandela », pour rendre hommage à l’œuvre accomplie par l’ancien Président sud-africain, Nelson Mandela, qui, du fait de son combat mondial en faveur des droits de l’homme, de l’égalité, de la démocratie et de la promotion d’une culture de paix, a passé 27 ans de sa vie en prison.

Ces règles citent en exergue cette pensée de Mandela :

« Personne ne peut prétendre connaître vraiment une nation, à moins d’avoir vu l’intérieur de ses prisons. Une nation ne doit pas être jugée selon la manière dont elle traite ses citoyens les plus éminents, mais ses citoyens les plus faibles.”

Dans l’édition printemps/été 2023 de la Revue Droits et libertés, Me Delphine Gauthier-Boiteau, Me Sylvie Bordelais, Me Amélie Morin traitent du caractère mortifère de la prison en rappelant la mort tragique de Nicous D’André Spring, survenue des suites de l’usage de la force par des agents de l’Établissement de détention de Montréal le 24 décembre 2022 :

Les personnes incarcérées, nous disent-elles, font l’expérience de violations de leurs droits les plus élémentaires ici et maintenant. Le recours à l’enfermement produit une précarisation supplémentaire et subséquente, en provoquant des pertes d’emploi, de logement, de prestations de solidarité sociale, mais aussi (et peut-être surtout) en rompant des liens sociaux et familiaux.

En novembre dernier,  le Tribunal des droits de la personne a rendu une décision en matière de profilage racial en centre de détention. Dans cette affaire, un jeune homme noir âgé de 21 ans, M. Toussaint, exécutait une peine d’emprisonnement discontinue. À son arrivée au centre de détention pour purger sa peine de fin de semaine, les agents correctionnels constatent que M. Toussaint n’est pas dans son état normal. La décision rapporte de facçn détaillée l’intervention des agents : fouille à nu, menottes.  Pendant de longues heures, les agents correctionnels laissent M. Toussaint seul, nu, mouillé, sans nourriture et sans matelas. Pourtant, rien n’indiquait que le comportement de M. Toussaint constituait une menace pour la sécurité des agents correctionnels. Le Tribunal conclut que ce jeune homme a été victime « d’une discrimination illicite ayant entraîné l’usage d’une force inutile et disproportionnée à son encontre, nécessitant réparation ».

Le juge Christian Brunelle souligne : « qu’étant donné le phénomène de surreprésentation des personnes noires en milieu carcéral, il est troublant que le personnel des établissements de détention ne soit pas mieux sensibilisé au phénomène du profilage racial et aux préjugés et stéréotypes qui touchent ces individus » et ajoute que dans ce contexte :« iI est impérieux que des mesures éducatives soient mises en œuvre afin d’éviter que pareil dérapage ne se reproduise derrière ces murs où le grand public et les médias ne peuvent exercer la moindre vigie ».

Le Tribunal des droits de la personne rend dans ce jugement des ordonnances de nature systémique en ordonnant l’élaboration  d’un plan stratégique qui doit contenir notamment les éléments suivants :

  • Les principaux indices de traitements différenciés ou inhabituels caractéristiques du profilage discriminatoire dans le cadre des interventions en milieu carcéral;
  • L’identification des mesures les plus efficaces permettant de contrer le profilage discriminatoire dans les interventions en milieu carcéral;
  • Les conséquences du phénomène du profilage discriminatoire sur les personnes et les groupes protégés par la Charte.

Le Tribunal indique que ce plan stratégique et les lignes directrices doivent être diffusés auprès de tous les agents de services correctionnels et de tous les autres employés, superviseurs et dirigeants actuels et futurs de l’Établissement de détention de Québec et des autres établissements de détention relevant du ministère de la Sécurité publique.

Le Tribunal ordonne aussi la mise en place d’un programme de formation sur le profilage racial donné sur une base régulière à l’intention de tous les employés et dirigeants des établissements de détention.

Il est à noter que ce jugement peut encore ête porté en appel puisque les délais d’appel ne sont  pas expirés.

Que conclure de ces quelques réflexions que j’ai partagées avec vous cet après-midi?

J’ai tenté de montrer combien les pierres angulaires des droits et libertés au Québec sont bien ancrées, tout en soulignant comment rien n’est jamais définitivement acquis avec l’exemples du droit à l’avortement, et combien beaucoup reste à faire avec les exemples des droits des femmes et des droits des personnes LGBTQ2. J’ai aussi  indiqué des avancées en choisissant l’exemple du profilage racial avec cet immense bémol que constitue le profilage racial en institution carcérale.

Je voudrais en terminant dire un mot de ces personnes qui sont sans voix, ou qui ne peuvent se faire entendre: les travailleurs-euses étrangers temporaires, les réfugiés.

Il y a maintenant 25 ans j’avais réfléchi, dans la revue juridique de l’Université Mc Gill, au statut des travailleurs étrangers, que je qualifiais alors comme étant« à l’avant-garde de la précarité, soit les travailleurs domestiques, les travailleurs agricoles et enfin les travailleurs sans permis.

Quelque 25 ans plus tard, de manière lapidaire, le représentant de l’ONU Tomoya Obokata, en septembre dernier, après avoir sillonné le Canada pendant plus de deux semaines, conclut que « Le Programme des travailleurs étrangers temporaires constitue un terreau pour des formes d’esclavage moderne ». Heures supplémentaires non rémunérées, faibles salaires,  harcèlement sexuel, intimidation et violence. Il note que de plus : certains programmes de travailleurs étrangers temporaires, rendent les travailleurs migrants vulnérables aux formes contemporaines d’esclavage, car ils ne peuvent pas dénoncer les abus subis sans craindre d’être expulsés ». Les travailleurs étrangers sont aussi parfois « entassés » dans des logements insalubres appartenant à un employeur auquel ils sont enchaînés en raison de leur permis de travail fermé. Ce lien de « dépendance » qui s’installe est susceptible d’ouvrir la voie à une forme d’esclavage moderne, conclut le rapporteur de l’ONU.

Une deuxième requête judiciaire s’ouvre contre le gouvernement fédéral afin d’abolir les permis fermés des travailleurs temporaires. Après une demande à la Cour supérieure du Québec en septembre dernier, la Cour supérieure de l’Ontario a été saisie en début de semaine d’un nouveau recours collectif.

Quelque 50 000 travailleurs étrangers agricoles travaillent chaque année au Canada avec un « permis de travail fermé », c’est-à-dire qu’ils sont liés à un seul employeur et ne peuvent rester au pays que pour travailler dans un lieu fixe à un temps donné. Ces programmes d’immigration contreviennent à la Charte des droits et libertés et se fondent sur « des objectifs politiques ouvertement racistes », clame le document judiciaire d’une soixantaine de pages.

Quant aux personnes réfugiées, les médias nous rappellent constamment leur situation d’extrême précarité. Forcées de quitter leur pays d’origine par crainte d’être persécutées du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs opinions politiques (Convention de Genève de 1951), ces personnes se retrouvent au Canada, au Québec. Elles arrivent démunies, fragiles, inquiètes. Elles sont même parfois ici depuis quelques années déjà, les enfants ont intégré l’école et s’expriment en français …mais ces familles pourront-elles rester? Rester ensemble?

Je terminerai donc en disant que donner une voix à tous ceux et celles qui n’en ont pas ou ne peuvent la faire entendre, c’est notre devoir à nous tous. Il nous faut parler, il nous faut agir.

La Ligue des droits et libertés y mène un travail essentiel que je tiens à souligner.

Je vous remercie.


[1] Les recherches pour cette conférence s’arrêtent au 10 décembre 2023.

[2] Droits en mouvements, Droits et libertés, édition spéciale printemps été 2023.

[3] La Ligue est à l’origine de cette inclusion dans la Charte avec l’Association pour les droits des gai (es) du Québec.

[4] Et au travail d’organisations telles notamment la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada.