Prison et déficience intellectuelle, ça ne va pas!

Les personnes ayant une déficience intellectuelle font face à une société capacitiste, ne leur laissant peu de choix pour se trouver une place. Le système judiciaire et carcéral actuel rend encore plus vulnérables ces personnes, et un développement des services sociaux est plus que nécessaire pour amener à une véritable inclusion.

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Droits et libertés, printemps / été 2024

Prison et déficience intellectuelle, ça ne va pas!

Samuel Ragot, analyste aux politiques publiques, Société québécoise de la déficience intellectuelle et candidat au doctorat en travail social à l’Université McGill

Guillaume Ouellet, professeur associé, École de travail social, UQAM et chercheur au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS)

Jean-François Rancourt, analyste aux politiques publiques, Société québécoise de la déficience intellectuelle

Dans les dernières décennies, les personnes ayant une déficience intellectuelle occupent de plus en plus leur place en société et y sont davantage incluses à part entière, que ce soit au travail, dans les activités de loisirs, ou dans leur rôle de citoyen. S’il est vrai que la déficience intellectuelle compte désormais ses ambassadrices et ses ambassadeurs en matière d’inclusion sociale, sur le terrain la situation est souvent moins rose. En effet, nos recherches et les échos qui nous parviennent des intervenant-e-s témoignent du fait qu’un nombre croissant de personnes ayant une déficience intellectuelle vivent dans des conditions d’extrême précarité (résidentielle, financière, relationnelle, judiciaire, etc.). Un profond fossé existe entre l’idéal projeté par les politiques sociales et les conditions objectives de vie dans lesquelles ces personnes évoluent.

Une société inclusive, vraiment?

Ce fossé est notamment lié à la tension entre, d’une part, la promotion de l’équité, de la diversité et de l’inclusion (EDI) dans toutes les sphères du monde social, et, d’autre part, les appels à être plus indépendant-e, plus productif, plus self-made, qui marquent nos imaginaires collectifs en lien avec ce qu’est la réussite dans une société capitaliste.

En somme, l’aspiration à bâtir une société plus inclusive se heurte à un système de normes sociales qui demeure profondément capacitaire. Le capacitisme, comme le racisme, le sexisme ou l’âgisme, est un système d’oppression qui fait en sorte que bien des personnes en situation de handicap demeurent socialement stigmatisées et structurellement discriminées.  Conséquemment,  malgré  un apparent progrès sur le plan des droits, nous vivons encore et toujours dans une société capacitiste, pensée par et pour les personnes qui ne se trouvent pas en situation de handicap. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant qu’une part croissante de personnes ayant une déficience intellectuelle peinent à satisfaire les marqueurs de la réussite sociale.

En fait, les personnes ayant une déficience intellectuelle se trouvent de plus en plus à l’intersection de systèmes d’oppression multiples qui les rendent plus susceptibles de vivre de la violence1, du sous-emploi2, de la pauvreté3 et de l’exclusion sociale4. Combinés, ces facteurs peuvent entraîner des conséquences graves pour les personnes ayant une déficience intellectuelle.

La déficience intellectuelle est un état, non une maladie, qui se manifeste avant l’âge de 18 ans. Elle se caractérise par des limitations significatives du fonctionnement intellectuel et du comportement adaptatif, notamment dans les habiletés conceptuelles, sociales et pratiques.

Ces limitations peuvent, par exemple, se traduire par des difficultés à comprendre des concepts abstraits, à établir des interactions sociales ou à accomplir certaines activités quotidiennes.

Ces difficultés varient d’une personne à l’autre en fonction du niveau de la déficience intellectuelle.

L’effet de ces systèmes est également décuplé par le désengagement de l’État dans la réalisation des droits sociaux et économiques pour tou-te-s, et l’inefficacité des programmes gouvernementaux visant à assurer une vie décente aux personnes les plus aux marges des marges, incluant les personnes ayant une déficience intellectuelle. Ces dynamiques affectent particulièrement les communautés les plus susceptibles d’être vulnérables. Rappelons que la vulnérabilité n’est pas un état permanent, mais plutôt une conjoncture qui évolue au fil du temps. Pour des raisons sociopolitiques, certaines communautés sont plus susceptibles de se retrouver en situation de vulnérabilité sans que la vulnérabilité devienne pour autant un trait qui les caractérise. Par exemple, malgré des décennies de mobilisation sur ces questions, les programmes d’assistance sociale sont encore de véritables trappes à pauvreté5 et les services sociaux sont en lambeaux. Quant à eux, les services d’adaptation et réadaptation permettant aux personnes de participer en société, de comprendre les codes sociaux, de différencier ce qui considéré acceptable de ce qui ne l’est pas ont fondu comme neige au soleil depuis les politiques d’austérité des années 2010. Signe des temps, la crise du logement frappe également de plein fouet les personnes ayant une déficience intellectuelle. Tant les ressources étatiques que privées sont insuffisantes, les listes d’attente sont infinies, les milieux de vie inadéquats, et la discrimination dans l’accès au logement bien présente. La crise frappe durement, fragilisant les personnes et leur entourage souvent vieillissant.

Conjugués, ces facteurs font en sorte que certaines personnes ayant une déficience intellectuelle se trouvent dans des situations difficiles, parfois d’itinérance, parfois de dépendance. Ces situations peuvent mener à des dérèglements face à la norme sociale, à de la criminalité de subsistance, et ultimement à une judiciarisation et à la prison.

Dans un tel contexte, l’emprisonnement des personnes ayant une déficience intellectuelle n’est finalement que le reflet le plus tragique et violent de l’échec des mécanismes d’inclusion sociale.

 

Capacitisme : Attitude ou comportement discriminatoire fondé sur la croyance que les personnes ayant une déficience, un trouble ou un trouble mental ont moins de valeur que les autres (Office québécois de la langue française).

Voir aussi le texte de Laurence Parent sur le capacitisme publié dans Droits et libertés au printemps 2021. Le capacitisme permet d’aller au‑delà de ce qui est légalement reconnu comme de la discrimination fondée sur le handicap et d’approcher le handicap d’une perspective critique pour ainsi mieux s’attaquer aux sources des injustices et des inégalités vécues par les personnes handicapées.

 

La double peine

Bien entendu, la prison n’est pas la solution aux échecs sociétaux. Elle ne fait souvent qu’empirer le sort des personnes.

Les personnes ayant une déficience intellectuelle se trouvent de plus en plus à l’intersection de systèmes d’oppression multiples qui les rendent plus susceptibles de vivre de la violence, du sous-emploi, de la pauvreté et de l’exclusion sociale.

D’abord, dans les établissements provinciaux au Québec, les personnes n’ont pas davantage accès aux services dont elles ont besoin, tant à l’intérieur des murs de la prison qu’à l’extérieur. Non seulement le personnel n’est pas formé pour intervenir auprès des personnes ayant une déficience intellectuelle, mais le fonctionnement même de la prison exacerbe la vulnérabilité des personnes concernées. Pensons ici aux requêtes que doivent rédiger à la main les détenu-e-s pour avoir accès à des soins de santé ou encore aux nombreux codes sociaux implicites qui régissent les interactions entre les détenu-e-s. De plus, contrairement au système fédéral, où les informations d’un diagnostic sont intégrées sur le plan correctionnel, qui comprend des interventions et des programmes adaptés aux besoins du détenu, il n’existe aucun programme spécialisé pour la déficience intellectuelle au Québec. L’ensemble des normes capacitaires de la société continuent également de sévir au sein même de la prison, rendant difficile, voire impossible, la réadaptation et la réinsertion sociale.

[…] une meilleure prise en compte de la déficience intellectuelle au sein du système pénal […] ne viendrait toutefois pas remplacer la nécessité d’un filet social fort situé bien en amont de la filière pénale.

Par ailleurs, l’incarcération mène automatiquement à la perte des prestations d’assistance sociale et à la fin des services quand il y en a. Privées de tout soutien financier et psychosocial à leur sortie de prison, les personnes retombent souvent dans la criminalité de subsistance et dans des dynamiques menant à leur exclusion sociale. Le cycle se répète donc inlassablement : pauvreté, exclusion sociale, judiciarisation, prison, pauvreté, etc.

Quelles alternatives à la prison ?

Au Québec, au cours des trois dernières décennies, les dispositifs dédiés aux personnes composant avec des enjeux de santé mentale se sont multipliés. Successivement des équipes spécialisées en intervention de crise, des patrouilles composées de policières, de policiers, et d’infirmières et d’infirmiers, des tribunaux spécialisés en santé mentale sont apparus6. Ces initiatives, associées à ce qui se présente comme un tournant thérapeutique de la justice, témoignent d’une volonté d’offrir à ces personnes un traitement judiciaire plus juste et équitable. S’il est vrai qu’à travers ces nouveaux dispositifs, la justice tend à présenter un visage plus humain, peu d’indices laissent à penser que les conditions de vie dans lesquelles évoluent les personnes concernées s’en trouvent pour autant nettement améliorées. Ainsi, bien qu’une meilleure prise en compte de la déficience intellectuelle au sein du système pénal soit souhaitable et pourrait probablement rendre certains parcours moins désastreux pour les personnes ayant une déficience intellectuelle, cela ne viendrait toutefois pas remplacer la nécessité d’un filet social fort situé bien en amont de la filière pénale.

Il semble clair que de simplement injecter plus d’argent dans le système pénal et carcéral n’est pas une solution pour régler les manques de services. Si les mesures d’adaptation du système de justice peuvent être utiles, elles doivent être accompagnées d’une intervention étatique cohérente et soutenue pour restaurer un vrai filet de sécurité. Ce dont bien des personnes ont besoin, ce sont des services sociaux universels et de qualité, des mesures visant à rendre réellement inclusive notre société, et des programmes d’assistance sociale qui permettent de mener une vie réellement digne. Pas de plus de répression, de judiciarisation et de prison.

En somme, ce dont ces personnes ont besoin, c’est que l’on reconnaisse leur humanité et qu’on leur permette de faire partie elles aussi de la collectivité d’égal à égal. La prison n’est certainement pas la solution pour y arriver.


  1. Codina, N. Pereda, G. Guilera. Lifetime Victimization and Poly-Victimization in a Sample of Adults With Intellectual Disabilities. Journal of Interpersonal Violence 37, no 5-6, 2022. En ligne : https://doi.org/10.1177/0886260520936372.
  2. Statistique Canada, Caractéristiques de l’activité sur le marché du travail des personnes ayant une incapacité et sans incapacité en 2022 : résultats de l’Enquête sur la population active, En ligne : https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/230830/dq230830a-fra.htm.
  3. Eric Emerson, Poverty and People with Intellectual Disabilties, Mental Retardation and Developmental Disabilities Research Reviews 13, 2007. En ligne : https://doi.org/10.1002/mrdd.20144.
  4. Nathan J. Wilson et al., From Social Exclusion to Supported Inclusion: Adults with Intellectual Disability Discuss Their Lived Experiences of a Structured Social Group, Journal of Applied Research in Intellectual Disabilities 30, no 5, 2017. En ligne : https://doi.org/10.1111/jar.12275.
  5. En ligne : https://theconversation.com/au-quebec-comme-ailleurs-au-canada-les-programmes-dassistance-sociale-sont-des-trappes-a-pauvrete-211968
  6. G. Ouellet, E. Bernheim, D. Morin, “VU” pour vulnérable : la police thérapeutique à l’assaut des problèmes sociaux, Champ pénal, 2021. En ligne : http://dx.doi.org/https://doi. org/10.4000/champpenal.12988