La prison, l’antichambre de la déportation

Les personnes migrantes au Canada subissent de plein fouet une double peine : l’emprisonnement à la suite d’une condamnation puis l’expulsion du territoire. À travers le témoignage d’Alexe, la réalité des ces personnes et de leur famille est exposée.

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Droits et libertés, printemps / été 2024

La prison, l’antichambre de la déportation

Propos recueillis par Laurence Lallier-Roussin, anthropologue et membre du comité de rédaction de la revue et du comité Enjeux carcéraux et droits des personnes en détention de la Ligue des droits et libertés

La double peine est un concept utilisé pour désigner le fait de subir deux fois la conséquence d’un acte criminel : purger une peine à la suite à une condamnation criminelle, puis être expulsé du Canada après avoir purgé sa peine. Seules les personnes non citoyennes subissent cette double peine, puisqu’après avoir été déjà punies par le système judiciaire criminel, elles sont interdites de territoire et déportées. Comme en témoigne l’organisation Personne n’est illégal, les personnes qui sont renvoyées peuvent être des résident-e-s permanents depuis leur enfance, avoir une vie établie au Canada, un emploi et une famille et n’avoir peu ou pas de lien avec le pays vers lequel elles sont déportées1. Il s’agit en quelque sorte d’un système de justice à deux vitesses : en fonction de leur statut, les personnes vivant au Canada subissent des conséquences bien différentes pour un même acte criminel.

La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) stipule que les résident-e-s temporaires peuvent être interdits de territoire pour criminalité, et les résident-e-s permanents pour grande criminalité. Cela dit, Mᵉ Coline Bellefleur, avocate en immigration et criminaliste, souligne :

« La grande criminalité n’est pas toujours celle à laquelle on pourrait penser… Par exemple […], conduire avec les facultés affaiblies par l’alcool ou le cannabis constitue de la grande criminalité, même si vous êtes juste condamné à payer une amende. Pourquoi? Parce qu’en théorie, il est possible d’être condamné à 10 ans de prison pour cela. La même règle s’applique pour toutes les infractions qui pourraient mener jusqu’à ce fameux 10 ans d’emprisonnement (ou plus), même si la personne concernée a dans les faits été poursuivie par procédure sommaire et n’a pas mis un seul orteil en prison2. »

Témoignage : dénoncer un système injuste

Le texte qui suit présente le témoignage d’Alexe, partenaire de Théo, un résident permanent qui a été déporté à cause de sa condamnation pour un acte criminel. Toutes les citations sont d’Alexe.

« Ils ont déporté le père de mes enfants. »

Alexe est en couple avec Théo depuis 14 ans et ils élèvent ensemble trois enfants quand il est accusé au criminel. S’il est reconnu coupable, sa peine sera double : la prison, puis la déportation.

Théo est arrivé au Canada à 16 ans pour rejoindre son père qui avait obtenu le statut de réfugié. À la mi-trentaine, il avait toujours le statut de résident permanent. Il aurait pu demander la citoyenneté, ce qui lui aurait permis d’éviter la déportation.

« Son seul tort là-dedans, ça a été d’être procrastineux ou négligent. Si j’avais su la situation depuis day one, moi, j’aurais agi en conséquence, pour faire ses papiers pour devenir citoyen. »

Théo plaide coupable et est condamné à une sentence de deux ans moins un jour.

« Il a fait sa peine au grand complet, puis la journée de la libération, ils l’ont échangé de mains, puis il est reparti pour être détenu par l’immigration. »

Séparation de la famille et intérêt des enfants

La double détention de Théo (au provincial, puis par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) au Centre de surveillance de l’immigration à Laval) suivie de sa déportation, le séparent de sa famille et de ses enfants. Cette séparation démontre le peu d’égards du système d’immigration canadien envers les droits des enfants, alors même que l’intérêt supérieur de l’enfant est un principe inscrit dans la LIPR.

« C’est quoi le plan après ? On déporte les gens, mais ils ont des enfants.

« L’UNICEF, c’est juste pour ramasser des cennes noires à l’Halloween ? Qu’est qui est prévu pour nous ? Pour mes enfants ?

« Ça faisait 14 ans qu’on était en couple et qu’on habitait ensemble. On a deux filles ensemble et mon fils, il l’appelle papa et il le considère comme tel. On travaillait ensemble.

« Comment je fais pour prouver qu’il n’est pas juste un nom sur un certificat, que c’était une partie prenante de la famille ? C’est lui qui était à la première journée de prématernelle de mon fils. Tout le temps… on était toujours ensemble. »

Théo a d’ailleurs continué à soutenir sa famille durant sa détention en prison provinciale, en leur envoyant l’argent qu’il faisait en travaillant.

« Il a fallu qu’ils inventent une procédure à la prison, parce que lui, quand il travaillait, il faisait sortir de l’argent. Les gars, d’habitude, demandent de l’argent, en reçoivent, mais lui, il dit, : ‘’Moi, j’ai une famille, je travaille, bien j’envoie de l’argent.’’ »

Alexe était enceinte durant la détention de Théo au provincial.

« Je me souviens, c’était le jour de mon premier rendez-vous de grossesse pour notre dernière fille. Il est parti en taxi pour rentrer en prison, puis moi, je suis partie de l’autre bord à mon rendez-vous. »

Leur fille naît alors que son père est toujours détenu.

« J’ai accouché toute seule. Ils sont venus avec lui quand elle est née. Il avait les menottes aux pieds, aux mains, avec un masque dans la face. Ils ne l’ont même pas démenotté. Je lui ai mis ma fille dans les bras, mais il n’a même pas pu la toucher. Elle était juste posée. J’ai demandé si je pouvais prendre une photo. Ils m’ont dit non. Il devait avoir une sortie de plusieurs heures, mais il est resté 45 minutes. Ils l’ont fait marcher entre la maternité avec les deux agents, les menottes, les entraves. J’entendais dans le corridor : Cling, cling, cling. »

Quand Théo a pu revoir sa fille, elle avait un an.

Alexe nous parle des conséquences sur ses enfants de la séparation d’avec leur père.

« C’est mes enfants qui réclament leur père ; ils ne comprennent pas pourquoi il n’est pas là… Tu sais, ma petite, elle dit : ’’Papa, il est plus loin, il est plus loin comme les dinosaures.’’ C’est lui qui était très joueur avec les enfants et il est très calme. On s’équilibrait. Toute seule, je trouve ça vraiment dur de donner du temps à trois enfants. Il n’y a personne d’autre pour les garder, je les ai tout le temps. Pendant la COVID, c’était infernal.

« Je suis pas du genre à faire des promesses, mais pendant ses détentions, je croyais tellement qu’il allait revenir, on a tellement tout essayé pour qu’il ne soit pas déporté que je leur disais qu’il allait revenir. Et là, il n’est pas là ; je me sens mal.

« Toutes les procédures, les avocats, les appels, ça a pris beaucoup de temps, je les ai presque comme négligés, tu sais… Je dormais pas la nuit pour faire les papiers, pour travailler sur ses dossiers. Ça a donné un coup à la famille en général. Puis là, bien, c’est les enfants qui me voient fatiguée, c’est moi qui est plus irritable… »

Expulsé hors du pays, Théo continue de jouer son rôle parental à distance, comme il peut.

« Les enfants, ils s’ennuient. Même si on est plus down ou stressé, dès qu’il sait que les enfants sont là ou que je tourne le téléphone vers un kid, il sourit, il joue avec eux. Ils jouent à la cachette au téléphone. Moi, je tiens le téléphone, les enfants se cachent et lui il me dit : ’’droite-gauche’’. Nous, on est les quatre ensembles, puis on s’ennuie, mais lui il est tout seul depuis tellement longtemps. »

Connaître les conséquences

Lors de son procès, l’avocat criminaliste n’était pas certain des conséquences qu’aurait sa condamnation sur son statut au Canada.

« Théo, il savait pas que s’il plaidait coupable, ça allait à l’immigration. C’est pas tous les avocats qui sont sensibles à ça, puis qui sont intéressés par ça.

« On n’était pas certains si ça allait affecter son statut d’immigration. C’est quand on a passé en cour, l’avocat m’a appelée parce que le juge lui a demandé : ‘’Est-ce que votre client préfère 2 ans moins 1 jour ou 2 ans?‘’ L’avocat, il n’y avait jamais personne qui lui avait demandé ça. On a pensé qu’au provincial ce serait mieux, que ça toucherait pas à l’immigration. Mais en fait, ça change rien. Parce que, pendant sa détention, il a reçu une lettre disant qu’ils allaient devoir l’arrêter après, puis procéder aux mesures de renvoi. »

Alexe croit que les personnes non citoyennes et les avocat-e-s devraient être mieux informés des conséquences de certaines condamnations sur le statut d’immigration. C’est aussi ce qu’écrit l’avocate en immigration et criminaliste Coline Bellefleur3.

Alexe souligne également l’injustice de ce double standard.

« Théo n’a eu aucun avis pendant toute sa détention en prison, ni pendant la détention par l’immigration, y compris les cinq tentatives de renvoi. Il n’a aucun truc de violence, aucun mémo, aucune note à son dossier. C’est comme, tu vois, il a fait toutes les thérapies qui étaient en son pouvoir.

« Tu sais, je comprends, t’as fait une erreur, c’est correct. Tu fais de la prison. Mais quand tu fais les thérapies, quand tu fais ton temps plein, quand t’as aucun manquement, quand t’as une famille, quand t’as une stabilité… c’est de l’acharnement.

« Les gens disent : s’ils l’ont déporté, c’est parce qu’il le méritait. Mais tu sais, les autres criminels, eux ? C’est comme si le statut surpasse la personne, ses actions, sa valeur.

« Pourquoi on te fait passer par le système carcéral si on n’a pas l’intention de toute façon de continuer ton séjour au pays ou quoi que ce soit ? »

Violations de droits en détention

Le conjoint d’Alexe est détenu par l’ASFC « mais ils n’arrivent pas à le renvoyer dans son pays d’origine, parce qu’il n’a pas de document de voyage ; l’immigration a perdu son dossier d’arrivée ».

Une fois qu’il est clair que l’ASFC cherche à expulser Théo, la famille multiplie les démarches pour trouver un moyen légal de le faire rester au Canada. Ils contactent de nombreux avocat-e-s et des associations de soutien. Ils reçoivent notamment une aide précieuse de l’adjoint de circonscription de leur député fédéral, qui s’efforce de les soutenir.

Durant sa détention par l’immigration, Théo collabore avec l’ASFC pour fournir son certificat de naissance et il est alors remis en liberté en attendant sa date de renvoi. À ce moment, il prend la décision désespérée de devenir sans statut afin de rester avec sa famille. Il ne se présente pas à l’aéroport pour son renvoi. Mais l’ASFC harcèle sa famille et il finit par retourner au centre de détention. « Ce n’était pas une vie, de se cacher tout le temps. » En détention, il est tellement désespéré qu’il fait une tentative de suicide.

« C’est là qu’ils m’ont appelée puis qu’ils m’ont juste dit : ‘’Votre conjoint est transporté dans un centre hospitalier, je peux pas vous dire où, je peux pas vous dire son état de santé.’’ J’ai dit : ‘’Mais il est encore en vie?’’ – ‘’Je peux pas vous le dire’’, qu’ils m’ont répondu. »

Il aura fallu cinq tentatives de renvoi avant que Théo soit finalement renvoyé dans son pays d’origine. Pendant sa détention par l’immigration, Alexe raconte comment Théo est victime de violations de droits, tant pour les soins de santé que pour l’accès à son avocat et à sa famille. Il subit notamment de la violence physique de la part des agent-e-s de l’ASFC lors de ses tentatives de renvoi, pour le forcer à collaborer.

« Mais ils auraient fini par le tuer ! Je suis convaincue qu’il y en a déjà, mais qu’on ne le sait pas parce qu’ils n’ont pas de personne comme moi qui est ici. Ce sont des gens qui viennent d’arriver ou qui n’ont pas de famille ou qui ne parlent pas la langue puis qui se font… Imagines-tu ceux qui n’ont même pas personne pour parler, ce qu’ils vivent? »

 

Cette séparation démontre le peu d’égards du système d’immigration canadien envers les droits des enfants, alors même que l’intérêt supérieur de l’enfant est un principe inscrit dans la LIPR.