Coup d’oeil sur la justice alternative à Kahnawà:ke

Au début des années 2000, le programme de justice alternative Sken:nen A’Onsonton est créé à Kahnawà:ke à la suite de consultations et de recherches menées par des membres de la communauté sur les méthodes et philosophies Haudenosaunee pour aborder les conflits. Les victimes sont au cœur de ce programme qui invite les gens à se rassembler, à prendre responsabilité pour leurs actes et à prendre des décisions ensemble pour trouver des solutions aux conflits. Sken:nen A’Onsonton est un exemple de l’exercice du droit à l’autodétermination en matière de justice en action.

Retour à la table des matières
Droits et libertés, printemps / été 2024

Coup d’oeil sur la justice alternative à Kahnawà:ke

Entrevue avec Dale Dione, fondatrice et ex-coordonnatrice du programme de justice alternative Sken:nen A’Onsonton à Kahnawà:ke

Propos recueillis par Nelly Marcoux, membre du comité Droits des peuples autochtones de la Ligue des droits et libertés

Comment le programme Sken:nen A’Onsonton a-t-il été créé?

Le projet est né d’un effort populaire. Les membres de notre communauté estiment que le système judiciaire n’est pas représentatif de la justice au sein de notre culture. Des recherches ont donc été menées sur les méthodes et philosophies Haudenosaunee1 pour aborder les conflits. Une vaste consultation communautaire a également eu lieu, au cours de laquelle on a demandé aux gens ce qui serait le plus utile à la communauté en matière de justice.

Le programme a débuté en 2000. À l’époque, des membres de la communauté ont suivi des formations en justice réparatrice et ont endossé cette approche comme moyen de développer un programme de justice alternative à Kahnawà:ke. La justice réparatrice est une méthode autochtone de gestion des conflits, très proche de nos méthodes traditionnelles. Nous ne l’avions simplement pas utilisée pendant de nombreuses années, étant bombardés par le système judiciaire occidental.

Que signifie le nom Sken:nen A’Onsonton?

En anglais, Sken:nen A’Onsonton se traduit par to become peaceful again (redevenir paisibles). Dans notre langue2, ce terme a une signification très profonde. Supposons qu’un conflit survienne entre deux personnes qui avaient une relation proche, une amitié, ou qui étaient de simples connaissances. Le conflit brise la sken:nen (la paix). Comment pouvons-nous revenir à la situation antérieure ? Il faut que les gens se réunissent et, le mieux possible, essaient d’arranger les choses. Nous avons toujours vécu dans de petites communautés. Si un problème survenait, nous devions nous réunir et apporter des changements pour pouvoir avancer en tant que communauté ou en tant que nation. C’était une question de survie.

Comment le programme fonctionne-t-il? Quels en sont les principes fondamentaux?

La guérison collective est la pierre angulaire de la justice réparatrice. Cette approche encourage les gens à se parler, à assumer la responsabilité de leurs actes et à résoudre les problèmes ensemble. Le programme vise donc à rassembler les gens, à leur donner les moyens de prendre des décisions ensemble et à atteindre la paix et la guérison.

Nous proposons des services non contradictoires, notamment la médiation et les cercles de justice. Le processus de médiation commence par une rencontre individuelle entre chacune des parties et les personnes facilitatrices. Les parties racontent leur histoire et expriment leurs attentes par rapport au processus. Les personnes facilitatrices analysent le conflit et identifient les points d’entente. Au cours de ces rencontres, vous entendrez souvent la douleur des parties. Lorsqu’elles se réunissent dans le cadre de la médiation, une grande partie de cette douleur s’est estompée. C’est une première étape très utile.

Dans les cercles de justice, chaque partie est accompagnée d’une personne qui la soutient. Il peut s’agir d’un-e membre de la famille, d’un-e ami-e ou d’une personne affectée par la situation. Dans un premier temps, le processus est expliqué à chaque personne individuellement et des questions lui sont posées avant la tenue du cercle afin qu’elle puisse se préparer. Par exemple, on lui demande ce qui s’est passé, ou ce qu’elle pensait à ce moment-là. Chaque personne peut alors réfléchir à ce qu’elle veut communiquer au moment du cercle de justice.

Pendant le déroulement des cercles, les personnes facilitatrices posent des questions et aident les participant-e-s à trouver une entente. Toutes les personnes présentes entendent ce qui s’est passé et ont leur mot à dire, ce qui est très important. Une personne n’aurait peut-être jamais imaginé l’impact de ses actions sur les autres, mais le fait d’entendre une autre personne exprimer à quel point elle a été profondément affectée peut aider à reconnaître cela. Tout est dit et entendu.

À la fin, les participant-e-s sont invité-e-s à partager les suggestions qui, selon elles et eux, pourraient améliorer les choses. Tout le monde est inclus. Les deux parties reçoivent une copie de l’accord. En général, les parties elles-mêmes et les personnes accompagnatrices veillent à ce que l’accord soit respecté.

En s’engageant dans ce processus, les gens assument la responsabilité de leurs actes, ce qui est une condition pour avoir accès au programme; à partir de là, l’emphase est sur la guérison collective. Il s’agit en outre d’un processus volontaire : toutes les parties doivent accepter d’y participer. Nous recevons des dossiers de notre propre cour et de la cour de Longueuil. Les gens peuvent également demander de l’aide pour vivre les situations. Le service est offert gratuitement par la communauté.

Pourquoi est-ce important d’avoir un programme de justice par la communauté, pour la communauté?

J’ai toujours considéré que la justice et l’éducation sont étroitement liées. Je crois qu’un système judiciaire doit refléter la culture et les valeurs d’une société. Nos valeurs ne sont pas reconnues ou soutenues dans le système occidental, un système qui crée des gagnant-e-s (généralement celles et ceux qui ont de l’argent et du pouvoir) et des perdant-e-s. Le système dont je parle est basé sur l’égalité de toutes et tous, sur le fait que chacun-e a son mot à dire et sur la recherche de solutions sur lesquelles il est possible de s’entendre.

La guérison collective est la pierre angulaire de la justice réparatrice. Cette approche encourage les gens à se parler, à assumer la responsabilité de leurs actes et à résoudre les problèmes ensemble.

Dans le système judiciaire occidental, on conseille souvent aux accusé-e-s de plaider non coupable, même si elles ou ils ont en réalité participé à l’évènement. C’est un principe qui va à l’encontre des façons d’être et des valeurs autochtones, notamment le principe de dire la vérité et d’être responsable de ses actes. Cela va à l’encontre de qui nous sommes. C’est très dommageable.

Dans notre processus, c’est la victime qui est la plus importante. Dans le système occidental, si un événement violent se produit, on lui demande de porter plainte, souvent au pire moment possible, alors qu’elle peut être traumatisée. Ses déclarations écrites peuvent ensuite être utilisées pour mettre en doute sa crédibilité. Je n’ai jamais pu comprendre cela.

Pour donner un autre exemple : les tribunaux traditionnels ne tiennent pas compte des possibles conséquences d’une décision sur la famille d’une personne. Un juge peut imposer une amende qui pourrait nuire à la capacité d’une famille à se nourrir et à payer son loyer. Dans notre processus, nous demandons : « Cette solution est-elle acceptable pour vous? » « Pouvez-vous faire cela? », car il ne sert à rien de donner des ordres si la personne ne peut pas les appliquer! Les parties respectent généralement leur entente parce qu’elles se sont réellement engagées.

Finalement, les tribunaux extérieurs ne sont pas conscients de notre culture, de l’endroit où nous vivons, de la manière dont nous vivons. Les juges sont formés sur la base des réalités caractéristiques de populations plus nombreuses. Les Autochtones vivent dans leurs communautés, dans les réserves ; elles et ils se voient tous les jours dans la rue, dans les magasins. C’est une grande différence. Dans ce contexte, le processus accusatoire favorise la division au sein des communautés.

Quels sont les plus grands défis vécus par votre équipe dans l’accomplissement de votre travail ?

Renoncer à la punition pour aller vers la guérison et revenir aux anciennes façons de faire a été un véritable changement de paradigme. Au début, c’était très nouveau et très difficile car tout le monde est formé aux processus accusatoires, autant au sein de la police, que des Peacekeepers et des tribunaux, et même dans les écoles et les lieux de travail. Les gens avaient l’impression que ce processus était une solution facile, elles et ils étaient réticent-e-s à l’idée d’avoir à parler de leurs sentiments, ce genre de choses. Il était difficile de changer les façons de penser.

Mais au fil des ans, les conséquences des problèmes multigénérationnels que nous avons vécus ont été de plus en plus reconnues. La colonisation. La perte de notre langue. La perte du territoire. La perte de notre eau, de notre rivière3. Nous avons subi tant de pertes au cours de notre histoire. Aujourd’hui, les gens se rendent compte que nous devons pouvoir parler de ces choses et que nous avons le droit de trouver des solutions entre nous. Grâce à l’éducation, les gens pensent différemment et la plupart d’entre eux sont désormais disposé-e-s à parler de ces choses.

Les personnes qui participent aux processus de médiation ou aux cercles de justice sont étonnées de constater à quel point les choses ont changé pour elles. Elles voient les choses différemment. Elles laissent aller l’anxiété, la colère et tout ce

Quels sont vos espoirs pour l’avenir de la justice dans votre communauté ?

Lorsque j’ai commencé ce travail, je ne m’attendais pas à ce que les choses changent automatiquement. Je me suis dit que cela se produirait peut-être à la prochaine génération ou à la suivante, peut-être quand je ne serais plus là. Au moins, les semences de la paix seront plantées, il y a un processus qui peut être développé pour l’avenir. Il faut beaucoup de temps pour que les gens changent, surtout après des siècles d’imposition de ces systèmes accusatoires et punitifs dans nos communautés. Il faudra beaucoup de temps pour démanteler ces systèmes.

J’espère que le programme Sken:nen A’Onsonton ramènera notre peuple à ses valeurs originelles, en travaillant ensemble pour éradiquer les divisions qui nous sont imposées. À l’heure actuelle, tout arrive du sommet de la pyramide. Nos valeurs originelles, elles, parlent d’un cercle où tout le monde est égal et où nous travaillons ensemble pour maintenir qui nous sommes pour les générations à venir. Mais aussi, pour retrouver tout ce que nous avons perdu — notre langue, notre territoire, notre culture. Je sais que c’est un grand souhait. Mais comme je l’ai dit, nous plantons des semences. J’ai des enfants, des petits-enfants et des arrière-petits-enfants. Je me préoccupe du monde dans lequel elles et ils vivront lorsque je ne serai plus là.


  1. Le peuple Haudenosaunee, peuple des maisons longues communément appelé Iroquois ou Six Nations, forme une confédération de six Nations dont est membre la Nation Kanien’kehá:ka (communément appelée Mohawk), dont fait partie la communauté de Kahnawà:ke.
  2. Langue Kanien’kéha
  3. Pour en apprendre plus sur les impacts de la construction de la Voie maritime du Saint-Laurent sur la communauté de Kahnawà:ke, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=aTRIqCgSxYQ