Les délais du regroupement familial au Québec : Pourquoi sont-ils préjudiciables aux droits humains?
Un carnet rédigé par Marie-G. Pilon, professeure au collégial et Christine Hallé, technicienne comptable. Les autrices sont toutes deux bachelières en droit, diplômées de l’Université de Montréal. Elles sont toutes deux en processus de parrainage avec leurs époux. De plus, elles sont impliquées avec l’OBNL Québec Réunifié, où Marie-G. Pilon siège au comité directeur et Christine Hallé est reconnue comme membre honoraire.
Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.
Le regroupement familial permet à des couples binationaux de régulariser le statut de l’un des conjoints et de leurs enfants dans le pays où ils choisissent de s’établir pour fonder une famille. Or, le 26 juin dernier, le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) annonçait une réduction significative du nombre de demandes d’engagement qu’il recevra. De juin 2024 à juin 2026, le MIFI ne traitera qu’un maximum de 13 000 nouvelles demandes, alors qu’un retard important s’accumule depuis 2022. Pourtant, la famille représente bien souvent le cœur du réseau de soutien de toute personne sur le plan émotionnel, social et économique.
L’Accord Canada-Québec et les quotas d’immigration
L’Accord Canada-Québec[1] régit les compétences en immigration entre le gouvernement fédéral et provincial. Son objectif principal est de préserver le poids démographique du Québec au sein du Canada et d’assurer une intégration respectueuse du caractère distinct de la société québécoise. Le gouvernement du Québec émet des quotas pour chaque catégorie d’immigrants, y compris le regroupement familial, bien que cet Accord stipule que le Canada a la responsabilité d’admettre les immigrants des catégories de la famille[2].
L’accumulation des dossiers et les délais prolongés
Depuis 2018, le Québec établit des seuils à environ 10 400 par année[3], entraînant une accumulation de dossiers en surplus et retardant l’émission de la résidence permanente à deux, trois ou même quatre ans. Présentement, plus de 43 400 dossiers[4] de regroupement familial sont en attente. Ce retard compromet le droit des familles de se réunir et engendre des conséquences graves pour leur vie. Pourtant, la convention relative aux droits de l’enfant reconnait le caractère essentiel et urgent du regroupement familial[5].
Les droits humains
Hélas, ce seuil arbitraire et le processus administratif pour l’obtention du visa entraînent des dénis de droits humains et devraient être corrigés. Les seuils établis uniquement dans la province de Québec engendrent des délais d’attente pour les familles allant jusqu’à 34 mois, alors que la norme de traitement dans l’ensemble du Canada est de 10 à 12 mois.
Justifications erronées des seuils d’immigration
Malheureusement, la discrimination est parfois encouragée dans les discours publics[6] en mentionnant que les immigrants sont la source de problèmes sociaux ou économiques. Le gouvernement justifie les seuils par un concept de capacité d’accueil limitée pour garantir l’accès au logement, aux services publics, et pour éviter le déclin de la langue française.
Cependant, dans le cadre du regroupement familial, la personne parrainée est logée au domicile du parrain et intégrée dans une famille québécoise. Le parrain s’engage à subvenir à ses besoins pendant au moins trois ans. Les seuils ne peuvent donc pas être justifiés par une capacité d’accueil limitée[7], car ce type d’immigration n’a pratiquement aucune incidence, si ce n’est qu’ajouter, dans la plupart des cas, un nouveau travailleur contribuant à l’économie du pays.
Conséquences sur les droits humains et la sécurité
Cette situation place le Québec en contravention de l’article 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), créant un contexte d’insécurité accru pour les familles, particulièrement les personnes parrainées. Pour celles vivant dans des situations de violence conjugale, l’attente prolongée d’un statut de résident permanent peut exacerber la dépendance envers leur agresseur[8]. Les individus LGBTQ+ et ceux vivant dans des pays aux prises avec beaucoup de violence font face à des risques accrus de violence et d’abus[9]. La séparation forcée ou l’attente prolongée peuvent entraîner des conséquences dévastatrices sur la santé mentale des individus concernés, augmentant les taux de dépression et de problèmes de santé mentale en général[10]. De plus, une séparation familiale prolongée pourrait avoir un impact délétère sur le développement de l’enfant, effets que la Convention relative aux droits de l’enfant vise à éviter en promouvant une approche diligente du regroupement familial[11].
Atteinte à la vie privée et à la planification familiale
La séparation prolongée des êtres chers est contraire à l’esprit de l’article 12 de la DUDH qui protège contre les immixtions arbitraires dans la vie privée et familiale. Le retard dans le regroupement familial interfère directement avec la capacité des individus à vivre avec leur famille et affecte la planification familiale des couples. L’entrave au regroupement familial peut également être perçue comme une violation de l’article 16 (1), impactant la capacité des couples à vivre ensemble et à fonder une famille. De plus, les restrictions sur le regroupement familial limitent la liberté de mouvement, y compris le droit de quitter son propre pays et de revenir, et la capacité de choisir où vivre.
Impact économique sur les parrains
Les dépenses[12] pour gérer les retards dans le processus de regroupement familial compromettent le droit à un niveau de vie suffisant. Les couples doivent souvent assumer le poids financier de deux résidences ainsi que les frais de plusieurs voyages afin de pouvoir être temporairement réunis. Ces dépenses affectent la capacité des couples, voir généralement plus celle des parrains à subvenir à leur propre bien-être et à celui de leur famille, augmentant leur vulnérabilité.
Conclusion
Le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration (MIFI) doit reconsidérer ses décisions pour respecter les droits à la sécurité, à la famille, à la liberté de circulation, ainsi que les droits économiques des parrains au Québec. Il est aussi impératif de protéger et de codifier le droit à la famille dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec pour prévenir les séparations injustes. Les gouvernements, organisations de défense des droits, communautés d’immigrants et professionnels du droit doivent collaborer pour assurer que soient respectés les principes de dignité et d’équité.
[1] Immigration, R. et C. C. (1991, février 5). Accord Canada-Québec relatif à l’immigration et à l’admission temporaire des aubains [Politiques]. https://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/organisation/mandat/politiques-directives-operationnelles-ententes-accords/ententes/federaux-provinciaux/quebec/accord-canada-quebec-relatif-immigration-admission-temporaire-aubains.html
[2] Valois, M. S., & Trempe, M. L. (2024, mars 18). Réunification familiale : Les familles séparées n’ont que faire des querelles de compétences. La Presse. https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2024-03-18/reunification-familiale/les-familles-separees-n-ont-que-faire-des-querelles-de-competences.php
[3] Publications du MIFI. (s. d.). Gouvernement du Québec. Consulté 25 mars 2024, à l’adresse https://www.quebec.ca/gouvernement/ministere/immigration/publications
[4] « J’ai le goût de pleurer » | La Presse. (s. d.). Consulté 25 mars 2024, à l’adresse https://www.lapresse.ca/actualites/reunification-familiale/la-liste-d-attente-gonfle/2024-03-14/j-ai-le-gout-de-pleurer.php
[5] Nations Unies. (1989). Convention relative aux droits de l’enfant. Articles 9 et 10. Adoptée et ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésion par l’Assemblée générale dans sa résolution 44/25 du 20 novembre 1989. Entrée en vigueur le 2 septembre 1990, conformément à l’article 49.
[6] David, F. (2024, janvier 26). Crise du logement et immigration, la grande confusion! Le Devoir. https://www.ledevoir.com/opinion/idees/806013/idees-crise-logement-immigration-grande-confusion
[7] La capacité d’accueil en immigration, un concept qui rebondit à travers l’histoire | Le Devoir. (s. d.). Consulté 25 mars 2024, à l’adresse https://www.ledevoir.com/societe/808290/immigration-capacite-accueil-concept-rebondit-travers-histoire
[8] Deschênes, S. R. C., Félix. (2024, janvier 30). L’immigration comme une arme. Le Devoir. https://www.ledevoir.com/societe/806232/enquete-immigration-comme-arme
[9] Drimonis, T. (2024, février 29). A Quebec lawyer is suing the CAQ immigration minister over epic delays reuniting families. Cult MTL. https://cultmtl.com/2024/02/a-quebec-lawyer-is-suing-the-caq-immigration-minister-christine-frechette-over-epic-delays-reuniting-families-in-quebec-lgbtq/ ; Keung, N. (2023, décembre 29). Why Quebecers are waiting three times longer than other Canadians to unite with their overseas spouses. Toronto Star.
[10] Gibb, S. J., Fergusson, D. M., & Horwood, L. J. (2011). Relationship separation and mental health problems : Findings from a 30-year longitudinal study. The Australian and New Zealand Journal of Psychiatry, 45(2), 163‑169. https://doi.org/10.3109/00048674.2010.529603
[11] Nations Unies. (1989). Convention relative aux droits de l’enfant. Articles 9 et 10. Adoptée et ouverte à la signature, à la ratification et à l’adhésion par l’Assemblée générale dans sa résolution 44/25 du 20 novembre 1989. Entrée en vigueur le 2 septembre 1990, conformément à l’article 49.
[12] Immigration et parrainage : Une autre famille séparée et découragée par les délais de traitement. (2023, décembre 11). TVA Nouvelles. https://www.journaldequebec.com/2023/12/11/immigration-et-parrainage-une-autre-famille-separee-et-decouragee-par-les-delais-de-traitement
Références