Haine et panique morale au croisement de la transphobie et de la domination adulte. – Comment s’en sortir ? 1/3

S’il y a eu des avancées notables pour les droits des personnes trans et non binaires au Québec et au Canada, des reculs importants se font maintenant sentir tout comme des démonstrations de haine. Dans cette série de trois carnets, nous aborderons les enjeux entourant les droits des personnes trans et non binaires.

Aux personnes 2ELGBTQIA+, particulièrement les jeunes : vous êtes aimé-e-s, valides et magnifiques

Le premier carnet d’une série de trois, rédigés par Maël Maréchal, écrivain-e, personne enseignante et travailleureuse communautaire de Montréal

Cette tribune permet d’aborder des sujets d’actualité qui sont en lien avec les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde. Les carnets sont rédigés par des militant-e-s des droits humains et n’engagent que leurs auteurs et autrices.


On note au Canada une amélioration des droits des personnes trans et non binaires, des gens qui contribuent à la société de maintes façons. Cette avancée se note notamment par la possibilité dans de nombreuses provinces de prendre le marqueur X sur ses papiers officiels, par l’ajout en 2017 de l’identité et l’expression de genre comme motifs de discriminations illicites dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, par le retrait en 2019 du trouble de l’identité de genre du manuel officiel de diagnostics de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), par le jugement Moore de 2021 qui invalide plusieurs articles du Code civil jugés discriminatoires envers les personnes trans et non binaires. L’ouverture du milieu médical à l’approche transaffirmative, c’est-à-dire une vision non pathologisante des personnes trans et non binaire reconnaissant leur capacité à s’autodéterminer et à être les expert·es sur leur vie, constitue également un progrès remarquable.

En même temps que ces avancées, on constate, malheureusement, une recrudescence de la haine envers ces personnes alimentée par l’idée qu’elles corrompraient et sexualiseraient les enfants. Mais en fait, c’est le contraire qui se passe : les personnes trans et non binaires sont en effet de plus en plus sexualisées (on associe l’identité de genre et l’orientation uniquement à la sexualité) et attaquées car elles promeuvent une libération des enfants : droit de choisir son prénom et son pronom, droit sur son propre corps, notamment de prendre des bloqueurs de puberté ou des hormones et de ne pas subir d’intervention chirurgicale non essentielle dans le cas des enfants intersexes[1], et droit d’utiliser la toilette qui correspond le mieux à leur genre, le tout dans des environnements sécuritaires.

On constate que cela est perçu comme un affront à la domination adulte — qu’Yves Bonnardel nomme l’adultocratie[2], un système social de domination des adultes sur les enfants — car les regroupements s’opposant à la libéralisation des connaissances sur le genre et l’orientation sexuelle prennent des noms comme « Hands off our Kids », et véhiculent des messages de type « Les parents savent mieux », « My child, my choice », « J’appartiens à mes parents ». Ils dénotent une certaine panique morale à l’idée de perdre le privilège de dominer son enfant et à le considérer comme un être autonome.

La situation actuelle

La haine contre les personnes trans et non binaires prend plusieurs visages et, même si elle émerge des États-Unis, n’en est en rien arrêtée à la frontière canadienne. Dans sa forme la plus évidente, elle passe par l’assassinat, en grande majorité de personnes racisées et travailleuses du sexe qui se trouvent à l’intersection sexisme, misogynoire (soit la haine spécifique des femmes noires), racisme et transphobie. Elle est aussi à la base du colonialisme européen : en effet, il est maintenant connu que les missionnaires s’attaquaient d’abord aux personnes bispirituelles des peuples autochtones du continent, car celles-ci dérogeaient aux normes binaires du genre[3]. C’est cette haine aussi qui se trouve maintenant derrière les rassemblements contre les heures de conte drag, des activités où des drag-queens viennent tout simplement faire la lecture à des enfants dans des bibliothèques, librairies ou cafés. Les personnes s’opposant à ces lectures (plus de 140 fois en 2022 aux États-Unis selon le Gay & Lesbian Alliance Against Defamation) viennent les perturber en manifestant avec des cris et des pancartes, car elles croient que la place des drag-queens serait uniquement dans des cabarets pour adultes. Il y a d’ailleurs eu une loi au Tennessee qui criminalise les événements avec drag-queens lorsque des enfants sont présents.

C’est cette même haine qui se trouve dans l’obligation légale (dans certains États des États-Unis) d’utiliser la toilette du genre auquel on a été assigné à la naissance, ce qui force des personnes trans et non binaires à user des toilettes aux dépens de leur confort et sécurité, voire à ne pas les utiliser du tout, quitte à se soulager seulement une fois rendu·e chez elles, si elles ont un toit. C’est encore elle qui se manifeste dans la discrimination des femmes trans dans les sports féminins[4] ou dans les positions du groupe soi-disant féministe Pour les droits des Femmes du Québec (PDF Québec) et par le rejet des néopronoms comme « iel » et du titre « Mx », un sujet qui ne devrait pourtant pas faire débat comme le rappelle la journaliste Toula Drimonis[5].

Plus récemment, cette haine s’est montrée dans le mouvement de protestation One Million March for Children qui s’est déroulé à travers différentes villes du Canada le 20 septembre 2023 puis le 21 octobre 2023. Il a été organisé par deux organismes « Hands off Our Kids » et « Family Freedom ». Les groupes faisant partie de ce mouvement, dont les membres sont issu-e-s de tendances conservatrices religieuses, extrême droite et conspirationnistes, tenteraient de protéger les enfants, notamment d’un endoctrinement à l’idéologie du genre et de l’orientation sexuelle qui serait pratiquée dans les écoles, et à faire valoir certains droits parentaux. Le Nouveau-Brunswick et la Saskatchewan ont d’ailleurs implanté des lois qui exigent le consentement des parents afin que les personnes enseignantes utilisent le prénom et pronom préféré de leurs étudiant-e-s de moins de 16 ans (en juillet 2023 par des modifications à la politique 713 pour la première province, et par une Déclaration des droits des parents en octobre 2023 par le projet de loi 137[6] pour la deuxième province, qui a utilisé la clause de dérogation pour le faire passer).

Des mesures anti-trans annoncées par Danielle Smith, dénoncées notamment par Amnistie internationale Canada, pourraient également passer bientôt en Alberta. Les gens faisant partie des deux groupes nommés plus haut sont des personnes mettant de l’avant d’hypothétiques droits parentaux qui en fait n’existent pas dans la législation canadienne. Les enfants, selon la professeure Rebecca Bromwich, sont en effet protégés par les lois sur la protection de l’enfance et la Loi fédérale sur le divorce[7]. La Convention relative aux droits de l’enfant (CDE), ratifiée par de nombreux pays, pose aussi des cadres pour les considérer comme des personnes, mais sa mise en œuvre reste fortement inégale, y compris au Canada[8].

C’est dans la foulée de ce mouvement de protestation, ainsi que dans la révélation publique de l’embauche dans une école de Montérégie d’une personne enseignante désirant être appelée Mx Martine, et dans l’aménagement de toilettes mixtes dans une école de Rouyn-Noranda que le gouvernement de la CAQ a créé un comité de « sages » sur l’identité de genre présidé par Diane Lavallée et constitué du Dr Jean-Bernard Trudeau et du professeur en droit constitutionnel Patrick Taillon. Ce comité[9], composé de trois personnes cisgenres — des journalistes et notamment des groupes de défense des droits des personnes trans et non binaires et organisations de droits humains ont souligné la problématique de l’absence de personnes des communautés sur celui-ci alors qu’il se penchera sur des questions qui les touchent —, sera chargé de : « Brosser un portrait de la réalité québécoise. Recenser les politiques publiques, les pratiques et les directives québécoises dans plusieurs secteurs (éducation, sports et loisirs, famille, santé et services sociaux, sécurité publique, etc.). Analyser leurs effets potentiels sur l’ensemble de la société québécoise. Recenser, comparer et analyser les politiques, directives et pratiques mises en place au sein des États comparables au Québec. Identifier les principaux enjeux à approfondir pour la suite. Collaborer étroitement avec le Conseil québécois LGBT.[10] »

Le gouvernement du Québec, je ne suis pas la première personne à le rappeler[11], finance pourtant déjà des organismes pour le conseiller sur les questions d’identité de genre, notamment à travers le Bureau de lutte contre l’homophobie et la transphobie ; il aurait aussi intérêt à consulter les chercheur-euse-s de la Chaire de recherche sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres de l’UQAM (dont les objectifs répondent déjà à ceux du fameux comité de sages). On est donc en droit de se demander à qui sert ce comité — dont la sagesse semble découler de cette notion de domination adulte — et pourquoi on a décidé qu’il était convenable à travers lui de discuter de la dignité de certaines personnes. La somme de 800 000 $ annoncée dans sa mise en place aurait plutôt dû servir à financer les organismes communautaires déjà existants desservant la population trans et non binaire et en manque cruel de financement.

Rappelons-nous qu’Interligne avait dû se battre avec une campagne de presse et des levées de fond pour garder ouverte sa ligne de nuit avant de finalement recevoir le 14 juin 2023 un financement du gouvernement du Québec qui lui permettra de survivre pendant trois ans. Le gouvernement du Québec, notons-le, avait aussi initialement fait retarder l’incorporation de la mention X sur le permis de conduire et la carte d’assurance maladie du Québec, une action qui allait pourtant dans l’esprit du jugement Moore de janvier 2021, en confiant cet aspect au comité de sages et donc avait repoussé cet aménagement jusqu’au minimum en 2025. Dans un revirement de situation, le gouvernement du Québec a décidé le 4 mars 2024 de l’autoriser. On attend encore les changements auprès de la Régie de l’assurance maladie du Québec qui, contrairement à la SAAQ, tarde à implanter ce changement, ce qui a des conséquences sur l’accès aux soins et le traitement médical des personnes trans et non binaires.


Consulter les autres textes

Carnet 2 /3 – Les causes du ressac

Carnet 3/3 – Les formes de résistances possibles et actuelles


[1] Plus d’un millier d’enfants intersexes au Québec ont subi une opération chirurgicale entre le 1er janvier 2015 et le 31 janvier 2020. Voir Édith Paré-Roy, 26 octobre 2021, « Enquête. Les enfants intersexes sous le bistouri », https://les3sex.com/fr/news/2014/enquete-les-enfants-intersexes-sous-le-bistouri?fbclid=IwAR2NVcGu2bZ82177FEC8UdaqSbUN6ZD9xdjw-4aL3_q4EVzcL4BoUVVTAOw

[2] Yves Bonnardel, 2015, La domination adulte. L’oppression des mineurs. Méréville, Myriadis.

[3] Leanne Betasamosake Simpson, 2021, As We Have Always Done, Chicago, Les presses de l’Université du Minnesota.

[4] L’entraîneuse étatsunienne de basketball pour femmes de la NCAA Dawn Staley est allée contre la tendance transphobe actuelle et a dit à la presse tout récemment que les femmes trans devraient pouvoir participer dans les sports pour femmes.

[5] Voir Toula Drimonis, 6 septembre 2023,  « People’s preferred pronouns don’t require a debate »:  https://cultmtl.com/2023/09/peoples-preferred-pronouns-dont-require-a-debate-quebec-mx/

[6] En ligne : https://docs.legassembly.sk.ca/legdocs/Bills/29L3S/Bill29-137.pdf

[7]Voir Hina Alam, 28 décembre 2023, « Le premier ministre du Nouveau-Brunswick ne reculera pas » : https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2023-12-28/politique-sur-l-identite-de-genre/le-premier-ministre-du-nouveau-brunswick-ne-reculera-pas.php

[8] Voir Mona Paré, 10 février 2022, « La Convention relative aux droits de l’enfant – 30 ans de mise en œuvre, mais où est l’égalité ? » : https://liguedesdroits.ca/la-convention-relative-aux-droits-de-lenfant-30-ans-de-mise-en-oeuvre-mais-ou-est-legalite/ et la déclaration du 21 septembre 2023 de la Ligue des Droits et Libertés, « La Ligue des droits et libertés préoccupée par la montée de la transphobie » : https://liguedesdroits.ca/la-ligue-des-droits-et-libertes-preoccupee-par-la-montee-de-la-transphobie/

[9] Voir la déclaration du 20 février 2024 de La ligue des Droits et Libertés « Comité des sages sur l’identité de genre : Quelle légitimité ? » :  https://liguedesdroits.ca/comite-des-sages-sur-lidentite-de-genre-quelle-legitimite/

[10] Gouvernement du Québec : https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/mise-sur-pied-du-comite-de-sages-sur-lidentite-de-genre-52578

[11] Voir par exemple le texte d’Isabelle Kirouac Massicotte intitulé « De l’identité de genre : ceci n’est pas un débat » publié le 15 octobre 2023 : https://cjf.qc.ca/revue-relations/de-lidentite-de-genre-ceci-nest-pas-un-debat/?fbclid=IwZXh0bgNhZW0CMTEAAR3pODYvF9V2143fLmyaFEjUF5n9ZzdkVzUf3WmO3gICUUX_AklnWSAKflM_aem_AdYM2EPm10Zy7ZvKN_FhUAL8oxiTlGV155KuDiI2ejxa-2TaVUku9qGobnkGFeoYknsxbQMiD3eCGvcI9cAUDFAp