Projet de loi 82 sur l’identité numérique nationale – La population est tenue à l’écart

Pas question de donner un chèque en blanc au gouvernement ! Exigeons ensemble un véritable débat sur le projet d’Identité numérique nationale.

Lettre ouverte publiée dans La Presse, le 26 février 2025

Projet de loi 82 sur l’identité numérique nationale – La population est tenue à l’écart

Laurence Guénettecoordonnatrice, Ligue des droits et libertés
Martine Fillion, présidente, Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec
Jennifer Robillard, directrice générale, Coalition Interjeunes
François Bergeron, directeur général, Corporation de développement communautaire Centre-Sud
Lise Chovino, co-coordonnatrice à la stratégie et au développement, Co-Savoir
Mathieu Gauthier-Pilote, président, FACiL, pour l’appropriation collective de l’informatique libre
Josyanne Proteau, coordonnatrice, Ligue des droits et libertés – section de Québec
Sylvain Lafrenière, coordonnateur, Regroupement des organismes en défense collective des droits
Boromir Vallée Dore, directeur, Réseau SOLIDARITÉ Itinérance du Québec
Amélie Duranleau, directrice générale, Société québécoise de la déficience intellectuelle
Marie-Line Audet, directrice générale, Table nationale des Corporations de développement communautaire

Alors que la tendance mondiale est à l’émergence d’identités numériques et d’« écosystèmes numériques sans frontières », un seul choix semble s’imposer aux citoyens d’ici et d’ailleurs : être numérique, ou ne pas être.

Au Québec, le ministre de la Cybersécurité et du Numérique, Éric Caire, élabore depuis plusieurs années un projet d’identité numérique nationale (INN), dans une opacité inacceptable. La transparence est pourtant cruciale pour un débat public informé où les citoyens, les organisations de la société civile et les experts pourraient se prononcer et permettre de faire des choix collectifs éclairés et respectueux des droits de la personne.

Or, le projet de loi 82 sur l’INN du ministre Caire est avare de détails sur le fonctionnement technique du système. Présentement à l’étude à l’Assemblée nationale, ce projet de loi semble surtout destiné à pérenniser plusieurs paramètres que le ministre a déjà fixés par décrets, sans débat.

Le ministre fait miroiter les avantages potentiels d’une INN : modernisation et efficacité accrue des administrations publiques, confirmation des identités au moyen de renseignements fiables centralisés, ou encore accès sécurisé des individus aux services gouvernementaux. Pour leur part, les enjeux de droits et libertés sont balayés sous le tapis.

Plusieurs éléments de l’INN pourraient mettre à risque des données personnelles et conduire à des dérives.

D’abord, le recours à une banque centralisée de renseignements personnels est plus propice au piratage et aux fuites. Ensuite, le recours éventuel à la biométrie, telle que la reconnaissance faciale, est envisagé sans démonstration de la nécessité de cette technologie invasive.

Rappelons que les commissaires à la protection de la vie privée au pays recommandent d’évaluer des moyens moins intrusifs pour réaliser les objectifs de l’INN, c’est-à-dire l’authentification et l’identification des personnes.

Ce n’est pas sorcier : un visage n’est pas un mot de passe. Les citoyens ne peuvent simplement pas changer leur face en cas de fraude ou d’usurpation d’identité !

Une population à risque

Et sur cette nouvelle autoroute empruntée à toute vitesse par le ministre, nous avons toutes les raisons de craindre que les données sensibles des Québécois soient hébergées par Microsoft, Amazon ou Oracle et puissent éventuellement être transmises à notre insu au gouvernement américain en vertu du Cloud Act.

Cela fragiliserait la souveraineté numérique du Québec, et augmenterait le risque que nos données soient utilisées à des fins détournées de l’intention initiale qui justifiait leur collecte.

Dans le contexte géopolitique actuel, il serait périlleux de continuer à placer tant de données sensibles entre les mains d’une poignée de puissantes entreprises technologiques étrangères.

Mais ce n’est pas tout. Un autre enjeu de taille se trouve dans l’angle mort du ministre : celui de la fracture numérique. Selon une étude de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), un Québécois sur quatre (25 %) n’utilise pas les services gouvernementaux en ligne.

L’INRS identifie sept principaux facteurs de vulnérabilité numérique : l’âge, la situation géographique, le revenu, les compétences numériques, le niveau d’éducation, le fait de vivre seul et le statut d’immigration.

Ce sont les groupes historiquement discriminés qui risquent de faire les frais de la transformation numérique gouvernementale, notamment les personnes âgées, en situation de handicap, à faible revenu, peu alphabétisées, autochtones ou immigrantes.

En 2023, le Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec déployait la campagne Traversons l’écran. Pour un virage numérique humain pour alerter sur les conséquences de la transformation numérique des services publics sur le droit à l’information et à des services accessibles. Elle insiste sur la nécessité de maintenir des services en personne et des solutions de rechange de qualité au tout numérique.

Rappelons que 22 % des adultes âgés de 16 à 65 ans sont considérés comme peu alphabétisés au Québec et que 16 % de la population est en situation de pauvreté.

Le maintien des services en personne semble déjà compromis, alors que les cas de fermeture ou de réduction d’heures de bureau se multiplient, particulièrement à la SAAQ et à la CNESST.

L’INN devrait être conçue de manière à garantir la protection de nos renseignements personnels. Elle doit servir au renforcement des droits, dont le droit à la vie privée, et non permettre la surveillance (étatique ou privée) ni mener à de la discrimination et de l’exclusion.

L’INN doit augmenter la sécurité des échanges en ligne plutôt que fragiliser la protection d’informations personnelles névralgiques.

Elle doit se faire sans exclure les personnes n’ayant pas ou ayant peu accès au numérique. Sans ces garanties, l’INN se traduira par un recul dans l’exercice de plusieurs droits de la personne dépendant des services gouvernementaux.

Pas question de donner un chèque en blanc au gouvernement ! Exigeons ensemble un véritable débat sur l’INN et son architecture, ses modes de fonctionnement et de gouvernance, son utilité, son financement et ses effets sur les droits et libertés.