Le tournant identitaire : « nos valeurs priment sur vos droits »

Il nous parait important de replacer les débats actuels sur la laïcité de l’État dans leur contexte historique : la crispation identitaire dont nous sommes témoins actuellement doit être prise fort au sérieux.

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Droits et libertés, printemps / été 2025

Le tournant identitaire : nos valeurs priment
sur vos droits

Louise Pelletier, membre du comité exécutif et du CA de la Ligue des droits et libertés
Maryève Boyer, membre du comité exécutif et du CA de la Ligue des droits et libertés

Déposés à l’hiver 2025, deux projets de loi s’attaquent directement à la Charte et aux droits humains au Québec, au nom de « nos valeurs québécoises ». Récemment, le premier ministre Legault, en parlant de prières dans l’espace public, statuait que selon lui ce n’est pas quelque chose « qu’on devrait voir au Québec ». Un cadre de référence bien arbitraire et malléable qu’emploie le gouvernement, alors que des obligations claires lui incombent en matière de respect des droits humains de tout-e-s. Il nous parait important de replacer les débats actuels sur la laïcité de l’État dans leur contexte historique : la crispation identitaire dont nous sommes témoins actuellement doit être prise fort au sérieux.

En assimilant le hijab au voile des religieuses enseignantes, le gouvernement Legault nous a présenté comme progressiste une posture d’arrière-garde : comme si être laïc, c’est rejeter le hijab, c’est affirmer sa laïcité, qui serait une valeur collective des Québécois-e-s. Pourtant, la société québécoise est loin d’être consensuelle! Tel que dans une opération de propagande classique, le gouvernement Legault s’appuie sur des mythes pour faire de la Loi sur la laïcité de l’État la pièce maîtresse de sa législation. Au fondement de cette loi, un mythe selon lequel les Québécois-e-s auraient chassé la religion de leurs écoles lors de la Révolution tranquille, conquête historique qu’il faut préserver par fidélité à notre glorieux passé. Tout est faux dans ce récit : la Révolution tranquille n’a pas sorti la religion de l’école, la population était loin d’être unanime sur cet enjeu, ce n’est qu’après de longues négociations, tant avec des groupes sociaux qu’avec le clergé, que le gouvernement Lesage a fait adopter en 1964 la loi qui crée le ministère de l’Éducation enlevant aux Églises le contrôle du système scolaire. Les écoles restent confessionnelles, exigence de l’Assemblée des évêques qui a cédé sur un point : les écoles catholiques seront désormais ouvertes aux enfants des non croyants. Il s’agit d’une bien petite ouverture : pendant les cours de religion, ces enfants ont le droit d’attendre dans le corridor.

Même quand la Charte des droits et libertés de la personne du Québec adoptée en 1975, oblige les écoles à offrir le choix de l’enseignement moral, 90 % des parents continuent d’inscrire leurs enfants aux cours de religion. La plupart des Québécois-e-s, devenus majoritairement non pratiquant-e-s, associent encore la religion à l’identité nationale. En 1995, un rapport gouvernemental propose une conception de l’école basée sur l’égalité et liberté de conscience et de religion pour toutes et tous : fin des commissions scolaires catholiques et protestantes. Il faudra attendre la loi 118, en 2000, pour que finalement les commissions scolaires confessionnelles soient abolies pour être remplacées par des commissions scolaires basées sur la langue et que les écoles soient déconfessionnalisées. Près de 45 ans après la création du ministère de l’Éducation, l’enseignement religieux est retiré des programmes.

Avec l’école neutre, des enfants de toutes les religions se retrouvent sur les bancs des écoles francophones, ce qui réveille de vieilles peurs. En 2001, dans la cour de son école, un jeune sikh nommé Gurbaj Singh Multani échappe accidentellement son kirpan, poignard rituel que les sikhs portent sous leurs vêtements. L’école lui interdit de le porter. Les parents protestent au nom de la liberté de religion. En 2006, la Cour suprême leur donne raison soulevant un tollé dans une partie de la population, qui y voit une mise en péril du droit de la majorité à exister : les religions des autres sont désormais suspectes. Les médias dénoncent la prière musulmane dans une cabane à sucre, le menu halal à l’école et les accommodements raisonnables.

« Nos valeurs collectives, tout autant que les droits individuels, doivent être reconnues. » Ainsi s’exprime Guy Rocher, dans un manifeste signé par 3 000 « Intellectuels pour la laïcité ». Le gouvernement Marois y trouve son mantra – les valeurs collectives – et propose en 2013 le projet de loi sur la laïcité, nommée « Charte des valeurs québécoises », qui prétend rendre les droits conditionnels au respect de valeurs qui sont issus des peurs et préjugés ambiants. Peur de l’Islam et du sort qu’il réserve aux femmes ? La laïcité de l’État, une valeur collective, garantit l’égalité à toutes. Peur du hijab et autres signes religieux? La loi les interdit. Peur des accommodements raisonnables? La loi les restreint. Une partie de la société, incluant des organisations de droits humains, résiste et parvient à renverser la vapeur : la loi ne sera pas adoptée. Mais l’idée de rogner les droits des minorités au nom des valeurs gagne des adeptes. L’islamophobie aussi.

En 2019, deux ans après l’attentat de la Grande Mosquée de Québec, le gouvernement Legault fait adopter sous bâillon la Loi sur la laïcité de l’État, où le respect des droits est conditionnel au respect des valeurs de la majorité. Une loi qui déroge de façon préemptive aux deux Chartes, canadienne et québécoise, tout en mettant de l’avant une conception erronée et instrumentalisée de la laïcité qui, plutôt que de garantir la neutralité de l’État face aux différentes religions, viole les droits humains de plusieurs groupes de Québécois-e-s. La véritable laïcité était-elle en danger? La réponse du professeur Louis-Philippe Lampron est claire : « Si l’on abrogeait, demain matin, la Loi sur la laïcité de l’État, le Québec serait toujours un État où le principe de la séparation du religieux et de l’État s’applique ».

Plus de cinq ans après son application, il est avéré que la loi 21 discrimine les femmes portant le hijab, contredisant la soi-disant valeur collective de l’égalité femmes-hommes, et viole les libertés de conscience, d’expression et de religion de nombreuses personnes. Contrairement aux droits, les valeurs n’ont jamais protégé personne. Pourtant, elles apparaissent maintenant dans plusieurs textes de loi du gouvernement. En flattant l’ego national, elles ont pour rôle de faire accepter par la population des mesures discriminatoires envers les minorités.

En 2024, on apprend qu’à l’école Bedford, des enseignant-e-s musulman-e-s sont soupçonné-e-s de faire du prosélytisme. Pour répondre à ce type de situations, le ministre Bernard Drainville dépose en mars 2025,  le projet de loi no 94 qui interdit les signes religieux à tout le personnel des centres de services scolaires et des services de garde foulant aux pieds les droits de centaines de femmes, en plus d’autres mesures qui risquent de faire obstacle à la participation de tou-te-s et à l’exercice du droit à l’éducation… alors que les mis en cause de l’école Bedford ne portaient pas de signes religieux. Le projet de loi no 84 sur l’intégration nationale (PL84) fait reposer le fardeau de l’intégration sur les immigrant-e-s et insiste pour leur adhésion, et pour l’intégration des minorités culturelles, aux valeurs québécoises, suggérant à nouveau que ces valeurs soient en péril. Ce PL84 prétend même assujettir la Charte québécoise au modèle d’intégration nationale, plutôt que d’adopter un modèle d’intégration qui y serait conforme !

En donnant l’impression de valoriser Notre histoire, Notre culture, Notre nation, les lois du gouvernement dirigent la colère du peuple vers les autres : ceux qui ne parlent pas la langue nationale, qui portent des signes religieux, qui n’adhèreraient pas assez à notre culture, à nos valeurs, le tout en ignorant délibérément les nations autochtones présentes sur le territoire québécois. Partout en Occident les démolisseurs de la démocratie procèdent de la même manière.

Ils sont à nos portes.