Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 1, printemps 2014
Samuel Ragot, étudiant à la maîtrise en science politique
Université du Québec à Montréal
René Delvaux, étudiant à la maîtrise en science politique
Université du Québec à Montréal
La question de l’utilisation de plus en plus fréquente de dispositifs de surveillance vidéo est une problématique importante pour les mouvements sociaux. La situation de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) témoigne des impacts de l’apparition et de la multiplication de ces dispositifs dans nos milieux de vie et de travail, mais aussi des formes de résistance qui peuvent leur être opposées.
La vidéosurveillance et le contexte plus large de la sécurisation
Les sociétés libérales ont tendance à se tourner vers une « sécurisation » de plus en plus importante. Si Orwell voyait un danger dans la manipulation du langage par les États, alors que Bernays dans Propaganda considérait que « la propagande devient un auxiliaire indispensable de la vie publique »[1], on remarque que la « sécurisation » de nos sociétés se déploie notamment par un processus d’hyperbolisation et d’euphémisation dans le discours politique. Selon Pierre Tevanian et Sylvie Tissot[2], ces processus opèrent de façon à exposer « la violence des dominé-e-s, ayant pour effet d’une part de disqualifier leur parole » pour mieux «occulter, minimiser et relativiser une violence [de l’État], et ainsi la rendre acceptable ». Pour Bourdieu, l’euphémisation vise notamment à vider les termes de leur « substance » afin de procéder à un « effet d’occultation par la mise en forme »[3]. Il s’agit de modifier et déposséder la réalité telle qu’elle existe pour en projeter une autre, plus convenable. C’est dans ce cadre que se déroulent les contestations sociales comme celle contre la vidéosurveillance à l’UQÀM.
La surveillance : un système dans le système
La surveillance vidéo en tant qu’outil s’inscrit dans un système de surveillance plus large, visant notamment à enregistrer des données et images captées par un ensemble de dispositifs techniques. Ce caractère systémique et systématique est important puisqu’il vient non seulement appuyer un ensemble d’autres dispositifs, mais aussi créer de nouveaux réseaux (little brothers) visant le contrôle social. Cette surveillance est par ailleurs très insidieuse puisqu’elle a un aspect de permanence et de continuité dans le temps et dans l’espace (pouvant donc agir et servir a posteriori), qui a, de facto, un effet de dissuasion de l’action politique (« chilling effect »).
Dans les faits, le « chilling effect » vise à dissuader, par des moyens répressifs ou « préventifs », des personnes de faire usage notamment de leur liberté d’expression dans différentes situations, que ce soit de militance ou de contestation juridique. Dans un cadre de modification et de mutation du langage, le « chilling effect » prend une dimension toute particulière : certaines pratiques de résistance ou d’utilisation de droits reconnus sont maintenant présentées comme des actes inacceptables.
Le cas de l’UQÀM
À l’UQÀM, le phénomène général de « sécurisation » et ses effets se déploient depuis un certain nombre d’années avec notamment l’importante croissance des budgets alloués à la sécurité du campus.[4] Depuis janvier 2013, plus de 2,5 millions de dollars ont été dépensés afin de mettre en place un nouveau parc de vidéosurveillance à l’UQÀM. Des coûts récurrents supplémentaires de plus de 200 000$ par année seront dorénavant perçus à même les budgets de l’université pour l’utilisation et l’entretien de ces dispositifs. Des chiffres qui, dans le contexte d’un sous-financement universitaire, n’ont pas manqué de susciter la colère des membres de la communauté de l’UQÀM.
Au cours de la dernière année, les caméras se sont donc multipliées dans les pavillons de l’université. Elles se comptent aujourd’hui par centaines.[5] Leur apparition soulève des enjeux reliés à la gestion budgétaire et à la légitimité des processus décisionnels, mais elle inaugure surtout de nouvelles possibilités de contrôle et de surveillance des activités et des personnes sur le campus. En guise de riposte, les associations étudiantes ont alors procédé à l’organisation de différentes actions directes, mais aussi institutionnelles afin de forcer l’UQÀM à retirer certaines caméras et mieux encadrer l’utilisation de la surveillance vidéo. Parallèlement aux démarches entreprises au sein des canaux institutionnels de l’université, une campagne d’information et de sensibilisation a été conçue et mise en place sur internet (www.souslescameras.ca) et dans le campus. Via leurs syndicats et leurs représentant-e-s au sein des instances universitaires les professeur-e-s, chargé-e-s de cours et employé-e-s ont appuyé l’initiative.
À l’UQÀM, comme ailleurs, on note une opacité dans la gestion des enjeux de sécurité. Ces enjeux semblent se soustraire aux règles de transparence et aux processus décisionnels qui s’appliquent pourtant à tout autre domaine du vivre ensemble. Cet état d’exception cherche à se justifier par un discours qui s’appuie sur la peur et la menace. En agitant d’abord le spectre des « tueurs fous » et d’une criminalité endémique au centre-ville, puis en évoquant ensuite la prolifération de l’itinérance et de la toxicomanie au cours de la dernière année, la direction de l’UQÀM semble vouloir imposer une logique sécuritaire anxiogène et écarter les inquiétudes légitimes de la communauté universitaire. À ce jour, il n’existe toujours aucun encadrement de la surveillance vidéo. L’arbitraire de l’utilisation de ces dispositifs intrusifs est laissé au Service de la prévention et de la sécurité, seul maître à bord de l’État dans l’État.
La direction de l’université, à corps défendant, accepte aujourd’hui de discuter de la question et envisage l’adoption d’une politique institutionnelle sur la vidéosurveillance à partir d’un document rédigé par des membres de la communauté[6]. Il s’agit d’un moindre mal pour celles et ceux qui s’opposent à la surveillance vidéo, mais l’initiative pourrait à terme assurer un encadrement restrictif de l’utilisation des caméras et permettre ultimement aux membres de la communauté de prendre la place qui leur revient dans la gestion de ces dispositifs.
L’impact de la vidéosurveillance dans le cas de l’UQÀM
Dans le cas de l’UQAM, il semble que le problème de la vidéosurveillance pourrait engendrer un « chilling effect » important sur l’activisme politique ou syndical dans le cadre de l’exercice de droits acquis et reconnus. L’effet dissuasif de ces dispositifs repose sur le sentiment d’être surveillé en permanence, mais aussi sur le fait que les actes de désobéissance civile ou les actions politiques deviennent de moins en moins acceptables aux yeux de l’institution. Bien que de nombreuses actions directes continuent d’avoir lieu (perturbations d’un discours du recteur, occupation des bureaux du Service de la prévention et de la sécurité, bris de caméras lors de manifestations, etc.), on constate que les risques liés à la désobéissance sous surveillance dissuadent une partie des personnes qui auraient autrement été promptes à participer à ces contestations.
L’UQÀM procède donc par l’euphémisation de la menace que représentent ces dispositifs de surveillance et l’hyperbolisation de la menace que représenterait l’action politique au sein de l’université ou l’intrusion sur le campus de personnes étrangères à la communauté. De plus, en choisissant d’utiliser des moyens légaux pour répondre à ces résistances, l’UQÀM cherche à décourager l’activité de ces personnes au sein du mouvement militant, mais aussi à créer un exemple. En utilisant les moyens techniques liés à la vidéosurveillance, l’UQÀM pourrait ainsi faire planer le spectre de la menace judiciaire ou disciplinaire contre les membres de la communauté universitaire. Ces signes nous exposent à l’important risque d’abus de la possibilité d’utiliser et de multiplier des technologies de surveillance sans aucun cadre réglementaire.
Un enjeu qui touche tout le monde, mais face auquel il est difficile de réagir collectivement
Il est pertinent de se demander comment faire en sorte de renverser la tendance et de mobiliser la population si l’État ou l’institution est en mesure de contrôler le discours public tout en réprimant de façon très efficace tout embryon de contestation? Alors que, pour reprendre les mots d’Anselm Jappe, « tout est fait pour rendre impossible un changement de direction »[7] historique au niveau de l’État et de la société en général, il est absolument fondamental de se questionner sur notre capacité à arrêter la machine.
Comme nous l’avons vu dans le cas de l’UQÀM, il est possible de s’organiser et de résister. Il s’agit, en forçant le débat, de se réapproprier des questions qui nous ont été confisquées, car faisant partie de la sphère des « objets de sécurisation »[8]. L’exemple de l’UQÀM indique que c’est la perspective de perturbations continues et une mobilisation politique soutenue qui ont permis de désamorcer le langage sécuritaire et d’exposer l’euphémisation des dangers de la vidéosurveillance. Résister aux dérives de la vidéosurveillance, c’est aussi résister à son effet dissuasif et ne pas reculer sur l’exercice de nos libertés individuelles et collectives.
[1] Edward L Bernays, Propaganda : comment manipuler l’opinion en démocratie (Paris : Zones, 2007), 93.
[2] Pierre Tevanian, Sylvie Tissot, Les mots sont importants 2000-2010 (Paris : Libertalia, 2010), 274.
[3] Pierre Bourdieu, Ce que Parler veut dire : L’économie des échanges Linguistiques (Paris : Fayard, 1982).
[4] « La sécurité, ce puits sans fond », Montréal Campus, 11 mars 2011. En ligne : http://montrealcampus.ca/2011/03/la-securite-ce-puit-sans-fonds/
[5] Leur nombre exact est encore inconnu, le Service de prévention et de sécurité (SPS) de l’établissement refuse en effet de divulguer cette information, comme plusieurs autres, sous prétexte que cela pourrait compromettre l’efficacité de leur dispositif de sécurité.
[6] Julien Pieret et al., Politique Alternative En Matière de Surveillance Vidéo À l’Université Du Québec À Montréal,” n.d.,
[7] Jappe, Crédit à mort, 79.
[8] Buzan, Barry. 1998. Security : a new framework for analysis. Boulder, Colo : Lynne Rienner Pub.