Un monde sous surveillance

Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 2, automne 2014

 

Dominique Peschard, président
Ligue des droits et libertés

 

Le Rapporteur spécial de l’ONU rappelle les États à l’ordre face à leur obligation de protection de la vie privée

Dans son quatrième rapport, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, Ben Emmerson, rappelle les États à l’ordre face à leur obligation de respecter le droit à la vie privée, protégé par l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.[1] Le Pacte stipule que toute personne a droit à la protection de la loi contre les immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille ou sa correspondance.

Le rapporteur déclare la surveillance de masse et clandestine des populations en violation de l’article 17. Toute mesure portant atteinte à la vie privée doit être inscrite dans la loi, poursuivre un but légitime et répondre aux critères de nécessité et de proportionnalité. Il demande aux États qui exploitent les moyens de surveillance offerts par les nouvelles technologies de moderniser leurs lois afin de se conformer à leurs obligations en matière de droits humains.

Il demande aux États d’instaurer des mécanismes de surveillance [des agences de renseignements] qui auraient les ressources et les pouvoirs de veiller au respect, non seulement du droit interne, mais également des obligations internationales de ces États en matière de droits humains. Ces mécanismes doivent avoir le pouvoir d’imposer des remèdes aux violations. Des procédures efficaces qui permettent aux personnes d’obtenir réparation lorsque leurs droits sont violés doivent également être mises en place.

Selon le rapporteur, l’article 26 du Pacte qui interdit la discrimination sur la base de la citoyenneté et de la nationalité oblige les États à accorder la même protection à toute personne, citoyenne ou non, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur juridiction.

À la lecture du rapport, on mesure à quel point le Canada déroge à ses obligations en matière de protection de la vie privée au nom de la sécurité nationale.

Projet de loi C-13 et jugement Spencer de la Cour suprême

Le projet de loi C-13 sur la cybercriminalité, présentement à l’étude au Sénat, se situe dans la continuation de précédents projets de loi « accès légal » dont nous avons fait état dans des numéros précédents de la revue Droits et libertés. Ces projets de loi qui donnaient accès aux communications des Canadien-ne-s avec peu ou pas de contrôle judiciaire ont suscité beaucoup d’opposition et sont morts au feuilleton. Une des dispositions de ces projets de loi qui posait le plus problème était le pouvoir accordé aux forces de l’ordre d’obtenir de l’information sur les utilisatrices et utilisateurs de la part des fournisseurs de services, et ce, sans mandat judiciaire.

Dans C-13, le gouvernement a répondu à cette inquiétude en instaurant l’exigence d’un mandat, tout en permettant de contourner l’obligation en protégeant dans la loi les fournisseurs de services qui donneraient l’information volontairement!

La donne a été bouleversée par un jugement de la Cour suprême rendu après le dépôt du projet de loi.[2] La cause impliquait une personne condamnée pour partage de pornographie infantile sur Internet que la police avait pu retracer grâce à des informations sur l’abonné fournies sans mandat par le fournisseur de service Internet (FSI). La Cour n’a pas invalidé la condamnation, mais s’est étendue longuement sur le caractère protégé des renseignements sur les abonné-e-s.

Selon la Cour :

« La demande faite par la police visant la communication volontaire par le FSI de renseignements de cette nature constitue donc une fouille.

Pour reprendre les propos du juge Binnie dans l’arrêt Patrick, il ne s’agit pas de savoir si l’appelant possédait un droit légitime au respect de la vie privée à l’égard de la dissimulation de son utilisation d’Internet dans le but d’accéder à de la pornographie juvénile, mais plutôt de savoir si, d’une manière générale, les citoyens ont droit au respect de leur vie privée à l’égard des renseignements concernant les abonnés de services Internet relativement aux ordinateurs qu’ils utilisent dans leur domicile à des fins privées : Patrick, par. 32.

Il existe aussi une troisième conception de l’aspect informationnel du droit à la vie privée qui revêt une importance particulière dans le contexte de l’utilisation d’Internet. Il s’agit de l’anonymat. À mon avis, le droit à la vie privée que garantirait l’art. 8 doit inclure cette conception de la vie privée.

Dans le même ordre d’idées, en établissant un lien entre des renseignements particuliers et une personne identifiable, les renseignements relatifs à l’abonné peuvent compromettre les droits en matière de vie privée de cette personne non seulement parce qu’ils révèlent son nom et son adresse, mais aussi parce qu’ils l’identifient en tant que source, possesseur ou utilisateur des renseignements visés. »

Une fois de plus, le gouvernement a choisi de faire fi des tribunaux et n’a pas l’intention d’amender son projet de loi pour tenir compte du jugement.

On en apprend de plus en plus sur la surveillance des militant-e-s au Canada

Des documents rendus publics ont révélé que 800 manifestations et événements ont fait l’objet de surveillance de la part d’agences et de départements du gouvernement canadien depuis 2006.[3] Les événements en question sont de natures très variées : manifestation syndicale, colloque universitaire sur l’histoire du colonialisme et les relations raciales au Canada, vigile pour les femmes autochtones disparues, forum public sur les sables bitumineux, atelier sur la désobéissance civile, manifestation de pêcheurs dans les Maritimes.

Des mouvements plus larges comme Idle No More, le mouvement étudiant québécois et le mouvement Occupy ont également été l’objet de surveillance.

Les rapports sur ces événements sont centralisés au Centre des opérations du gouvernement (COG). « En tout temps (le Centre) assure la surveillance, produit des rapports, offre une connaissance de la situation à l’échelle nationale, élabore des évaluations intégrées du risque et de produits d’avertissement. »[4] Le COG relève de Sécurité publique Canada, responsable, entre autres, de la lutte antiterroriste, de la protection des infrastructures et de la cybercriminalité. Les rapports fournis au COG proviennent autant d’agences comme la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) que de départements gouvernementaux comme les Affaires autochtones et le Conseil privé.

On ne rigole pas avec cette surveillance, comme l’a appris Mme Leslie Askin, 71 ans, résidente de Colombie-Britannique. Mme Leslie, une commentatrice enregistrée, intervient devant l’Office national de l’énergie (ONE) sur un projet pétrolier à Burnaby. Le 3 août, elle a pris des photos des réservoirs de la compagnie Kinder Morgan, qu’elle trouvait délabrés, afin de les inclure dans une lettre à l’ONE. Dix jours plus tard, elle recevait la visite de deux officiers de la GRC dont l’un appartenait aux Équipes intégrées de la sécurité nationale (EISN) dont font partie des membres de la GRC, du SCRS et de l’Agence des services frontaliers. L’EISN est une unité antiterroriste. Scandalisée, Mme Askin a fait une sortie publique et alerté son représentant au parlement.

Nous avons déjà dénoncé dans cette revue l’association faite par le gouvernement canadien entre protestation et menace à la sécurité nationale. Le concept de « radicalisation » à la mode dans les cercles du pouvoir, utilisé à toutes les sauces, permet d’amalgamer dans un même discours mouvements autochtones, écologistes militants et islamistes violents. On voit de plus en plus clairement que cette démonisation ne se limite pas à un discours, mais comprend la mise en place d’un appareil de surveillance qui utilise toutes les ressources de l’État.

 

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[1]    Le rapport est disponible en anglais à : http://daccess-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N14/545/19/PDF/N1454519.pdf?OpenElement

[2]    R. c. Spencer [2014 CSC 43] : https://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/14233/index.do

[3]    Ottawa admits to tracking hundreds of protest : http://www.thestar.com/news/canada/2014/09/18/ottawa_admits_to_tracking_hundreds_of_protests.html

[4]    Site du COG : http://www.securitepublique.gc.ca/cnt/mrgnc-mngmnt/rspndng-mrgnc-vnts/gvrnmnt-prtns-cntr-fra.aspx#