Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 2, automne 2014
Katherine Lippel, professeure
Faculté de droit (Section droit civil), Université d’Ottawa
Chaire de recherche du Canada en droit de la santé et de la sécurité du travail
Le projet de recherche On the move, lancé en 2012, s’intéresse aux conditions de protection sociale des travailleuses et des travailleurs qui se déplacent pendant de longues périodes pour travailler. Le continuum de mobilité faisant l’objet de notre étude couvre les déplacements quotidiens de trois heures aller-retour jusqu’aux déplacements internationaux, soit lorsque les canadien-ne-s se déplacent dans d’autres pays, soit dans le cadre du programme des travailleuses et des travailleurs étrangers temporaires. Dans cet article, on s’en tiendra aux déplacements à l’intérieur du Canada.
Mobilité intra-nationale, de quoi s’agit-il?
Pour illustrer la diversité des situations envisagées, pensons en premier lieu aux déplacements de travailleuses et de travailleurs immigrants vivant en banlieue de Toronto, qui doivent voyager plus de deux heures matin et soir pour se rendre au travail[2]. L’accès difficile au logement abordable les force à vivre loin de leur travail. Ils ne sont pas rémunérés pour les heures de déplacement, les coûts du transport ne leur sont pas remboursés, et ils travaillent souvent au salaire minimum, à temps partiel ou auprès d’agences de travail temporaire qui les envoient à différents endroits à chaque jour. Certaines personnes passent plus de temps à voyager qu’à travailler. À l’autre extrême du spectre de mobilité intra-nationale, on retrouve les personnes qui se déplacent d’une province à l’autre pour occuper un emploi hautement spécialisé et bien rémunéré. Il peut s’agir de « cols dorés »[3], ingénieur-e-s envoyés dans le Grand Nord pour gérer des chantiers, comme il peut s’agir de cols bleus, par exemple des travailleuses et des travailleurs québécois de la construction qui se déplacent en Alberta pour des semaines ou des mois. Il peut s’agir de travailleurs des mines qui bénéficient d’un remboursement pour leurs frais de déplacement en avion dans le cadre du Plan Nord, ou de travailleuses de la transformation du poisson, qui se déplacent à leurs propres frais de Terre-Neuve à la Nouvelle-Écosse pour un travail saisonnier. Il peut aussi s’agir de personnes qui occupent des emplois exigeant la mobilité : camionneurs, agents de bord, travailleuses prodiguant des soins à domicile. La diversité des personnes dont le travail exige une grande mobilité est importante, et les conséquences pour les droits sociaux peuvent varier tout autant. Dans cet article, on s’en tiendra à l’illustration de quelques enjeux en ce qui concerne le droit de la santé et de la sécurité du travail.
Enjeux en ce qui concerne la santé et la sécurité du travail
Dans notre étude portant sur l’effectivité des lois visant à protéger la santé des personnes qui travaillent, nous nous attardons à quatre étapes dans la vie de la travailleuse ou du travailleur mobile : activités pour se rendre au travail, activités du travail, la vie au travail, la vie familiale au travail. Alors qu’historiquement une entreprise minière construisait une communauté pour loger les personnes qui y travaillaient, avec leurs familles, il est aujourd’hui fréquent de voir des entreprises loger des travailleurs dans des camps temporaires, sans leurs familles. La tentation est grande d’effectuer des quarts de travail les plus longs possible, afin de maximiser la rémunération en restant le moins longtemps possible loin de sa famille. Les longues heures et l’intensification du travail sont associées à un risque accru d’accidents.
Les activités pour se rendre au travail sont souvent à risque. Lorsque renoncer au déplacement implique la renonciation à deux semaines de salaire, la tentation est grande de prendre la route peu importe les conditions routières. Le risque associé au déplacement dangereux est souvent placé sur l’individu qui doit choisir de prendre ou non sa voiture dans une tempête de verglas ou de monter ou non dans un hélicoptère en mauvais état. Le droit de refuser un travail dangereux existe, mais s’applique-t-il lorsqu’on se rend au travail dans des conditions dangereuses? Et si le danger se présente au travail à des centaines de kilomètres de l’inspectrice ou de l’inspecteur du travail le plus proche, la protection des lois de santé et de sécurité sera-t-elle efficace?
L’accès au logement pour celles et ceux qui se déplacent pour travailler et la qualité du logement fourni soulèvent également des problèmes. On connaît les histoires de logements insalubres fournis aux travailleuses et aux travailleurs agricoles dans le cadre du programme de travail étranger temporaire; par contre, on a peu d’information quant aux conditions de logement de travailleuses et de travailleurs canadiens qui se déplacent pour travailler dans une autre province. Il n’existe pas de programme encadrant ces déplacements, donc pas de balises juridiques exigeant que l’employeur assure l’accès au logement. À bien des égards, les personnes qui se déplacent pour travailler sont invisibles pour les responsables de politiques publiques et, dans la plupart des provinces, il n’existe pas de règlementation imposant à l’employeur l’obligation d’assurer la disponibilité et encore moins la salubrité du logement. Les travailleuses et les travailleurs peuvent être contraintes à dormir dans leur voiture; celles et ceux de Terre-Neuve travaillant en Nouvelle-Écosse, sans logement fourni, peuvent travailler côte à côte avec des travailleuses et des travailleurs étrangers temporaires gagnant le même salaire et bénéficiant d’un logement fourni en raison des exigences du programme. Cela peut mener à une désolidarisation des travailleuses et des travailleurs en raison de la disparité de traitement.
Enfin, la conciliation travail famille est particulièrement difficile pour les personnes dont le travail exige une grande mobilité. On peut imaginer des politiques publiques qui imposeraient, par exemple, un accès gratuit à l’internet pour tous les salarié-e-s qui travaillent dans les régions éloignées; pour le moment de telles protections n’existent pas.
Enjeux en ce qui concerne le droit à la réparation des lésions professionnelles
Soulignons trois problèmes qui surgissent dans l’application des lois sur les accidents du travail à la main-d’œuvre mobile. Premièrement, il y a une grande ambiguïté quant au caractère professionnel des lésions subies en raison d’accidents qui surviennent pendant les déplacements. Contrairement à la situation en France, par exemple, les « accidents de trajet » au Canada ne font pas l’objet d’une protection en vertu des lois assurant une indemnisation pour les accidents du travail. S’il s’agit d’un accident d’automobile, la Loi sur l’assurance automobile fournit une protection pour les résidents du Québec, mais cela ne protège pas les personnes qui se blessent en utilisant d’autres moyens de déplacement. À l’extérieur du Québec, la vaste majorité des provinces ne fournissent pas de protection sans égard à la faute pour les victimes d’accidents de voiture. Des centaines de jugements, parfois contradictoires, examinent la question de savoir si un accident survenu lors d’un déplacement constitue un accident du travail. Les victimes sont souvent laissées sans protection.
Le deuxième problème à signaler porte sur l’accès à l’indemnisation pour les maladies professionnelles. Les personnes exposées à des produits dangereux en Alberta pourront-elles démontrer ces expositions à la satisfaction de la CSST au Québec lorsqu’elles voudront faire une réclamation pour un cancer qui se manifeste parfois des décennies plus tard?
Enfin, songeons au droit de retour au travail pour les personnes blessées au travail à 300 kilomètres de leur domicile. Va-t-on tenir compte des difficultés pour se rendre au travail au moment où on veut leur assigner un travail temporaire ou évaluer leur capacité résiduelle de travailler?
Enjeux en ce qui concerne l’accès à d’autres programmes sociaux
Dans cet article nous avons abordé quelques questions qui surgissent lorsqu’on examine l’effectivité des droits en matière de santé et sécurité du travail lorsque vient le temps de les appliquer aux personnes qui se déplacent pour leur travail. Il faut se rappeler que des enjeux existent aussi en ce qui concerne d’autres programmes sociaux, notamment l’assurance-emploi et la Sécurité du revenu. Les personnes qui veulent mettre fin aux longs déplacements pour leur travail seront-elles considérées comme ayant abandonné volontairement un emploi? Si elles refusent d’accepter un emploi exigeant des longs déplacements, serait-ce un motif de mettre fin à leurs bénéfices? Voilà quelques-unes des questions auxquelles nos études dans le cadre des travaux de notre équipe essaient de répondre, afin de mieux comprendre l’importance de la mobilité exigée de la main-d’œuvre pour la qualité des protections sociales.
[1] Ces réflexions sont tirées des travaux en cours dans le cadre de l’équipe http://www.onthemovepartnership.ca, une équipe en partenariat financée par le Conseil de recherche en sciences humaines et dirigée par la Professeure Barbara Neis de l’Université Memorial. L’auteure est responsable du volet portant sur les politiques publiques.
[2] Les difficultés que ceci représente font l’objet d’une étude menée par la professeure Stéphanie Premji, à l’Université McMaster, dont les résultats préliminaires furent présentés à ACRST, le 22 octobre, 2014.
[3] Terme utilisé par Angelo A. Alonzo et Arthur B. Simon pour désigner les médecins qui se déplacent aux États-Unis : Have Stethoscope, Will Travel : Contingent Employment Among Physician Health Care Providers in the United States, Work, Employment and Society, 22(2008), 635-654.