Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 2, automne 2014
Pascal Lebrun, doctorant en sciences politiques
Le travail constitue un enjeu majeur quant au respect des droits et libertés. C’est que les relations n’y ont jamais été égalitaires, soumises à de multiples rapports de forces : inégalités de richesse et d’éducation, propriété privée, multiples hiérarchies sociales. En un mot, le monde du travail a toujours été un lieu de domination. Pendant plus d’un demi-siècle, la solution à cette situation a été de l’ordre du compromis : normalisation du statut des syndicats, imposition de normes par l’État. L’idée était, sinon d’éliminer, à tout le moins d’atténuer les rapports de domination au travail. Aujourd’hui, cette approche, et la social-démocratie dans son ensemble, disparaissent rapidement pour céder à nouveau le pas à la vraie nature du capitalisme. L’anarchisme y constitue cependant une alternative et un moyen de lutte, refusant tout compromis depuis ses tout débuts, il y a 175 ans; on règle un problème en s’attaquant à sa cause, non pas en mettant en œuvre des mesures palliatives. Si la violation des droits et libertés découle, au travail comme ailleurs, de rapports de domination, ce sont ces rapports de domination eux-mêmes qu’il faut éliminer. Solution radicale, l’anarchisme se place en rupture avec l’ordre actuel, qui a accordé certaines protections aux droits et libertés pendant quelques décennies, mais qui les reprend aujourd’hui une à une.
L’anarchisme est un riche courant de pensée. Aussi, il n’y a pas un anarchisme à proprement parler, mais bien plusieurs tendances anarchistes, qui se côtoient, échangent et débattent dans un esprit de pluralisme traditionnel et généralement partagé. Il n’y a donc pas une, mais bien plusieurs perspectives anarchistes sur le travail, perspectives qui s’entrecroisent avec celles portant sur d’autres enjeux pour former différentes tendances politiques. Dresser une cartographie complète de ces différentes tendances est par conséquent un exercice trop vaste et complexe pour être accompli dans cet article. Je me limiterai donc essentiellement à aborder les aspects de l’anarchisme qui touchent la question du travail.
Le travail : libération ou abolition?
Dans un excellent texte sur la question[1], Mario Tardif divise les positions anarchistes sur le travail en deux grandes catégories[2], que je vais reprendre ici : la perspective libératrice et la perspective abolitionniste.
La perspective libératrice apparaît avec l’anarchisme lui-même, puisque Pierre-Joseph Proudhon, le « père de l’anarchisme », abordait déjà la question dans son tout premier texte politique[3]. La « libération du travail », c’est l’émancipation des personnes qui l’effectuent de la domination et de l’exploitation de la classe des propriétaires des moyens de production. Perspective très ouvriériste, elle vise à redonner aux travailleuses et aux travailleurs le contrôle des moyens de production et de la richesse produite. Elle s’inscrit en droite ligne du « grand récit » de la lutte ouvrière contre la bourgeoisie. Ainsi, en se débarrassant de la classe exploiteuse pour reprendre le contrôle de leur travail, les travailleuses et les travailleurs reconquièrent leur dignité et leur liberté. Pour cette perspective, le travail est un aspect fondamental de la vie en société autant qu’un besoin individuel. Cela implique donc un droit au travail, puisqu’une personne qui en est exclue se retrouve mutilée, sans rôle ou utilité sociale; selon cette perspective, le chômage est un exil, une anomie.
La centralité du travail dans les rapports sociaux de la perspective libératrice est à l’origine de la tendance stratégique sans doute la plus importante de l’histoire anarchiste : l’anarcho-syndicalisme. L’anarcho-syndicalisme prend l’organisation dans les lieux de travail comme fer de lance de la lutte sociale devant mener à l’instauration d’une société anarchiste (contrairement à d’autres tendances, comme par exemple l’individualisme qui pose la personne comme principal lieu de lutte, ou le municipalisme libertaire qui prône l’organisation à l’échelle communautaire et locale). Selon l’anarcho-syndicalisme, c’est en reprenant collectivement le contrôle des moyens de production et du travail que l’on transforme la société. Le plus grand moment associé à cette tendance est sans contredit la Révolution et la guerre civile espagnoles, pendant lesquelles la Confédération Nationale du Travail (CNT) a joué un rôle prépondérant. La CNT était une fédération de syndicats anarchistes. Au faîte de sa puissance, elle regroupait plus d’un million et demi de membres[4].
Enfin, prendre le contrôle des moyens de production ne vise pas seulement à assurer la liberté et la dignité des travailleuses et des travailleurs, mais aussi à prendre le contrôle de la répartition de la richesse dans la société. Tout cela peut se faire selon différentes modalités, d’où l’existence encore une fois de plusieurs tendances. Il existe trois grandes tendances économiques anarchistes. Le mutuellisme, fondé par Proudhon, ne recherche pas l’abolition de la propriété privée, mais plutôt sa répartition égalitaire par le biais de divers arrangements sociaux. Il vise donc une économie de marché structurée par une fédération de coopératives de travail et de consommation. Le collectivisme, surtout associé à Michel Bakounine, souhaite quant à lui atteindre la propriété collective des moyens de production, mais conserve l’appropriation individuelle des fruits du travail. Si Bakounine parlait de « marché communal » (sans trop décrire ce que cela pouvait être concrètement), il existe aussi des propositions d’économies planifiées qui tombent dans cette catégorie[5]. Enfin, le communisme anarchiste poursuit l’abolition complète de toute forme de propriété et de monnaie, ainsi que la distribution de la richesse en fonction des besoins plutôt que du travail fourni. C’est la tendance majoritaire depuis la fin du XIXe siècle.
La perspective abolitionniste refuse quant à elle cette vision du travail comme un besoin individuel et collectif essentiel. Pour les abolitionnistes, le travail n’est pas la solution; c’est le problème. Abolir le travail ne signifie évidemment pas de s’asseoir et de ne rien faire. Selon cette perspective, le travail, ce n’est pas un ensemble de tâches à accomplir pour produire les biens et services nécessaires à notre bien-être et à la reproduction de la société, c’est un rapport social, et c’est ce rapport social qu’il faut abolir. Le travail est ainsi conçu comme une oppression en soi, une obligation à laquelle « il est très difficile de se soustraire sans s’exposer à l’indigence ou à l’opprobre »[6]. En un mot, le travail est une atteinte à la dignité et à la liberté; ce n’est absolument pas une chose naturelle. Dans cette perspective, la libération individuelle et collective passe donc par le fait de cesser d’établir une distinction entre les activités rémunérées et celles qui ne le sont pas, entre « travail » et « tâche »[7].
Cette tendance est plus récente au sein de l’anarchisme, prenant ses origines dans la fin des « grands récits », la révolution culturelle des années 1960 et, disons-le, dans une certaine part de la libéralisation qu’ont connue les sociétés occidentales de cette époque[8]. Ce caractère récent explique sans doute en partie qu’on la retrouve plus souvent dans des tendances s’inspirant de l’« écologie profonde », comme l’anarchisme primitiviste et « anti-civilisationnel ». On peut aussi y percevoir un important apport féministe, même lorsque ce n’est pas explicitement mentionné, la critique de la distinction entre sphère publique et sphère privée y étant centrale. Enfin, comme Tardif le souligne[9], cette perspective est très proche de certains courants marxistes libertaires contemporains, notamment l’école de la critique de la valeur[10]. Si l’on reprend les trois grandes tendances économiques anarchistes, la perspective abolitionniste ne peut donc être que communiste, puisque seule cette tendance vise à séparer le partage de la richesse de l’accomplissement de tâches, à séparer « travail » et « rémunération ».
L’autogestion
L’autogestion est un principe central à l’anarchisme, toutes tendances confondues, et s’applique donc aussi au travail. Concrètement, l’autogestion signifie que toute personne doit avoir sur une décision une influence proportionnelle aux conséquences qu’elle en subira. Autrement dit, on ne s’occupe que de ses affaires. Tant que les actions d’un individu ou d’un groupe n’ont aucun impact sur les autres, l’individu ou le groupe est libre d’agir à sa guise. Dès que ces actions ont un impact plus grand, l’enjeu s’élargit et devient collectif. Le principe fédératif anarchiste prend sa forme par l’autogestion. Dans une fédération anarchiste, les paliers « supérieurs » ne peuvent s’occuper que des enjeux à leur échelle (la fédération d’un édifice de travail s’occupe des enjeux liés à ce bâtiment, celle d’une ville des enjeux liés à l’urbanité, et une fédération mondiale s’occupe des grands problèmes mondiaux, comme la montée du niveau des océans). Aucun palier ne peut s’ingérer dans les affaires des structures qu’il fédère.
Néanmoins, l’autogestion n’implique pas nécessairement l’absence d’autorité. Seulement, une personne occupant un poste d’autorité doit absolument avoir été élue par ses collègues. Plus encore, l’existence même d’un poste d’autorité est sujette à une décision collective. Enfin, l’autorité déléguée ne s’applique que pour un mandat précis. Ainsi, les membres d’une équipe de pompières et de pompiers pourraient par exemple choisir parmi leurs rangs une personne responsable de la coordination de leurs interventions sur les lieux de sinistres. En dehors de telles interventions, cependant, cette personne serait sans autorité, tout simplement membre de l’équipe comme toutes les autres.
Du côté de la perspective abolitionniste, on le comprend, l’autogestion est aussi centrale, mais ne peut logiquement s’appliquer au monde du travail…
Et concrètement?
Les beaux principes ne servent à rien si on ne peut les mettre en application. Dans la société libérale capitaliste qui est la nôtre, plusieurs collectifs anarchistes tentent l’expérience de lieux de travail autogérés. Dans des régions fortement urbanisées comme Montréal ou Québec, il existe plusieurs entreprises de service anarchistes, ou inspirées de l’anarchisme, comme des cafés (L’artère, le Touski, le café Aquin) ou des librairies (L’insoumise, la Page noire). Il existe même une coopérative d’électriciennes et d’électriciens anarchistes à Québec, et des entreprises comme Koumbit ou Riseup, qui offrent des services informatiques. Dans les régions rurales, il existe plusieurs expériences anarchistes d’agriculture soutenue par la communauté. Toutes ces expériences accumulent des enseignements précieux sur la façon d’organiser et d’autogérer des entreprises. L’existence de ces initiatives en économie capitaliste limite cependant l’expérimentation de certains aspects des différentes propositions anarchistes, notamment la distribution de la richesse en fonction des besoins ou la planification économique intégrale. De même, elles demeurent généralement isolées. Aucune fédération anarchiste de lieux de travail n’existe à l’heure actuelle au Québec, ce qui s’explique peut-être en partie par l’absence d’une longue et profonde tradition anarchiste dans la province. Quoi qu’il en soit, chacune de ces expériences représente une graine semée dans la terre meurtrie que nous lègue le capitalisme. À nous de les faire germer.
[1] Mario Tardif, « Le travail, une ignoble activité! », dans Nous sommes ingouvernables, sous la direction de Rémi Bellemare-Caron, Émilie Breton, Marc-André Cyr, Francis Dupuis-Déri et Anna Kruzynski, coll. « Instinct de liberté », Montréal, Lux, 2013, p. 77-94.
[2] En fait, Tardif établit quatre catégories en se basant sur le discours des groupes militants anarchistes sur la question. D’un point de vue théorique, elles se recoupent cependant, raison pour laquelle je les combine ici.
[3] Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété?, Coll. « Les classiques de la philosophie », Paris, Le livre de poche, 2009 [1840].
[4] À propos du travail pendant la Révolution espagnole, voir entre autres Gaston Leval, Espagne libertaire 36-39, Paris, TOPS-H. Trinquier, 2002.
[5] Voir par exemple Diego Abad de Santillan, After the Revolution: Economic Reconstruction in Spain Today, Petersham, Jura Media, 1996; ou encore (désolé pour l’autopromotion) Pascal Lebrun, L’économie participaliste : Une alternative contemporaine au capitalisme, Montréal, Lux, 2014.
[6] Mario Tardif, « Le travail, une ignoble activité! », ibid., p. 80.
[7] Ibid., p. 78.
[8] Par exemple, en s’enracinant fermement dans la contre-culture des années 1960, Murray Bookchin formule une critique de l’ouvriérisme du marxisme, affirmant que la discipline industrielle n’a pas organisé la classe ouvrière en vue de la révolution, mais lui a plutôt fait accepter sa condition : Post-Scarcity Anarchism, Oakland, AK Press, 2004 [1969], p. 114-122.
[9] Mario Tardif, « Le travail, une ignoble activité! », ibid., p. 88-89.
[10] Voir par exemple le groupe allemand Krisis, ou encore Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise : Pour une nouvelle critique de la valeur, Paris, Denoël, 2003.