Travail et égalité: des questions se posent

Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 2, automne 2014

 

Martine Eloy, militante
Fédération des femmes du Québec et Ligue des droits et libertés

 

La période qui a suivi la Deuxième guerre mondiale a été marquée par l’entrée massive des femmes sur le marché du travail. L’accès au marché du travail a été vu comme un levier permettant aux femmes de mettre fin à la dépendance économique – comme un pas vers l’autonomie économique nécessaire à l’égalité. Depuis, de nombreuses luttes ont été menées pour l’égalité en emploi, pour des mesures de conciliation travail/famille, pour l’équité salariale. D’autres luttes ont été menées pour des services palliant partiellement l’absence des femmes du domaine domestique : pensons aux luttes pour l’accès universel à des services publics, pour un réseau de garderies gratuites et accessibles, et pour des congés de maternité et de paternité. Puis, nous avons assisté à la privatisation des services publics, à la montée en flèche du travail migrant, à la délocalisation des entreprises et à l’introduction du télétravail. Peut-on dire aujourd’hui que l’accès au travail salarié a permis aux femmes d’atteindre l’égalité économique?

 

Quelques constats désolants

Après toutes ces années de lutte, nous devons nous rendre à l’évidence et faire un constat d’échec : le système économique actuel ne permet pas à un grand nombre de femmes de sortir de la pauvreté ou de la précarité. À tel point même qu’aux États-Unis, des femmes salariées chefs de famille figurent parmi les utilisateurs réguliers de banques alimentaires.

« Dans les 20 dernières années, la progression de l’emploi féminin total (tous secteurs confondus) a reposé principalement sur l’augmentation des emplois précaires de tous types occupés par des femmes. En effet, les femmes occupent la majorité des emplois atypiques et précaires, qui n’offrent pas les mêmes protections sociales ni les mêmes avantages sociaux que les emplois typiques, à temps plein. Le temps partiel est la facette la plus connue des emplois précaires, mais ceux-ci incluent plus largement tout emploi non standard, comme les mesures et programmes d’employabilité, le travail temporaire à durée déterminée, le travail avec les agences de placement ou le travail autonome. En 2008, les femmes représentent plus de la moitié (52,1 %) des travailleurs atypiques, les deux tiers (66,6 %) des employés à temps partiel, plus de la moitié des travailleurs temporaires (51,6 %) et un tiers des travailleurs autonomes (36,9 %). Elles sont deux fois plus nombreuses que les hommes à travailler à temps partiel. […] Suivant les années, les femmes occupent entre 60 % et 70 % des emplois au salaire minimum alors qu’elles occupent 46 % des emplois en général. Plusieurs femmes gagnent des salaires à peine plus élevés que le salaire minimum. Encore aujourd’hui, les femmes ont 73,7 % des revenus totaux moyens des hommes[1]. »

 

Femmes immigrantes et racisées

Pour beaucoup de femmes, l’accès au marché du travail n’est ni garant d’une plus grande égalité entre femmes et hommes, ni garant d’une amélioration de la qualité de vie. On retrouve une division sexuelle du travail sur le marché de l’emploi, et de plus, il y a une plus grande hiérarchie entre les femmes. « Plus on monte dans la hiérarchie, plus les femmes sont blanches, plus on descend, plus les femmes sont racisées[2].» Ce sont donc majoritairement des femmes racisées ou issues de l’immigration qui occupent les emplois les plus mal rémunérés dans des conditions de grande précarité.

Pour occuper un emploi salarié, les femmes ont souvent accès au travail d’autres femmes, le plus souvent issues de l’immigration des pays du Sud, pour des tâches domestiques ou pour prendre soin des enfants. Ces femmes reçoivent généralement un piètre salaire, sans avantages sociaux (régime de retraite, assurance médicale, etc.). Dans certains cas, des femmes, souvent des Philippines, sont « importées » à l’aide de programmes gouvernementaux pour prendre soin d’enfants et effectuer des tâches domestiques, laissant à d’autres femmes dans leur pays, le soin de s’occuper de leurs enfants. Ces femmes travaillent de longues heures dans des conditions déplorables, parfois sans congé hebdomadaire et obligées de résider chez leur employeur. Dépouillées à leur arrivée de leur passeport et détenant un visa les liant à l’employeur, elles ne peuvent quitter sous peine d’être renvoyées dans leur pays, ce qui les rend vulnérables aux abus et aux agressions. La sociologue Arlie Hochschild parle de « chaîne de soins mondialisée » pour décrire cette réalité ou une femme délègue le soin de ses proches à une autre femme à un coût moindre.

Les femmes n’ont pas toutes le même accès au marché du travail. Dans une économie basée sur la recherche du plus grand profit, il n’y a pas de place pour celles qui ne correspondent pas aux critères d’efficience. Ainsi, les femmes handicapées, les femmes aînées, et les femmes aux prises avec des problèmes de santé mentale ou en situation de grande pauvreté, considérées pas assez productives, sont cavalièrement exclues du marché de l’emploi.

 

Quand économie marchande rime avec destruction, domination et marchandisation

N’ayant d’autres dictats que la quête de profits, l’économie capitaliste encourage la consommation et l’exploitation des ressources naturelles et des territoires, et fait la promotion d’un développement effréné, aux dépens de la survie de la planète. On assiste à une marchandisation qui touche tous les domaines de la vie : le corps et la sexualité des femmes, les savoirs traditionnels, les semences, l’eau, et récemment la fonction de procréation. L’économie marchande prime sur les besoins des communautés; le profit prime sur la vie.

Avec le développement du néolibéralisme, nous avons assisté à la relocalisation de nombreuses industries dans les pays du Sud. Des femmes sont engagées, par exemple, dans des usines de textile, dans des conditions déplorables et pour un salaire de misère, parfois au risque de leur vie, comme l’a prouvé l’effondrement de l’usine textile au Bangladesh où travaillaient des milliers de femmes. Elles n’ont pu s’enfuir car le patron enfermait les ouvrières à clé à l’intérieur de l’usine. Il est de plus en plus clair que « l’imbrication entre le capitalisme et le patriarcat produit de profonds déséquilibres sociaux, environnementaux, économiques, politiques et symboliques qui ne font qu’accentuer les injustices vécues par les femmes et les peuples, en plus de mettre en danger la vie humaine sur Terre[3] ».

 

Mettre la vie au cœur de l’économie

Le travail est depuis longtemps un des champs importants des luttes féministes pour l’égalité et la justice sociale. Mais les impasses dans lesquelles nous nous trouvons dans le système économique actuel nous forcent à nous questionner et à renouveler nos analyses en développant une réflexion de fond sur l’économie et sur les rapports sociaux.

Nous devons remettre en question les paradigmes de l’économie marchande qui ne reconnait que la production de marchandises (biens et services vendus sur le marché) et selon lesquels les intérêts individuels priment sur le bien commun. Nous devons repenser les liens entre le travail salarié et le travail invisible, souvent non rémunéré, de reproduction et de « soin » de la vie. Nous devons reconnaître et lutter de toutes nos forces contre les systèmes d’oppression. Nous devons redéfinir la notion de travail pour englober toutes les formes de travail, rémunéré ou non, autonome ou dépendant, à l’extérieur ou à la maison. « La production et la reproduction doivent être intégrées comme des processus indissociables de l’économie, de la production des richesses et des conditions de vie[4]. »

La notion du bien vivre, qui provient principalement des peuples autochtones de la région des Andes en Amérique latine, vise « la réalisation collective d’une vie épanouie, basée sur des relations harmonieuses et équilibrées entre les êtres humains et tous les êtres vivants[5] ». Au cœur de ce concept, il y a la qualité de la vie, et la recherche d’un équilibre humain et environnemental, plutôt qu’une logique d’accumulation du capital. L’éthique du bien vivre pourrait être un point de départ pour repenser notre rapport au travail.



[1] États-Généraux du féminisme, Cahier du Forum, 14 au 17 novembre 2003, Montréal, pp. 39-46, en ligne

http://www.etatsgenerauxdufeminisme.ca/images/documents/Cahier_de_propositions_-_Section_2.pdf

[2] Alexa Conradi, Pour une rupture féministe avec le fondamentalisme économique, extrait de Le Québec à l’heure des choix: Regards sur les grands enjeux, Éditions Dialogue Nord-Sud, sous la direction de Yanick Barrette 528p., p. 148.

[3] Alexa Conradi, op.cit., p.154

[5] Ibid