Protection contre le chômage ou régulation du marché du travail

Revue Droits et libertés, Vol. 33, numéro 2, automne 2014

 

Benoit Marsan, militant du Mouvement Action Chômage de Montréal et doctorant en histoire à l’UQAM

 

Avec la réforme de la Loi sur l’assurance-emploi de 2013 se pose une fois de plus la question de la fonction d’une telle loi à l’égard de la protection des travailleuses et des travailleurs en chômage. Diane Finley, ministre fédérale des Ressources humaines et du Développement des compétences, déclarait alors : « [nous voulons] nous assurer que les McDonald’s de ce monde ne soient pas obligés de faire venir des travailleurs temporaires étrangers pour faire un travail que des Canadiens sur l’assurance-chômage peuvent faire »[1]. Bien que, pour le commun des mortels, l’assurance-emploi est perçue comme une mesure permettant d’assurer un revenu de remplacement lors de périodes plus ou moins longues de chômage, du côté des acteurs gouvernementaux et du patronat, ce programme est avant tout un mécanisme permettant d’encadrer et de réguler le marché du travail. Cette fonction n’est cependant pas nouvelle et s’inscrit dans des processus historiques bien antérieurs. Ce petit texte de réflexion propose donc de retracer quelques éléments centraux qui structurent les politiques et les systèmes d’assistance relatifs aux sans-emploi dans l’histoire occidentale, canadienne et québécoise. Ce bref retour permet de dégager certaines tendances qui sont toujours au cœur des politiques contemporaines en matière de chômage.

 

Le « pauvre méritant » et le « pauvre indigne »

Dès les 12e et 13e siècles se développent dans l’Occident chrétien des politiques d’assistance aux pauvres. Dans ce contexte émergent des institutions sociales, comme l’organisation de l’aumône, les orphelinats, les hôpitaux, etc. On observe alors les premiers exercices de classement et de sélection de celles et ceux qui doivent être assistés. Ils sont alors divisés en deux grandes catégories. Premièrement, le pauvre méritant est celle ou celui qui de par son état physique ou mental est jugé incapable de travailler (par exemple : le vieillard, le handicapé, le simple d’esprit, etc.). Quant à la deuxième catégorie, le pauvre indigne, il s’agit de celle ou celui qui est en état de travailler, mais se retrouve sans travail (le vagabond est la figure par excellence du « mauvais pauvre » au Moyen Âge). C’est ce dernier qui, jusqu’au 20e siècle, est la plupart du temps exclu en partie ou en totalité des mesures de secours. Bien entendu, les frontières entre ces deux catégories peuvent parfois paraître floues et se déplacent à travers les époques. Cette distinction est tributaire des formes sociales et juridiques qui encadrent le travail à travers l’histoire, ainsi que du contexte géographique et national. Les politiques d’assistance et de secours sont donc avant tout le reflet de l’organisation du travail[2].

 

Libéralisme, salariat et Poor Laws

Avec l’émergence du libéralisme, le salariat devient la forme dominante d’organisation du travail[3]. Ceci mène à une reconfiguration du rapport à la pauvreté et aux secours. Se crée alors une situation paradoxale où le travail libre s’épanouit, mais, en même temps, fragilise la condition ouvrière en généralisant la misère et la pauvreté. Auparavant, c’était l’absence de travail qui était source de pauvreté; désormais, c’est le travail lui-même. Les débats entourant la réforme des Poor Laws de 1834 en Angleterre traitent de la nouvelle réalité engendrée par l’industrialisation : le paupérisme. Pour les penseurs libéraux anglais, les vieilles Poor Laws encouragent la paresse, ne permettent pas la responsabilisation individuelle et surtout freinent le développement du salariat en garantissant un minimum de subsistance aux plus pauvres des travailleurs. La réforme de 1834 permet alors l’instauration d’une politique nationale et centralisée des secours. Elle remet aussi à l’avant-plan et de façon explicite la distinction entre le « pauvre méritant » et le « pauvre indigne ». Sa fonction principale n’est pas de secourir les sans-emploi et les indigent-e-s, mais de préserver la motivation des gens à l’emploi, pour que les conditions de travail les plus exécrables apparaissent comme un moindre mal. L’institution qui assure cette fonction est la workhouse par l’entremise du workhouse test[4]. Le concept de less eligibility est alors de s’assurer que les conditions de secours soient les plus dégradantes possibles, afin que seuls les plus déshérités des déshérités y aient recours. L’objectif est d’assurer les conditions nécessaires à la généralisation du salariat et donc à la croissance du marché[5]. Alors que certaines et certains ont vu dans cette refonte des Poor Laws une manifestation du laissez-faire économique, il faut plutôt la comprendre comme une forme de régulation du marché du travail et une entreprise de moralisation des indigent-e-s[6]. Jusqu’à la Grande Dépression, ce sont les principes des Poor Laws post-1834 qui structurent les politiques d’administration du chômage et de la pauvreté au Canada, à l’exception du Québec.

 

Le Canada et le Québec avant la Grande Dépression

L’économie canadienne est principalement basée sur une économie saisonnière. Dans ce contexte, le chômage fait partie de la réalité d’une partie importante de la classe ouvrière canadienne. Il n’existe alors aucun programme de secours centralisé au niveau fédéral. Le chômage est plutôt perçu comme un phénomène relié à l’urbanisation ou un choix individuel. Quant aux ouvrières et ouvriers vivant du travail saisonnier, on estime qu’il est de leur responsabilité individuelle d’accumuler des économies pour faire face aux périodes de chômage[7]. Contrairement au reste du Canada, ce n’est pas la version canadienne des Poor Laws qui fondent les pratiques d’assistance au Québec. Il faut plutôt regarder du côté des institutions qui précèdent la « Conquête », organisées autour de l’Église et de la famille. Jusqu’à la crise des années 1930, ces pratiques ne concernent que l’indigent « absolu » (celui qui est jugé inapte au travail). Ceci a pour conséquence de tracer « une ligne de démarcation entre l’indigent « absolu » et la masse des pauvres, au cœur de la gouvernementalité libérale, encore plus tranchée qu’ailleurs [au Canada et en Amérique du Nord] »[8]. Dans cette logique, la responsabilité de prendre en charge les pauvres aptes au travail incombe strictement aux soutiens de famille masculins et au réseau familial. Le salariat devient ainsi la seule option de survie[9].

 

Le régime canadien d’assurance-chômage

Avec le chômage massif, les troubles sociaux et les mobilisations populaires engendrées par la Grande Dépression, le gouvernement fédéral se voit forcé de mettre en place un régime d’assurance-chômage dans les années 1940. Durant la même période, le modèle fordiste et l’application de politiques keynésiennes vont mener à une expansion du régime qui s’inscrit non plus dans une logique d’assistance, mais dans le cadre d’une politique de droit au chômage. Cependant, ceci est de courte durée. Dès le début des années 1970, dans un contexte de crise économique, on assiste à une contraction du régime au moment où s’accentue drastiquement la fonction de régulation du travail exercée par le programme (notamment par l’introduction d’une norme variable d’admissibilité en fonction du taux de chômage régional et par l’augmentation des mesures d’exclusion lors de départ volontaire). Cette tendance va s’accentuer jusqu’à la réforme de 1996. Dès lors, le nouveau régime, nommé désormais assurance-emploi[10], devient essentiellement un programme de régulation des marchés régionaux canadiens du travail, par des critères différenciés d’admissibilité et des programmes adaptés de formation de la main-d’œuvre[11]. Les plus récents chiffres confirment cette réalité.

Bien que le taux de couverture au programme ait diminué entre 1997 et 2014 dans l’ensemble du Canada, il reste relativement élevé dans les régions où le travail saisonnier occupe une place centrale dans l’économie régionale. Dans d’autres zones canadiennes, le programme ne concerne plus qu’une minorité de travailleuses et de travailleurs. Par exemple, à Toronto, seulement 20,3 % des chômeuses et des chômeurs sont maintenant admissibles aux prestations d’assurance-emploi[12]. Selon les plus récentes données, « le nombre d’interventions des SAE [Service d’aide à l’emploi, mesures actives] a augmenté de 14,2 % pour atteindre 901 062, alors que le nombre d’interventions relatives aux prestations d’emploi [prestations de chômage] a chuté de 6,1 % pour se fixer à 149 521 interventions, soit le plus bas niveau en 10 ans. Globalement, les dépenses engagées par les provinces et territoires sont passées des prestations d’emploi (-7,5 %) aux SAE (+1,6 %) »[13].

 

Conclusion

La réforme de 2013 a été motivée dans les discours officiels comme une volonté de « contrôler les dépenses et [d’]éviter les abus ». Cependant, l’objectif réel de cette réforme est double : 1- la réforme du processus de contestation des décisions vise à restreindre les droits des prestataires; 2- quant à la nouvelle définition de « l’emploi convenable », elle vise à accélérer le retour sur le marché du travail des prestataires « le plus rapidement possible et à n’importe quel prix ». Le « chômeur méritant » devient celui ou celle qui ne demande jamais de prestations et le « chômeur indigne » est celui ou celle qui a recours fréquemment au programme (les critères de recherche d’emploi sont désormais plus sévères pour les sans-emploi qui font souvent des demandes de prestation). En éliminant pratiquement la notion « d’emploi convenable », « tous les emplois sont [désormais] de bons emplois ». C’est donc le concept de less eligibility qui redevient ainsi le principe moteur des politiques en matière de chômage. Désormais, pour la très grande majorité des sans-emploi, c’est le salariat (où le salaire minimum devient le seul seuil minimal acceptable) qui est l’unique alternative au chômage, et ce, au plus grand avantage des employeurs.

 



[1] Collectifs d’auteurs, « Réformes de l’assurance-emploi et de l’aide sociale – Des machines à produire pauvreté et sous-citoyenneté », Le Devoir, 18 avril 2013 [en ligne]. http://www.ledevoir.com/politique/canada/375937/des-machines-a-produire-pauvrete-et-sous-citoyennete

[2] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Gallimard, 1995, 813 p.

[3] Bien entendu, l’émergence du salariat est le fruit d’un long et complexe processus historique qu’il est impossible d’aborder ici.

[4] Pour comprendre plus en détails comment le « workhouse test » et la « workhouse » fonctionnent concrètement au Canada, voir l’exemple de la House of Industry de Toronto. Gaétan Héroux et Bryan D. Palmer, « ‘Cracking the Stone’ : The Long History of Capitalist Crisis and Toronto’s Dispossessed », Labour/Le Travail, no. 69, 2012, p. 9-62.

[5] Notamment en assurant la reproduction patriarcale de la cellule familiale organisée autour du soutien de famille masculin.

[6] À ce sujet, voir Mitchell Dean, The Constitution of Poverty : Toward a Genealogy of Liberal Governance, New York, Routledge, 2011 [1991], 247 p.

[7] Selon Struthers, c’est à partir de ces mécanismes et discours que s’exerce principalement le principe de Less eligibility au Canada anglais. James Struthers, No Fault of Their Own : Unemployment and the Canadian Welfare State, 1914-1941, Toronto, University of Toronto Press, 1983, 268 p.

[8] Martin Petitclerc, op. cit., p.235.

[9] Ibid., p. 237.

[10] Le changement de nom est d’ailleurs très évocateur quant à ses nouvelles orientations.

[11] À ce sujet, voir Georges Campeau, De l’assurance-chômage à l’assurance-emploi : L’histoire du régime canadien et de son détournement, Montréal, Boréal, 2001, 396 p.

[12] « Unemployed? Good luck getting EI as eligibility hits all-time low », Press Progress, 25 août 2014 [en ligne]. http://www.pressprogress.ca/en/post/unemployed-good-luck-getting-ei-eligibility-hits-all-time-low-0

[13] Commission de l’assurance-emploi, Rapport de contrôle et d’évaluation de l’assurance-emploi 2012-2013, 2014 [en ligne]. http://www.edsc.gc.ca/fr/rapports/assurance_emploi/controle2013/index.page