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Adelle Blackett, professeure agrégée
Faculté de droit, Université McGill
Le travail domestique – la reproduction d’un « statut » social
Au-delà du caractère sexo-spécifique du travail de care [1], il est impossible de comprendre les défis auxquels font face les travailleuses domestiques dans le contexte d’une mondialisation néolibérale, sans savoir ou reconnaître que le travail domestique constitue un statut social écrit sur le corps concret et historicisé des femmes subalternes et racisées. Il est à noter que dans de nombreux pays, le mot contemporain pour « travailleuse domestique » demeure littéralement « esclave ». La violence des rapports hiérarchisés, souvent coloniaux, est recréée dans la familiarité de certains comportements souvent caractéristiques des rapports quotidiens domestiques. Difficile, autrement, de comprendre la disponibilité perpétuelle présumée de ces travailleuses qui œuvrent sans heures de travail fixes- et souvent vivent – au sein du foyer d’un autre.
Les meilleures études ethnographiques soulignent à la fois une proximité et une surveillance constantes, jumelées à un rapport de servitude impliquant l’abnégation de la personne au travail. Ce paradoxe est vécu comme déshumanisant, une atteinte à la dignité des travailleuses domestiques. Fatima El Ayoubi, une femme d’origine marocaine, a capté son expérience de « femme de ménage » en France dans un récit évocateur. El Ayoubi souligne le mépris quotidien auquel elle fait face, au-delà des conditions de travail ardues. Toutefois, elle est loin de considérer le travail domestique comme indigne. Elle s’insurge, plutôt, contre le fait qu’on dévalorise ce type de travail et qu’on rende la travailleuse « invisible » :
Beaucoup de gens ignorent ce qu’est l’art. J’ai toujours travaillé en cherchant l’élégance de ce que je fais. Même lorsque je repasse une chemise. Je veux ressentir, au fond de moi, une harmonie esthétique.
Je repasse les chemises, j’enlève les poussières.
Je dépoussière le monde pour admirer partout de la beauté et de la propreté.
Cet art, auquel je m’applique neuf heures par jour durant toutes ces années, personne ne le voit.
Lorsque je reviens, le lendemain, je recommence à faire souffrir mon âme et mon corps.[2]
Le travail domestique : réguler le « travail décent »?
Les travailleuses domestiques, à travers le monde, se sont organisées à l’échelle transnationale, sous forme initialement de réseau et, par la suite, de syndicat : la Fédération internationale des travailleuses domestiques. Elles ont mené une campagne remarquable, militant en faveur d’une nouvelle norme internationale du travail sur le travail décent des travailleuses domestiques.[3] Leur réclamation principale était claire : ne plus être traitées comme des esclaves, ou des servantes, mais être reconnues comme des travailleuses à part entière. Pour ce faire, elles ont lutté pour que la spécificité de leur travail soit prise en compte, par des normes spécifiques à elles.
Les normes internationales du travail ont été adoptées le 16 juin 2011, à la suite de deux années de discussions, par la Conférence internationale du travail, organe tripartite de l’Organisation internationale du travail (OIT). Les travailleuses domestiques ont répondu présentes, et à cette date, devenue la Journée internationale des travailleuses et travailleurs domestiques, elles ont réclamé la ratification et la mise en œuvre des normes. Par leur militantisme, à plusieurs échelles de gouvernance – internationale, régionale, nationale et au lieu de travail qu’est le domicile de l’employeur – les travailleuses domestiques donnent vie à la notion de l’autonomie collective au cœur de la liberté d’association. L’autonomie collective est exercée sous forme de « lieu de production normative ».[4] Les travailleuses domestiques refusent de consentir à la reproduction d’une normativité racisée et sexospécifique de la vente et l’achat de leur force de travail; elles construisent à l’aide des nouveaux instruments internationaux, une normativité autre, basée sur la justice sociale : la reconnaissance de la contribution de leur travail de care à l’économie mondiale, la redistribution économique, et la représentation.[5]
Compris dans ce sens large, la régulation du travail domestique reflète une préoccupation plus large de transposition des acquis de l’égalité au travail domestique, en refusant toute forme d’inégalité structurelle, ou « permanente ».[6] Autrement dit, il s’agit d’adopter une approche large et inclusive du droit du travail, tout en reconnaissant, comme a conclu le rapport sur le droit et la pratique du Bureau international du travail (BIT),
qu’il n’existe pas de distinction fondamentale entre le travail à la maison et le travail à l’extérieur, ni de définitions simples du domaine public/ domaine privé, lieu de travail/domicile, employeur/ employé. Les soins dispensés à des enfants, des [personnes] handicapées ou des personnes âgées à domicile ou dans un établissement public relèvent tous du même cadre règlementaire, où diverses politiques, notamment en matière de migrations, conditionnent à la fois l’offre et la demande de services.[7]
Réguler le travail domestique implique nécessairement de transformer les rapports en faveur d’une vision alternative. Les travailleuses domestiques ont milité pour être incluses dans le corpus du droit du travail et pour influencer la nature de cette inclusion. Elles ont exigé un statut analogue à tous les autres travailleuses et travailleurs, tout en insistant sur des normes internationales du travail qui reflètent la spécificité de leur travail. La vision alternative se démarque dans la Convention (no 189) et la Recommandation (no 201) sur le travail décent des travailleuses et travailleurs domestiques, 2011, notamment par le refus de la présomption de disponibilité perpétuelle. Par exemple, l’article 9 de la Convention no 189 reconnaît l’importance pour les travailleuses domestiques d’avoir le droit de ne pas habiter au sein du ménage de l’employeur.
L’article 3(1) de la Convention no 189 prévoit que « tout Membre doit prendre les mesures pour assurer la promotion et la protection effectives des droits humains de toutes les travailleuses domestiques comme prévu dans la présente convention ». D’autres dispositions, notamment le paragraphe 13 de la Recommandation n o 201, reconnaissent l’application du principe d’heures de travail raisonnables et l’importance de garantir des périodes de repos, comme cela se fait pour d’autres catégories de travailleuses et travailleurs. Le paragraphe en question rappelle que la travailleuse domestique n’est pas en congé annuel payé quand elle accompagne les membres du ménage de l’employeur en vacances.
Les nouvelles normes prêtent une attention particulière au travail migrant, tout en s’appliquant à l’ensemble des travailleuses domestiques dans leur qualité de travailleuses,[8] qu’elles soient en situation régulière ou « sans papiers ». L’article 15 de la Convention no 189 vise à réguler les agences privées de recrutement. Différentes dispositions visent la formalisation des conditions de recrutement, les cotisations pour la sécurité sociale et le rapatriement.[9] Le paragraphe 26(4) de la Recommandation no 201 aborde même le contexte de l’immunité diplomatique, précisant que les Membres devraient envisager « d’adopter… des politiques et des codes de conduite destinés à prévenir la violation des droits des travailleurs domestiques » et « de coopérer entre eux aux niveaux bilatéral, régional et multilatéral pour aborder la question des pratiques abusives à l’encontre des travailleurs domestiques et prévenir ces pratiques. »
Transformation sociale par le droit?
Est-ce que ces normes internationales du travail réussissent à avoir un impact sur la vie des 53 à 100 millions de personnes qui ont comme occupation le travail domestique? Certes, il y a une nouvelle visibilité au sort de ces travailleuses, et une mobilisation par excellence pour réclamer la reconnaissance, la redistribution et la représentation. Il y a un renouveau de la réforme juridique dans de nombreux États, souvent avec l’assistance technique du BIT. Chose notoire, l’innovation juridique est fréquemment basée sur les réformes initiées par des pays du Sud, entre autres, l’Afrique du Sud. Mais les commentateurs sud-africains nous rappellent à quel point la réforme juridique est précaire, voir difficilement adaptée (adaptable) aux circonstances spécifiques du travail domestique et favorise difficilement l’autonomie collective des acteurs.[10] Au Québec, les modifications récentes du programme des aides familiales enlèvent l’obligation étatique pour les travailleuses domestiques de vivre chez l’employeur. Toutefois, l’employeur potentiel doit faire effectuer une évaluation de disponibilité, pour établir l’existence d’une pénurie de travailleuses dans le secteur. Nous risquons donc de voir persister l’ « obligation » de résidence pour ces mêmes travailleuses. [11] Cette question va au-delà même des dispositions dans la Convention n o 189 prévoyant que les membres doivent prendre des mesures pour assurer un « accès effectif aux tribunaux ou à d’autres mécanismes de règlement des différends, à des conditions qui ne soient pas moins favorables que celles qui sont prévues pour l’ensemble des travailleurs » (Art. 16) ou des dispositions en matière d’inspection de travail au domicile (Art. 17). Et la nécessité de la solidarité et de la collaboration internationale semble de mise.
La question est d’identifier si la régulation du travail décent des travailleuses domestiques peut permettre à un droit du travail menacé sous sa forme résolument nationale, axée sur les rapports de production et d’une distribution mondiale profondément asymétrique, d’accoucher d’un autre modèle. Car la régulation du travail décent des travailleuses domestiques, pour rejoindre véritablement cette catégorie de travailleuses, ne doit pas résider dans le maintien d’un secteur dit « tertiaire », établi sur la base des inégalités sociales.[12] Le travail domestique permet de constater la nécessité de transformer les rapports sociaux et appelle à une approche contre-hégémonique, ancrée dans la formulation large de solidarités et enracinée dans le souci de soutenir, d’encadrer, d’affirmer et d’élargir l’espace pour développer la capacité d’exercer une autonomie collective, au-delà du droit du travail. Ainsi, le défi de la régulation du travail décent des travailleuses domestiques devient une source d’inspiration pour les approches favorisant l’émancipation.
Bibliographie
[1]. J’utilise délibérément et de façon interchangeable les termes care et « travail domestique ». Je reconnais que le mot care est souvent appliqué aux soins d’ordre infirmier prodigués à l’extérieur du ménage, et à des responsabilités identiques à l’intérieur du ménage « réservés » à la « mère ». L’expression « travail domestique », perçu comme travail « subalterne », est souvent réservée aux responsabilités telles que le ménage. Ce faisant, je souhaite ne pas reproduire la hiérarchie de race et de classe sociale qui peut s’ajouter à la distinction. Voir Dorothy Roberts, « Spiritual and Menial Housework » (1997) 9 Yale J. L. and Feminism 51. La Convention no 189, Article 1(a) épouse une définition de travail domestique compatible avec cette approche : « le travail effectué au sein de ou pour un ou plusieurs ménages. »
[2]. Fatima Elayoubi, Prière à la Lune, Paris, Bachari, 2006. L’ambivalence qu’on retrouve chez El Ayoubi a été observée aussi par plusieurs chercheurs, y compris Bonnie Thornton Dill, Across the Boundaries of Race and Class : An Exploration of Work and Family among Black Female Domestic Servants, New York, Garland Publishing, 1994 & récemment, Shireen Ally, From Servants to Workers : South African Domestic Workers and the Democratic State, Ithaca, Cornell University Press, 2009.
[3]. Voir Célia Mather, « Yes, we did it : How the World’s Domestic Workers Won their International Rights and Recognition » , disponible http://wiego.org/sites/wiego.org/files/resources/files/Mather_Yes%20we%20did%20it!_2013.pdf.
[4]. Guylaine Vallée et Pierre Verge, « Pluralité et articulation des sources du droit du travail : le caractère central de l’autonomie collective » dans Gregor Murray et al, dir., L’état des relations professionnelles : traditions et perspectives de recherche, Québec, Presses de l’Université Laval, 1996, 419.
[5]. Nancy Fraser, Scales of Justice : Reimagining Political Space in a Globalizing World, New York, Columbia University Press, 2009.
[6]. Colleen Sheppard, Inclusive Equality : The Relational Dimensions of Systemic Discrimination in Canada, Montréal, Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2010.
[7]. Bureau international du travail, Travail décent des travailleurs domestiques, Rapport IV :1 de la Conférence internationale du travail, 99e Session, 2010, en ligne : http://ilo.org/ilc/ILCSessions/99thSession/reports/WCMS_104701/lang–fr/index.htm.
[8]. L’article 1 de la Convention, longuement négocié, désigne un « travailleur domestique » comme « toute personne de genre féminin ou masculin exécutant un travail domestique dans le cadre d’une relation de travail. » L’article 1(c) exclut de la définition « une personne qui effectue un travail domestique seulement de manière occasionnelle ou sporadique sans en faire sa profession ».
[9]. Article 8 de la Convention no 189 ; Paragraphes 20 & 22 de la Recommandation no 201.
[10]. Voir Darcy du Toit, ed., Exploited, Undervalued and Essential : Domestic Workers and the Realization of their Rights, Pretoria, University of Pretoria Law Press, 2013, disponible http://www.pulp.up.ac.za/pdf/2013_11/2013_11.pdf.
[11]. Sur les conditions de travail et de logement au Québec, voir Elsa Gallérand et al., Travail domestique et exploitation : Le cas des travailleuses domestiques philippines au Canada (PAFR), janvier 2015, disponible : http://www.mcgill.ca/lldrl/files/lldrl/15.01.09_rapport_fr_vu2.5.1_1.pdf.
[12]. François-Xavier Devetter et al., Les services à la personne, Paris, La Découverte, 2009.