Un monde sous surveillance

Cet article aborde la surveillance de masse aux États-Unis, l’espionnage de masse au Royaume-Uni, le programme d’assassinats par drone de la Maison-Blanche et la loi antiterroriste C-51.

Retour à la table des matières

Martine Eloy et Dominique Peschard, comité sur la surveillance des populations
Ligue des droits et libertés

Surveillance de masse au service des poursuites criminelles

Une division opaque du Drug Enforcement Administration (DEA) des États-Unis est chargée de rediriger secrètement l’information compilée par les agences de renseignement à des organismes d’application de la loi afin d’initier des enquêtes criminelles. Cette unité, la Special Operations Division (SOD), travaille en partenariat avec deux douzaines d’agences, dont le FBI, la CIA, la NSA, l’Internal Revenue Service et le Department of Homeland Security. Les informations obtenues au nom de la lutte au terrorisme, entre autres à travers l’interception de communications de toutes sortes et de registres d’appels téléphoniques, sont données comme pistes aux autorités policières. Ces dernières ont l’obligation de protéger l’identité de leur source d’informations, la SOD.

Le procédé repose sur un stratagème que la DEA appelle Parallel construction. Après avoir procédé à une arrestation, les policiers fabriquent un faux motif dans le but de masquer le rôle de la SOD : les agents ont comme directive de monter un scénario qui laisse croire que l’information a été obtenue par des méthodes d’enquête traditionnelles. Par exemple, la SOD suggère à une force policière d’intercepter tel véhicule à telle heure, mais les policiers vont prétexter un autre motif. En pratique, il y a peu de chances que le rôle de la SOD soit dévoilé en cour car le plus souvent, surtout dans les cas de trafic de stupéfiants, les accusés plaident coupable et la preuve n’est jamais mise en examen. Si jamais le processus pénal risque de divulguer le rôle joué par la SOD, les poursuites sont tout simplement abandonnées.

Un ancien agent de la DEA a comparé cette manière de camoufler l’information au blanchiment d’argent. Dans la mesure où les informations à l’origine d’une enquête peuvent avoir été obtenues à partir d’une surveillance de masse sans objet précis, le stratagème permet de contourner la protection des individus contre les fouilles abusives. Le programme permet également d’esquiver les procédures judiciaires permettant aux juges d’examiner à huis clos de l’information sensible, tels des renseignements protégés ou l’identité d’un informateur, ce qui aurait permis de déterminer l’utilité de celle-ci pour la défense. James Felman, vice-président de la section du droit criminel de l’American Bar Association (ABA), qualifie cette pratique de scandaleuse et d’indéfendable.

Espionnage de masse – le Royaume-Uni rivalise avec les États-Unis

Le 25 septembre 2015, The Intercept, le magazine en ligne de Glenn Greenwald , publiait des documents obtenus par Edward Snowden sur la surveillance exercée par le Government Communications Headquarters (GCHQ) du Royaume-Uni. Le GCHQ est le pendant britannique de la National Security Agency (NSA) des États-Unis. Mise en place en 2007-2008, l’opération Karma Police bâtit des profils en s’appuyant sur l’analyse de l’ensemble des communications de la population. Les documents révèlent que le GCHQ a récolté 50 milliards de métadonnées en 2012 et prévoyait porter ce chiffre à 100 milliards d’ici la fin de cette année.

La loi britannique permet la surveillance de masse. Malgré cela, le gouvernement conservateur de David Cameron entend déposer un projet de loi, l’Investigatory Powers Bill, qui augmentera la surveillance des communications. Cette loi obligerait les compagnies à conserver l’historique des communications de leurs abonnés pendant un an et interdirait aux compagnies comme Google et Apple d’offrir à leurs abonnés un système d’encryptage qu’elles ne peuvent décrypter elles-mêmes lorsque les autorités le leur demande. Dans une phrase qui nous rappelle l’ineffable Vic Toews, le premier ministre du Royaume-Uni, David Cameron a déclaré que l’on ne devait pas fournir un espace protégé aux criminels et aux pédophiles.

Le rapporteur spécial sur le droit à la vie privée du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (ONU), Joseph Cannataci, a décrit les mécanismes existant au Royaume-Uni pour protéger la vie privée de mauvaise blague.

Le programme étatsunien d’assassinats par drone dévoilé

En octobre 2015, The Intercept, le magazine en ligne de Glenn Greenwald, publiait les Drone Papers qui documentent le programme d’assassinats ciblés par drone du gouvernement des États-Unis. Les drones sont des avions sans pilote, dirigés à distance par des opérateurs au sol, décollant de bases à l’étranger, mais dont les opérateurs se trouvent aux États-Unis. Ces appareils sont dotés de puissants moyens de surveillance et de missiles capables de frapper des cibles au sol.

Les Drone Papers expliquent comment les bureaucraties du Pentagone et de la Maison-Blanche déterminent la liste des candidats à l’assassinat (la décision finale de tuer relevant du Président). Les documents détaillent le modus operandi : la cible est suivie sur écrans pendant des heures par une batterie d’opérateurs situés dans une vaste salle de contrôle jusqu’à ce que l’ordre de tirer soit donné. Dans le jargon des opérateurs, le drone est un bird, et la victime est un objective qui devient un jackpot lorsqu’elle est atteinte. La plupart du temps, la cible est en fait un téléphone cellulaire associé, à tort ou à raison, à la cible. Lorsque la frappe rate la cible et tue d’autres personnes, ces dernières sont qualifiées d’enemy killed in action (d’ennemis tués en action). Les personnes autres que les cibles visées représentent 90 % des personnes tuées. Le mot assassinat est bien entendu banni de ce programme de meurtres aseptisé.

Les Drone Papers sont accessibles sur le site de The Intercept :
https://theintercept.com/drone-papers/the-assassination-complex/

Pour une Convention de Genève du numérique

Les révélations de Snowden n’ont pas été qu’un feu de paille; elles continuent à avoir des répercussions à travers le monde. Plusieurs gouvernements ont réagi, sans doute parce qu’ils ont appris, lors de ces révélations, que la surveillance par les États-Unis ne concernait pas uniquement leur population, mais qu’eux aussi en avaient fait l’objet. Ainsi, le Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies a créé, pour la première fois, un poste de rapporteur spécial sur le droit à la vie privée. Nouvellement nommé, Joseph Cannataci, professeur de Droit à l’Université de Malte, a le mandat d’examiner les politiques gouvernementales en matière de surveillance numérique et de collecte de renseignements personnels, et d’identifier les pratiques qui portent atteinte à la vie privée sans raison valable. Monsieur Cannataci estime que la surveillance institutionnalisée des communications numériques crée un environnement pire que celui imaginé par Georges Orwell dans son célèbre roman, 1984. Selon lui, il nous faut l’équivalent de la Convention de Genève pour encadrer le droit à la protection de la vie privée et des renseignements personnels dans l’univers numérique.

Des artistes se mobilisent et demandent le retrait de C-51

Après d’ex-sénateurs, juges et autres hauts gradés de l’administration publique, c’était au tour d’artistes et d’auteur-e-s réputé-e-s de lancer un appel pour le retrait de la Loi antiterroriste de 2015, dite Loi C-51. Dans une lettre ouverte publiée le 29 septembre dernier, plus de 200 artistes et auteur-e-s, dont l’écrivaine Margaret Atwood, ont dénoncé la récente loi antiterroriste. Selon eux, cette loi porte atteinte à la créativité artistique et à la liberté d’expression, car le flou entourant les dispositions définissant la promotion du terrorisme permettrait, entre autres, de viser des artistes et des auteur-e-s. La lettre avance que selon l’interprétation que l’on en fait, la Loi C-51 donne carte blanche au gouvernement pour réduire au silence tous ceux et celles qui ne partagent pas ses positions et qui le critiquent. Le gouvernement Harper a fait adopter ce projet de loi à toute vapeur sous des prétextes fallacieux de sécurité citoyenne, mais les auteurs de la lettre terminent en rappelant qu’il y a de bien meilleures façons de lutter contre le terrorisme que d’adopter une telle loi, et que la Loi antiterroriste de 2015 attaque les principes fondamentaux de notre démocratie. Justin Trudeau s’est engagé à l’amender. « Toutefois, précise la lettre, aucun amendement ne saurait la rendre acceptable. Nous devons exiger son retrait pur et simple! »

 

Retour à la table des matières