Retour à la table des matières
Anne Levesque, avocate[1]
Il y a aujourd’hui trois fois plus d’enfants des Premières Nations en famille d’accueil qu’il y avait d’élèves autochtones fréquentant les pensionnats. La recherche et la preuve soumise aux tribunaux ont révélé que ce problème est lié aux structures de financement inéquitables et déficientes des services d’aide à l’enfance offerts par le gouvernement du Canada aux enfants et aux familles des Premières Nations. En 2007, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (la Société de soutien) et l’Assemblée des Premières Nations (APN) déposent une plainte devant le Tribunal canadien des droits de la personne contre le gouvernement du Canada, alléguant que les services d’aide à l’enfance offerts à plus de 163 000 enfants des Premières Nations étaient discriminatoires et contrevenaient à la Loi canadienne sur les droits de la personne.
En réponse à cette plainte, le gouvernement canadien dépense des millions de dollars en frais juridiques, tentant en vain de faire rejeter les allégations de façon préliminaire. En dépit de ces manœuvres procédurales, l’audience commence en février 2013. Pour la première fois de l’histoire du Canada, la responsabilité du gouvernement fédéral à l’égard du traitement discriminatoire qu’il réserve aux enfants des Premières Nations est évaluée par un organisme quasi-judiciaire pouvant rendre des décisions contraignantes et des ordonnances réparatrices. Après avoir entendu plus de 25 témoins et examiné plus de 500 documents déposés en preuve, le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) rend sa décision le 26 janvier 2016, tranchant en faveur des plaignants. Plus particulièrement, le Tribunal conclut que les régimes de financement des services d’aide à l’enfance du Canada ne permettaient pas aux enfants des Premières Nations de recevoir des services équitables répondant à leurs besoins ou étant adaptés à leur culture. De surcroît, le Tribunal conclut que les régimes de financement des services d’aide à l’enfance du Canada ont pour effet d’inciter les agences à retirer les enfants des Premières Nations de leurs communautés et de les placer dans des foyers d’accueil. Le Tribunal ordonne au gouvernement de cesser immédiatement le traitement discriminatoire des enfants des Premières Nations, mais réserve sa décision quant aux ordonnances précises en matière d’indemnisation et de réparations systémiques.
L’encre de la décision n’était pas encore sèche que déjà d’autres allégations de traitement discriminatoire du gouvernement du Canada envers les enfants des Premières Nations voient le jour en février 2016. Cette fois, elles sont liées à la discrimination en matière de santé. La CBC News rapporte que Santé Canada a refusé plusieurs demandes de financement d’un appareil dentaire destiné à corriger une malocclusion chez Kenndy Willier, une adolescente de Premières Nations de l’Alberta, qui éprouve des maux de tête sérieux et de la douleur chronique en raison de sa condition médicale. Ces services médicaux essentiels sont en théorie couverts par le Programme des services de santé non assurés (PSSNA), un programme administré par Santé Canada visant à assurer que les Premières Nations et les Inuit puissent atteindre un état de santé globale comparable à celui des autres Canadien-ne-s. Bien que l’appareil de Kennedy ait été jugé médicalement nécessaire par son médecin, et que des demandes de financement aient été présentées avec les preuves médicales pertinentes à l’appui, Santé Canada refuse de lui accorder le soutien financier dont elle a besoin. Il appert que l’histoire de Kennedy n’est que la pointe de l’iceberg. Peu de temps après que cette histoire ait fait les manchettes, des statistiques choquantes relatives au taux de rejet des demandes de financement auprès du PSSNA sont rendues publiques. Santé Canada rejette en moyenne 80 pour cent des demandes de financement de services médicaux essentiels présentées par des enfants de Première Nations, et ce dès la première étape du processus de demande. Les taux de rejet à la deuxième et la troisième étape d’appel sont de 99 pour cent et 100 pour cent, respectivement. À la lumière de ces statistiques alarmantes, il semblerait que les enfants des Premières Nations doivent encore une fois se tourner vers les tribunaux afin de revendiquer des services de santé essentiels auxquels ont droit les autres enfants canadiens.
La décision du Tribunal n’a pas encore eu d’impact tangible dans la vie des plus de 163 000 enfants des Premières Nations dont les droits à l’égalité ont été bafoués. Bien que le gouvernement du Canada n’ait pas porté la décision du Tribunal en révision judiciaire, au moment d’écrire ces lignes, aucune mesure n’a été prise par celui-ci afin de se conformer à l’ordonnance du Tribunal de cesser immédiatement tout traitement discriminatoire contre les enfants des Premières Nations en matière d’aide à l’enfance. Lors de sa comparution devant le Comité des droits sociaux, économiques et culturels des Nations Unies en février 2016, le Canada n’a pris aucun engagement de réformer ses régimes de financement de services d’aide à l’enfance aux Premières Nations. En réponse aux questions des membres du Comité, le Canada a vanté les mérites de son « Approche améliorée axée sur la prévention ». C’est précisément cette formule qui a été jugée discriminatoire par le Tribunal des droits de la personne. De même, le budget du gouvernement présenté en mars 2016 ne fait que jeter de la poudre aux yeux des Canadien-ne-s qui revendiquent la fin de la discrimination raciale dans la politique fiscale de notre pays. Pour cette année, le Canada s’engage à augmenter son financement de services d’aide à l’enfance de 71 millions alors qu’en 2012, les documents du gouvernement estimaient le sous-financement de ces services aux enfants des Premières Nations par rapport à ceux offerts à d’autres Canadien-ne-s à plus de 109 millions de dollars. En fait, la majorité du financement prévu pour les services aux enfants des Premières Nations dans le budget ne sera versée qu’en 2020-2021, soit durant la première année du prochain gouvernement, ou s’il est réélu, du second mandat du gouvernement libéral. Les enfants des Premières Nations devront ainsi retourner devant le Tribunal afin de demander des ordonnances précises pour mettre fin à la discrimination dont ils sont victimes. En l’absence d’une volonté politique de donner suite à son obligation dans ce dossier, le gouvernement du Canada pourrait se voir légalement contraint par le Tribunal de passer aux actes afin de mettre fin au traitement discriminatoire des enfants des Premières Nations.
[1] Anne Levesque est l’une des avocates qui représentaient la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières nations du Canada dans sa plainte historique contre le Canada concernant le traitement discriminatoire envers les enfants de Premières Nations en matière d’aide à l’enfance. Elle a étudié le droit à la Faculté de droit (Section common law) de l’Université d’Ottawa avant de faire sa maîtrise en droit international de la personne à l’University of Oxford.