Miser sur la mobilité au cours d’une génération

Nous faisons face à un paradoxe : au nom du contrôle des frontières, les États ont en fait perdu le contrôle de certaines d’entre elles en suscitant un marché clandestin. La souveraineté territoriale devrait plutôt se traduire par la capacité de savoir qui traverse la frontière. Pour cela, il faut inciter les migrant.e.s à venir voir la ou le garde-frontière plutôt que la ou le passeur.

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 François Crépeau, directeur du Centre sur les droits de la personne et le pluralisme juridique de l’Université McGill et Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme des migrants

L’Europe n’a pas besoin de renoncer à sa liberté de mouvement. C’est plutôt en mettant sur pied un régime de mobilité mieux réglementé qu’elle pourra mieux contrôler ses frontières.

Lorsqu’il y a un impérieux besoin de migrer pour sauver sa famille ou soi-même de la violence ou de la misère, il est impossible d’empêcher ces mouvements migratoires sans violer systématiquement les droits de l’homme des migrant-e-s. La migration peut être détournée par des barrières et des navires de guerre, mais seulement pour un temps car elle se reforme ailleurs. Les tentatives européennes de mettre un terme à la migration irrégulière échoueront invariablement en raison des facteurs de répulsion et d’attraction qui existent, notamment les besoins de survie des migrant-e-s et les besoins du marché de l’emploi européen. Au cœur de leur réponse, les politicien-ne-s affirment souvent qu’il faut « combattre les passeurs » (par la création de la force maritime EUNAVFOR – Force navale européenne – ou l’appel aux navires de l’OTAN); cela est très souvent futile puisque la création du marché de la migration irrégulière découle directement des obstacles érigés contre la mobilité.

Comme c’est le cas pour de nombreux enjeux sociaux (prohibition de l’alcool dans les années trente ou la présente « war on drugs »), la prohibition fait partie du problème et non de la solution : prohiber crée immédiatement un marché clandestin où se développent violence et misère. Certaines populations doivent se déplacer. En l’absence de solutions de mobilité sécuritaires, légales et abordables, ce sont les organisations criminelles opportunistes qui offrent ces services de mobilité. Pour les États, il serait plus efficace et moins coûteux de couper l’herbe sous le pied des passeurs en organisant le marché de la mobilité plutôt que de tenter vainement d’y résister.

Il est faux de traduire la souveraineté territoriale par le pouvoir de bloquer toute migration aux frontières. L’espèce humaine est migrante dans sa génétique et la plupart des frontières sont poreuses et l’ont toujours été. Nous faisons face à un paradoxe : au nom du contrôle des frontières, les États ont en fait perdu le contrôle de certaines d’entre elles en suscitant un marché clandestin. La souveraineté territoriale devrait plutôt se traduire par la capacité de savoir qui traverse la frontière. Pour cela, il faut inciter les migrant-e-s à venir voir la ou le garde-frontière plutôt que la ou le passeur.

Si les États offraient les services de mobilité dont les migrant-e-s ont besoin, par exemple par l’obtention facile de visas pour la plupart, les migrant-e-s viendraient en train ou en traversier. Personne ne mourrait et les États récupéreraient des passeurs le marché de la mobilité. Si les visas étaient cédés à un prix raisonnable (sans doute avec des exemptions pour les réfugié-e-s les plus démunis), les États pourraient récupérer de vastes sommes qui disparaissent dans les circuits criminels : à 200 € le visa, le million de migrant-e-s de 2015 aurait pu rapporter entre 100 et 200 millions € et aurait permis à bien des migrant-e-s d’épargner des sommes infiniment supérieures qui auraient pu utilement servir à faciliter leur intégration. De plus, au cours du processus d’obtention des visas, les agences de sécurité des pays de destination auraient le temps de faire les enquêtes de sécurité dont elles ont besoin sur les individus qui veulent traverser leurs frontières.

Pour une partie des réfugié-e-s, notamment les Syrien-ne-s et les Érythréen-ne-s, mais aussi pour la plupart des Afghan-e-s et beaucoup des Somalien-ne-s, l’Europe doit mettre en place un important programme de rétablissement et le planifier sur une période de plusieurs années. Les réfugié-e-s ne paieront plus de fortes sommes d’argent aux passeurs et ne risqueront pas la vie de leurs enfants s’ils savent qu’une solution de mobilité sécuritaire, légale et abordable sera disponible dans un futur prévisible. L’organisation de départs et d’arrivées régularisés aiderait aussi à combattre les stéréotypes associant les migrant-e-s au chaos que les médias rapportent quotidiennement sur les plages méditerranéennes. Cela inciterait également les politicien-ne-s européens centristes (de droite comme de gauche) à développer un discours pro-mobilité, pro-migration et pro-diversité, qui sache rassembler des majorités électorales.

La « crise migratoire » en Europe n’est pas une crise de capacités, mais bien une crise de leadership politique. L’accueil de trois millions de réfugié-e-s sur une période de six ans, distribués à travers les 28 pays de l’Union européenne en fonction de leur population, produirait un nombre annuel par pays parfaitement gérable: si on prend seulement la population comme clef de distribution, l’Allemagne serait responsable de 80 000 réfugié-e-s par année, le Royaume-Uni de 60 000, la Belgique de 10 000, la Suisse (qui fait partie de Schengen) de 7 000 seulement.

L’exemple canadien d’accueil de 25 000 réfugié-e-s syriens au cours des derniers mois et la promesse de l’accueil de 25 000 autres d’ici la fin de 2016 sont un modèle clair de ce que l’Europe pourrait faire à son échelle. Ce genre de mesure proactive rassure la population de l’État d’accueil qui ne voit pas seulement des images de chaos sur les écrans et facilite le développement sur la scène politique d’un discours d’ouverture de d’intégration qui puisse répondre efficacement aux discours nationalistes populistes d’exclusion et de violence.

Pour les autres « migrant-e-s de survie » – celles et ceux qui doivent quitter leur pays pour nourrir leur famille –, l’Europe devrait développer une politique de mobilité étalée sur la durée d’une génération. L’ouverture progressive des frontières européennes aux personnes qui viennent chercher du travail permettrait de structurer une politique migratoire cohérente, constituée de nombreuses strates : régimes de facilitation et de libéralisation de visas, création de smart visas qui incluent des incitatifs au retour en cas d’absence d’emploi, interconnexion des zones de libre circulation des personnes (UE, Mercosur, Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), en anglais ECOWAS…).

L’objectif est de créer un flux régulier et contrôlé d’allers-retours au travers des frontières : les migrant-e-s viendraient lorsqu’il y a des emplois pour elles et eux et quitteraient lorsqu’il n’y en a plus. Une des mesures d’accompagnement de cette politique migratoire commune devrait viser une réduction considérable des marchés du travail clandestins qui attirent la migration irrégulière, en effectuant des vérifications diligentes et en imposant des sanctions plus strictes pour les employeur-e-s qui ne respecteraient pas les droits des travailleuses et travailleurs.

Miser sur la mobilité et mettre en place un régime bien réglementé de migration constituerait une excellente opportunité économique à exploiter et assurerait la protection des droits de toutes et tous. Mener à bien ce projet sur plusieurs années, voire une génération, permettrait de préparer le terrain, de tester certaines méthodes, et de démontrer que la migration n’est pas un processus néfaste, mais bien au contraire une chance extraordinaire, tant matériellement que culturellement.

 

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