Pour les demandeurs d’asile : perte de protection de la Charte

On prend souvent pour acquis au Canada que l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés assure la justice fondamentale et protège contre des lois arbitraires ainsi que des procédures inéquitables dans le traitement des demandes d’asile. Or, la Charte ne protège pas complètement les droits des personnes réfugiées.

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Colin Grey, professeur régulier
Département des sciences juridiques, UQÀM

On prend souvent pour acquis au Canada que l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés assure la justice fondamentale, et protège contre des lois arbitraires et des procédures inéquitables dans le traitement des demandes d’asile[1].

Après tout, 31 ans se sont écoulés depuis que l’ancienne juge Bertha Wilson de la Cour suprême a écrit, dans l’affaire Singh[2] : « Étant donné les conséquences que la négation de ce statut [de réfugié] peut avoir pour les appelants … il me semble inconcevable que la Charte ne s’applique pas de manière à leur donner le droit de bénéficier des principes de justice fondamentale dans la détermination de leur statut. » Or, au cours des deux dernières années, la Cour suprême a remis en question l’applicabilité de la Charte dans les déterminations des demandes d’asile.

Premièrement dans l’arrêt Febles en 2014, la juge en Chef Beverley McLachlin a écrit : « Bien que l’appelant préfèrerait se voir accorder l’asile plutôt que demander un sursis à l’exécution d’un renvoi, la Charte n’accorde aucun droit positif à l’égard de l’asile[3]. » La juge en Chef l’a réaffirmé en octobre 2015 dans l’arrêt B010[4]. Selon ces deux arrêts récents, la question de la garantie de justice fondamentale contenue dans l’article 7 de la Charte se pose uniquement dans les phases précédant l’expulsion du Canada.

Pour bien saisir l’écart entre ce que la juge Wilson a dit dans Singh et ce que la juge en Chef vient de prononcer dans Febles et B010, ainsi que les effets de ce changement, il faut comprendre la distinction entre le statut accordé aux réfugié-e-s, l’ « asile », et la protection contre le refoulement.

Le statut de réfugié-e comporte un ensemble de droits accordés aux réfugié-e-s, y compris le droit aux prestations sociales, le droit de travailler, le droit de demander la résidence permanente sur place, au Canada et, plus tard, de devenir citoyen-ne. La protection contre le refoulement, quant à elle, est une simple protection contre l’expulsion vers un pays où la vie d’une personne ou sa liberté est menacée. La protection contre le refoulement protège la vie des réfugié-e-s, mais l’absence des autres droits qu’implique le statut de réfugié-e pourrait maintenir ces derniers dans les limbes.

La décision Singh en 1985 a entrainé une réforme massive du système de traitement des demandes d’asile au Canada, menant à la création en 1989 de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR). L’aspect le plus marquant de ce système est le droit de tous les personnes demandant asile à une audience orale devant un-e commissaire impartial de la Section de protection des réfugiés (la SPR), sauf dans le cas où leurs demandes sont acceptées expéditivement. À l’issu de cette audience devant la SPR, ou dans certains cas d’un appel à la Section d’appel des réfugiés (la SAR), le statut de réfugié-e pourra leur être accordé. Ainsi, les personnes en demande d’asile sont non seulement protégé-e-s contre le refoulement, mais elles sont mis-es sur la piste d’une nouvelle vie. Aujourd’hui, la CISR est le plus grand tribunal administratif au Canada—elle reçoit environ 16 000 demandes d’asile par année. Cela veut dire que c’est en toute probabilité aussi une instance parmi les plus chères; ses dépenses se chiffrent à environ 120 millions $ par année. Dans le passé, elle était aussi notoirement lente. Son coût et sa lenteur ont souvent été source de frustration. Les réformes de l’ancien gouvernement conservateur avaient donc comme objet, entre autres, l’accélération des décisions liées aux demandes d’asile et l’élimination de procédures dites redondantes.

Ceci est important. Presqu’à chaque fois que l’on parle de réforme du système de traitement des demandes d’asile et quelle que soit la juridiction, on parle de l’urgence de rendre des décisions rapidement, pour ensuite exclure plus rapidement les demandes qui n’ont pas abouti. (Il s’agit, par exemple, d’un des principes directeurs les plus importants dans les initiatives actuellement poursuivies par l’Union européenne face à sa crise migratoire.) Il est beaucoup plus simple de traiter les demandes d’asile rapidement s’il ne faut pas respecter la justice fondamentale. Autrement dit, les impératifs liés au contrôle de l’immigration exercent toujours une pression à l’encontre des droits procéduraux accordés aux personnes demandant l’asile. Au cours des trois dernières décennies, la décision de la juge Wilson a servi de rempart face à cette tendance naturelle à favoriser un contrôle accru de l’immigration au détriment des droits. L’influence de sa décision est évidente dans plusieurs dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. On le voit, par exemple, dans le fait que l’ancien gouvernement conservateur a inclus un droit à une audience devant la SAR dans les cas où de nouveaux éléments de preuve soulèvent des questions importantes de crédibilité.

Mais les deux décisions plus récentes de la Cour suprême—Febles et B010—permettent au gouvernement d’éliminer ce système. Dans Febles en particulier, la juge en Chef a clairement indiqué que l’article 7 est mis en jeu seulement quand un étranger ou une étrangère demande au Ministre (soit le Ministre de l’Immigration, les réfugiés et la citoyenneté ou le Ministre de la Sécurité publique et de la Protection Civile, selon le cas) un sursis de leur expulsion, ce qui vient toujours après la décision liée à leur demande d’asile devant la CISR. Ainsi, la Charte offre une protection contre le refoulement, mais pas un droit contre une vie dans les limbes.

Une autre conséquence, est que toutes les sauvegardes procédurales à la CISR sont devenues facultatives du point de vue constitutionnel. À la limite, cela signifie que les deux sections de la CISR qui traitent les demandes d’asile (la SPR et la SAR) deviennent elles-mêmes facultatives et que la seule chose que la Charte exige soit un procès avant l’expulsion, lors duquel les risques sont évalués pour s’assurer que les étrangères et les étrangers ne sont pas refoulés dans les cas où ils feraient face à la persécution. En somme, les droits des personnes demandant l’asile et ceux des réfugié-e-s sont maintenant protégés surtout par la bienveillance des Canadien-ne-s et la volonté politique de leur gouvernement. Vu la volatilité des attitudes envers les réfugié-e-s, ce sont des fondations fragiles pour la protection de leurs droits. Il s’agit d’un net recul par rapport à ce qu’a affirmé la juge Wilson il y a 31 ans : la perte de ces droits est devenue un peu plus concevable.

Bibliographie

[1] L’article 7 de la Charte énonce que : « Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. »

[2] Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177 à la page 210.

[3] Febles c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2014] 3 RCS 431 au par 68. La juge en Chef écrivait pour une majorité de cinq juges sur un panneau de sept. Dans son opinion minoritaire, la juge Abella n’a pas nié cet aspect de l’opinion de la juge en Chef.

[4] B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), [2015] 3 RCS 704 au par 75.

 

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