Pour une société juste : lutter contre les discriminations par l’interdépendance des droits humains

Le débat public portant sur la radicalisation de certains groupes, mobilisés par une idéologie politique et/ou religieuse, nous écarte des enjeux entourant la discrimination et l’exclusion sociale. Le président de la Ligue rappelle l’importance de promouvoir et de respecter l’interdépendance des droits humains.

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Christian Nadeau, président
Ligue des droits et libertés

Depuis quelques années, on entend sans cesse les élites politiques et médiatiques s’inquiéter d’une montée de la radicalisation, sans que l’on sache toujours bien de quoi il s’agit exactement. Ce qui semble l’emporter dans le débat public actuel est l’idée selon laquelle certains groupes, mobilisés par une idéologie politique et/ou religieuse, seraient prêts à commettre, dans le pire des cas, des actes terroristes ou à tout le moins à commettre des gestes violents.

Une grande conférence de l’UNESCO a eu lieu à Québec du 30 octobre au 1e novembre dernier, où de nombreuses interventions ont exposé quelques pistes permettant de prévenir ce qui est présenté comme la question centrale de notre monde contemporain. Même si la radicalisation y est associée à différents problèmes, il ne semble faire aucun doute pour personne que le recrutement djihadiste constitue le principal enjeu en cause. Bien entendu, il est absurde de nier le phénomène de la radicalisation. En revanche, on peut sérieusement poser la question de savoir ce que peut signifier un tel investissement de temps et d’énergie pour ce qui est très loin de représenter une crise urgente à traiter au Québec. Et si vraiment il y a un problème, il nous faudrait être certain de bien le comprendre avant d’entreprendre quoi que ce soit ou de se lancer dans de grands discours en apparence vertueux mais dont on ne peut s’empêcher de soupçonner la finalité politicienne.

Au même moment, le gouvernement libéral soumettait son projet de loi sur la neutralité religieuse de l’État à l’examen de la Commission des institutions. Quels sont les objectifs de la loi? Le PL 62 vise à favoriser la neutralité religieuse de l’État et à encadrer les demandes d’accommodements religieux au sein d’organismes publics. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause la volonté pour l’État d’afficher sa neutralité. Toute la question est plutôt de comprendre les objectifs lorsqu’il s’agit de favoriser une neutralité de l’État . Une fois cela bien compris, il devient difficile de justifier pourquoi on cible un groupe social en particulier, puisque ceci entre en contradiction complète avec l’idée même de neutralité. En effet, l’article 9 du projet de loi impose aux membres du personnel d’organismes publics d’exercer leurs fonctions à visage découvert. Il s’agit d’un cas flagrant de profilage religieux. Or, rappelons-le, la neutralité religieuse de l’État n’est pas une fin en soi. Si l’État doit se montrer neutre, c’est précisément pour éviter toute forme de discrimination entre les individus. L’État ne peut donc en aucun cas être lui-même la source d’une discrimination sous prétexte de neutralité.

Quel rapport entre le projet de loi et la conférence de l’UNESCO? Quel rapport entre la compréhension que nous avons aujourd’hui des actions contre la radicalisation et le principe de neutralité ? Contrairement aux apparences, ce n’est pas en soi la question de l’Islam qui permet d’associer lutte contre la radicalisation et neutralité religieuse de l’État, ou du moins, si l’Islam est présent dans les deux cas, ce n’est pas tant comme problème que comme objet d’un discours. Si les débats se focalisent sur l’Islam, ce qui compte est qu’à chaque fois le gouvernement et la plupart des médias préfèrent marginaliser et stigmatiser des groupes plutôt que de penser les défis sociaux qui nous préoccupent dans leur complexité. Dans les deux cas, nous créons un vrai problème, celui de la discrimination, sous prétexte de répondre à une problématique « religieuse » dont nul n’a pu prouver si elle est bien réelle ou imaginaire.

À l’heure actuelle, notre plus grand défi est de prendre au sérieux les difficultés inhérentes aux enjeux entourant la discrimination et l’exclusion sociale. Le seul moyen d’y parvenir est d’oser examiner ces enjeux sans tomber dans les pièges faciles des solutions toutes faites. Un premier pas dans la bonne direction est la création d’une commission d’enquête sur le racisme systémique. Plusieurs s’y opposent, comme on s’oppose d’ailleurs à l’expression culture du viol, car on y voit une manière de noyer des crimes particuliers dans une mer de considérations sociologiques. Pourtant, lorsque nous parlons de causes systémiques ou de culture, cela nous permet d’examiner au-delà des paramètres juridiques les facteurs d’exclusion sociale.

Inversement, lorsqu’un gouvernement est prêt à utiliser une norme juridique réalisant de manière structurelle la discrimination des femmes musulmanes au nom même de la neutralité de l’État, on ne peut pas y voir la seule errance des élus : il faut y voir malheureusement aussi ce qui dans une société cautionne l’inacceptable et renforce l’exclusion au lieu de lui faire obstacle. Lorsque la LDL parle en termes d’interdépendances des droits, elle oppose une analyse globale des droits et libertés à une logique qui au contraire hiérarchise les droits et en exclut ou en valorise certains selon la catégorie de personnes qui en sont titulaires.

L’interdépendance des droits humains implique à la fois un principe et une approche. Comme principe, l’interdépendance des droits humains nous oblige à ne jamais sacrifier un droit au profit d’un autre. En d’autres termes, les droits ne sont jamais des monnaies d’échange, permettant d’obtenir ce que l’on souhaite en abandonnant ce qui n’apparaît pas important pour nous, mais dont la disparition pourrait s’avérer fatale à l’existence des autres.

Comme approche, cela nous pousse à concevoir des façons de penser où les droits se renforcent mutuellement. C’est la raison pour laquelle la LDL s’oppose vivement aux discriminations, car non seulement elles supposent des victimes, mais aussi parce qu’elles fragilisent toujours davantage le lien social. De la même manière que l’interdépendance des droits possède un caractère exponentiel, car les droits se renforcent les uns les autres, de la même manière la discrimination entraîne un déclin continu de l’égalité démocratique, jusqu’à ce que les inégalités et les injustices deviennent banalisées et dès lors échappent à notre attention.

Il faut donc faire preuve de vigilance lorsqu’une société comme la nôtre veut de bon droit se porter à la défense de l’égalité des hommes et des femmes, mais dans les faits entend nier à ses dernières leur liberté de conscience. Il faut s’alarmer lorsque des personnes sont jugées suspectes voire dangereuses, sur la simple base de leur appartenance à une communauté religieuse. Il faut s’interroger lorsqu’on investit des sommes faramineuses d’argent pour contrer la radicalisation des jeunes, mais en diminuant l’offre de services à ceux-ci ou en contraignant de plus en plus leur avenir.

 

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