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Entrevue réalisée par Alexandra Pierre
Militante féministe, membre du CA de la Ligue des droits et libertés
Amandine Gay est une documentariste française installée au Québec depuis 2015. Elle sortira en février au Canada son premier long-métrage documentaire sur les femmes afro-descendantes de France et de Belgique. Ouvrir La Voix est une œuvre sur « le paternalisme, la confiscation et la réappropriation de la parole des femmes afro-descendantes », un appel pour que les femmes noires prennent le micro, un contre-pied à celles et ceux qui prétendent parler à leur place.
La réalisatrice fait valoir la nécessité de décliner d’emblée toutes ses appartenances sociales et politiques, de se définir clairement pour ne pas voir sa parole instrumentalisée par d’autres.
« En fonction des discours que l’on porte quand on est une femme noire, on peut être associée à certains courants qui ne sont pas les nôtres, être soudainement contactée par des organisations politiques qui veulent se dédouaner de leur racisme en mettant une femme noire en avant. »
Des organisations l’ont déjà invitée en espérant une sorte de validation de leur ligne politique. « Il est hors de question que je fasse ça!» dit-elle.
Cela n’empêche pas de rechercher des alliances, qu’elles soient ponctuelles ou régulières. Au contraire, se situer de façon explicite est la première étape pour entamer un tel travail politique.
« Peut-être qu’on peut travailler sur certaines questions, mais on sait qu’on n’est pas d’accord sur plein d’autres trucs. Ça me permet de dire : Voilà qui je suis, voilà comment je me situe politiquement. »
Cette volonté de se dire en tant que femme noire, de voir ses propos transmis sans intermédiaire et sans filtre est au centre de Ouvrir La Voix.
Confiscation
Ouvrir La Voix donne la parole à des femmes noires. Dans les Extras déjà mis en ligne[1], elles discutent de leurs expériences militantes et personnelles en lien avec les normes de beauté occidentales (lire blanches), le féminisme majoritaire, l’identité et le sentiment d’appartenance, la légitimité de différents discours ou encore de l’engagement politique et du métier de comédienne lorsqu’on est afro-descendante. Des thèmes sur lesquels on a peu l’occasion d’entendre directement les femmes noires, même si elles sont les premières concernées. « En France et en Belgique, souvent, les spécialistes de la question noire sont des personnes blanches. » Les professeur-e-s d’université ont une plus grande légitimité que les militant-e-s, les étudiant-es ou les blogeuses et blogueurs qui vivent les situations qu’elles et ils dénoncent. Le contexte hiérarchique exacerbe cette situation.
« Si, par exemple, en tant qu’étudiante noire, on décide de travailler sur les discriminations raciales dans l’accès aux soins, on nous dira : Tu n’es pas objective, tu n’as pas de distance sur le sujet. En quoi est-ce que les Blancs sont moins impliqués dans les questions de racisme que les non-Blancs? Si nous, on n’a pas de distance parce qu’on est noire, les Blancs n’ont pas de distance parce qu’ils sont blancs. Ils sont aussi dans un système raciste ».
Gay a ouvert son micro à une dizaine de femmes noires militantes, âgées entre 22 et 47 ans, afin de briser cet ordre des choses. Elle les invite à narrer leur propre histoire face à la caméra. Le film est aussi ponctué de performances artistiques comme du théâtre ou du burlesque où il est rare de voir les femmes noires. « J’avais aussi envie de montrer une autre façon de faire de l’art ».
Paternalisme
La réflexion d’Amandine Gay va bien au-delà de ce qui se déroule sur le vieux continent. Elle fait écho à la difficulté, partout, à nommer le racisme et l’emprise de la race sur les comportements et les structures sociales. Empêtrées dans leur racisme, les sociétés majoritairement blanches ont la fâcheuse tendance d’effacer l’« Autre » de l’Histoire. Elles semblent incapables de prendre en compte l’altérité en dehors de leur propre imaginaire, de leurs propres fantasmes.
Pour Gay, il faut déconstruire les pratiques de réappropriation culturelle et historique dont ont particulièrement été victimes les femmes noires. Ces dernières doivent (re)devenir des sujets à part entière, ce qui leur a continuellement été refusé au cours de l’histoire coloniale et postcoloniale.
« À partir du moment où les non-Blancs décident de mener leurs propres luttes, de dire : Ne parle pas à ma place, je suis en mesure d’expliquer mon expérience… et même si je ne suis pas capable de l’expliquer en termes universitaires, j’ai une expertise plus poussée que la tienne parce que c’est ma vie, c’est très dur à faire entendre. »
Elle regrette que, dans les milieux universitaires comme dans les cercles progressistes, cette tradition paternaliste perdure. Encore aujourd’hui, les militant-e-s de gauche « viennent sauver » les femmes afro-descendantes alors qu’elles exigent la parole, réclament de définir leurs propres projets politiques, d’occuper l’espace public.
Réappropriation
Dans son métier de comédienne, Amandine Gay a été confrontée aux stéréotypes de femmes noires qui ont la vie dure. Elle se retrouvait constamment à jouer les prostituées ou les réfugiées, dans des histoires dramatiques de drogues, de quartiers violents. « Je me retrouvais, dans le travail, à renforcer tous les clichés que je dénonçais par ailleurs. Ce n’était plus tenable ».
Son documentaire émane de ces expériences difficiles. « Un ami directeur de casting m’a dit : Tu sais, on ne te donnera jamais les rôles que tu as envie de jouer à moins que tu ne les écrives toi-même ». Gay a donc commencé un projet de fiction avec des amies.
« On a rencontré pas mal de boîtes de production. C’était une série féministe située à Paris. Un des personnages était noire, lesbienne et sommelière. Mais dès qu’on arrivait auprès des producteurs, ils nous disaient : C’est trop Américain, ces filles-là n’existent pas en France. »
Les producteurs et productrices s’entêtaient à proposer des rôles de femmes noires qui correspondaient à ce qu’elles et ils connaissaient ou à leurs fantasmes : sans papier, excisées, etc.
« Non seulement il s’agit de clichés mais c’était souvent autour de la prostitution, la mutilation génitale, des choses très violentes. Il faut que ça soit tragique, il faut que les femmes noires soient abimées physiquement, il faut qu’il y ait de la violence. Avoir une femme noire qui n’a pas besoin d’aide, ça ne fonctionnait plus du tout. »
Cet épisode l’a convaincue de se lancer dans le long-métrage documentaire.« Je me disais : C’est incroyable, ce personnage était une version de moi : comment des personnes peuvent dire que je n’existe pas? Ils n’en connaissent pas, donc ça n’existe pas. Je me suis dit que, puisque, apparemment, les filles comme moi n’existent pas, avant même de faire de la fiction, je vais faire un documentaire. »
Montréal, ville ouverte
La militante-cinéaste est venue s’installer à Montréal il y a un an et demi, pour échapper aux fortes tensions raciales en France. Pour elle, Montréal est une ville beaucoup plus mixte. Mais elle se défend bien de comparer Paris à Montréal et est très consciente de la position dans laquelle elle se trouve.
« Ici, mon expérience de femme noire, ce n’est pas une expérience de stigmatisation. Au contraire, c’est une expérience où tout m’est beaucoup plus facile. Il y a un privilège français au Québec. En plus, je suis diplômée de Sciences Po[2]. Ça prend le dessus sur le fait que je sois une femme noire. »
Elle souligne que ses amies québécoises noires vivent dans un état de frustration comparable à celui ressenti en France à cause d’un racisme, certes moins frontal qu’en France, mais tout de même présent. « Je ne vis pas le même type de racisation que si, par exemple, j’étais une Haïtienne de Montréal-Nord. »
Susciter des discussions
C’est en février 2017, dans le cadre du Mois de l’Histoire des Noirs[3], que Gay présentera Ouvrir La Voix à Montréal. Son ambition : susciter la discussion. Car même si son œuvre s’ancre dans un contexte politique précis, les thèmes qui y sont abordés sont aussi des enjeux d’actualité ici.
« Ce film a vocation à ouvrir des conversations, particulièrement dans les communautés noires. Il y a beaucoup de sujets abordés dans le film qui sont des sujets tabous dans les communautés comme l’orientation sexuelle ou la dépression. »
La réalisatrice a déjà présenté quelques extraits de son film lors de débats au Québec et en France. Les réactions ont été très positives. Plusieurs spectatrices et spectateurs souhaitaient projeter le long-métrage dans leurs groupes militants, le montrer à leurs allié-e-s, en discuter au travail. « Si ce genre d’initiatives se multiplie, ça veut dire que ça devient un outil. Pour moi, le film aura fonctionné si les gens s’en emparent. »
Bibliographie
[1] Voir https://www.facebook.com/OuvrirLaVoix/ ou les extraits sur Youtube.
[2] L’Institut d’études politiques de Paris communément appelé « Sciences Po » est un des grands établissements d’enseignement en France.
[3] http://moishistoiredesnoirs.com/