Les discours sur la radicalisation : un instrument pour délégitimer les citoyen-ne

Ancré dans la vision sécuritaire qui régit les programmes et les politiques publiques, le discours sur la radicalisation favorise des solutions de répression déguisées en prévention. Les expériences de militant-e-s et citoyen-e-s engagés, autochtones, noirs et musulmans du Québec, éclaire sur la façon avec laquelle les débats sur la «radicalisation» ont pour effet de marginaliser des catégories de citoyens.

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Widia Larivière, co-initiatrice de la branche québécoise du mouvement Idle No More
Bochra Manaï, chercheure, enseignante et citoyenne engagée
Will Prosper, documentariste et militant des droits civiques

Au Québec, comme dans de très nombreuses sociétés, la radicalisation est devenue plus qu’un terme pour décrire une réalité ou un processus. Elle est devenue une lunette à travers laquelle on regarde la société et ses composantes. Cette grille de lecture séduit tellement qu’elle n’est plus remise en question.

Dans les esprits, la radicalisation est inconsciemment liée aux musulmans, perçus comme un groupe homogène, et à la violence de l’islamisme radical, spectre flou qui semble pourtant faire consensus. Elle serait un phénomène à regarder, prévenir et éviter, dont la responsabilité incomberait à l’Autre. Elle serait le propre de certains jeunes. Elle serait la nouvelle tentation des jeunes hommes ou femmes adoptant une pratique religieuse, souvent visibilisée par des signes ou des vêtements. Les politiques publiques et programmes mis en place depuis 2014, moment où le concept de radicalisation a fait son entrée dans le débat public québécois, ciblent des individus et des jeunes musulman-e-s. Tout se passe comme si la radicalisation était l’affaire des uns et pas des autres. Peu font état du fait que la radicalisation est une question qui implique tous les membres de notre société, qu’elle est le fait de toutes et tous et qu’elle reflète une polarisation d’une part et, d’autre part, un « échec de l’interaction » sociale comme le précise Valérie Amiraux[1].

Cependant, malgré un regard tourné vers les seuls musulman-e-s, la « radicalisation », comme moyen d’interpréter la société, trouve écho dans le traitement qui a été fait de l’altérité noire ou autochtone au Québec. Les expériences de militant-e-s et citoyen-e-s engagés, autochtones, noirs et musulmans du Québec, éclaire sur la façon avec laquelle les débats sur la « radicalisation » qui prennent des formes différentes dans l’histoire ont pour effet de marginaliser des catégories de citoyens.

Ancré dans la vision sécuritaire qui régit les programmes et les politiques publiques, le discours sur la radicalisation favorise des solutions de répression déguisées en prévention. Ainsi, les mouvements tels que Idle No More, ont été caractérisés de radicaux, simplement parce qu’ils remettaient en question les institutions et apportaient une critique sur les structures inégalitaires de la société. Toute posture qui révèle les inégalités tend à être perçue comme radicale, comme le montre l’exemple des Noirs du Québec finement décrit dans l’ouvrage de David Austin[2].

Lorsque l’on définit une personne comme radicale, il devient plus aisé de la marginaliser. Quand on évoque la radicalisation aujourd’hui, il est évident que l’on parle des musulman-e-s. L’étiquette apposée sur ces jeunes qui seraient prêts à partir combattre ailleurs finit par englober beaucoup de musulman-e-s malgré eux. Le même procédé est à l’origine du concept de « gang de rue » développé suite à certains incidents survenus à Toronto ou Montréal. Ce concept a eu pour effet de stéréotyper encore plus d’individus, menant à une augmentation du fichage des Noir-e-s au Québec et plus particulièrement à Montréal. Cette continuité est confirmée par les recherches de Leslie Kapo Touré et Julie Anne Boudreau[3]. Traçant une ligne continue de la vision de l’altérité dans la société Kapo Touré parle même d’une certaine « historicité de l’altérisation » décrivant la façon de gérer cette diversité et ces altérités, pensées comme dangereuses[4].

Au Québec et au Canada, les Autochtones, qui vivent des oppressions multiples du fait de la structure coloniale qui perdure, subissent une stigmatisation analogue. L’image du Mohawk warrior s’est forgée dans les esprits comme une représentation du « terroriste autochtone », notamment lors de la crise d’Oka. Durant cette période un mur invisible s’est renforcé entre Autochtones et non Autochtones, ce qui a contribué à stigmatiser les Autochtones. Cette crise dans l’imaginaire collectif a teinté les premières revendications d’Idle No More, par exemple. Au tout début du mouvement, beaucoup de citoyen-ne-s craignaient la violence et se demandaient si ce mouvement allait devenir une autre crise d’Oka. Une gamme de préjugés reliés à cette période ont permis de délégitimer les Autochtones, faisant ressortir dans les médias l’image du warrior avec le fusil. Cette marginalisation politique est donc une pratique historiquement récurrente. Ces processus de déligitimation et d’essentialisation, qui se reproduisent présentement dans le cas des musulman-e-s, créent l’impression qu’il y a un « défaut de fabrication » chez certaines populations et dans certains secteurs du territoire. En somme, ils génèrent des catégories ethnicisées de la menace.

Des termes imposés, tels que celui de radicalisation doivent être utilisés avec beaucoup de précaution et de prudence. La radicalisation et le débat qui l’entoure créent un point de rupture avec des populations. Les Autochtones et minorités racisées vivent un dilemme: comment parler des problématiques, qu’elles prennent la forme d’un départ pour le jihad international ou qu’elles évoquent la violence urbaine, sans réduire tout un groupe à cela? Comment avoir des actions et des discours qui ne sont pas dans le déni et rendent compte de la réalité, sans adopter le lexique imposé de « gang de rue » ou de « radicalisation »? Tenir compte de la complexité des situations permet de ne pas oublier que les enjeux majeurs sont ceux de la racialisation et du racisme.

Dans le cas des Autochtones, il est évident qu’on doit parler du rôle des personnes non-Autochtones tout en les poussant à être des alliées pour décoloniser les institutions et déconstruire la matrice du racisme systémique. Enfin, s’impose l’aspect financier de ces enjeux, puisque des budgets sont investis massivement par nos gouvernements dans des programmes de « dé-radicalisation » ou de lutte contre les « gangs de rue ». Cet argent est détourné alors qu’il serait utile pour attaquer des enjeux qui touchent véritablement ces communautés et favoriseraient le fameux « vivre-ensemble ». Ces détournements de priorités contribuent au sentiment d’exclusion plutôt qu’à l’inclusion.

L’intérêt de considérer les enjeux vécus par les Autochtones, les noir-e-s ou les musulman-e-s comme le résultat d’une interaction sociale est qu’il permet de penser les conditions communes à ces groupes. En termes d’actions collectives, la convergence des luttes est nécessaire et s’illustre de plus en plus dans certaines actions au Québec. Notons que cette convergence ne doit jamais effacer les spécificités des groupes sociaux, notamment dans le cas des Autochtones[5]. Ainsi, la solidarité entre les différents groupes leur permet de sortir d’une spécificité qui les rend parfois vulnérables face aux programmes ou politiques créés pour les réguler. Les exemples de convergence sont de plus en plus nombreux, comme en témoigne l’initiative d’une « Commission sur le racisme systémique », impulsée par des acteurs des communautés noires, autochtones et musulmanes. En revendiquant une commission qui se pencherait sur les différents milieux reproducteurs de racisme, les différentes actrices et acteurs reconnaissent qu’ils sont les victimes des mêmes institutions: la police, la DPJ, les institutions scolaires etc. Sans oublier la nécessité des actions à l’intérieur d’une communauté, il devient utile et complémentaire de lutter contre une condition commune, révélant par le fait même les traitements inégalitaires.

En témoigne aussi l’initiative de Hoodstock qui a lieu à Montréal Nord depuis quelques années et qui a vu sa troisième édition en 2016 rassembler des actrices et des acteurs des milieux politique, universitaire, militant. Inscrit dans une critique sociale, politique, territoriale et raciale, Hoodstock a pu faire converger des personnes des communautés noires, des Autochtones et des musulman-e-s, pour ne nommer que ceux-ci, vers cette partie de la ville, généralement stigmatisée et considérée comme « dangereuse ». Même si les initiatives se multiplient, il est important de dire que ces résistances aux mots qu’on nous impose, se trouvent elles-mêmes traitées avec suspicion. La criminalisation fragilise les volontés de « combattre » ou de « combattre ensemble ».

La radicalisation, comme débat et discours, a tendance à créer une distance, entre ceux qui utilisent le mot et ceux qui subissent le mot. En d’autres termes et comme le nomme Valérie Amiraux, tout se passe comme si certains acteurs sont les « fabricants » d’une réalité dont d’autres sont les « usagers ». Elle ajoute très justement que dans les milieux les plus sensibles de notre société, tels que l’école, la rapide adoption d’un terme comme celui de la radicalisation fragilise les liens sociaux et érode des rapports essentiels tels que la confiance :

« D’une certaine façon, l’imposition de la catégorie ‘radicalisation’ pour désigner l’échec de certaines interactions sociales prive les milieux concernés d’une autonomie de diagnostic et risque, à terme, d’altérer la confiance dans leurs propres compétences et leurs connaissances des populations qu’ils fréquentent au quotidien[6]. »

Bibliographie

[1] Amiraux, V. et J. Araya-Moreno. 2014. « Pluralism and Radicalization: Mind the Gap! », in Paul Bramadat et Lorne Dawson (dir.), Religious Radicalization and Securitization in Canada and Beyond. Toronto: University of Toronto Press, p. 92-120.

[2] Austin, D. 2015Nègres noirs, nègres blancs Race, sexe et politique dans les années 1960 à Montréal. Lux Editeur, Collection : Mémoire des Amériques

[3] Kapo, L, J-A, Boudreau. (à venir). La sécurité urbaine et la ville globale : quelques perspectives montréalaises. Montréal : Observatoire international des maires sur le Vivre ensemble.

[4] Kapo, L. 2016. « Jeunesses, Espaces et Radicalisations : l’urbanité à l’ère de la «Guerre contre le terrorisme» » Conférence tenue à l’INRS-UCS le 27 octobre 2016 dans le cadre des « Midis de l’immigration ».

[5] Il est important de prendre en considération les réalités et les besoins spécifiques de chacun des groupes qui travaillent en solidarité. Par exemple, il faut comprendre que même si beaucoup des racines des défis communs sont les mêmes, il est important de ne pas diluer les réalités autochtones dans d’autres groupes. Un bon exemple en est le protocole de solidarité signé entre la Fédération des femmes du Québec et Femmes Autochtones du Québec. Ainsi, la FFQ a décidé de travailler d’égal à égal avec FAQ, et non de simplement les considérer comme un « volet » de leur organisation.

[6] Amiraux, V. 2016. Polémique et socialisation : ce que la radicalisation nous fait. Actes du colloque « Cégépiens, Radicalisation et Vivre-Ensemble » sous la direction de H, El-Hage. Collège Rosemont 12-14 avril 2016.

 

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