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Pierre Bosset, professeur
Département des sciences juridiques, UQAM
La dignité humaine comprend une dimension culturelle. Pourtant, les droits culturels restent une catégorie sous-développée des droits de la personne. Les auteur-e-s qui s’y intéressent s’accordent à déplorer l’indigence de la réflexion à leur sujet. Au centre de ce sous-développement se trouve ce que le philosophe Patrice Meyer-Bisch[1] a appelé un manque de doctrine, et qu’on pourrait aussi appeler un déficit de théorisation. Cela se traduit par la quasi-absence des droits culturels de la réflexion scientifique et militante. Ce manque d’intérêt se répercute sur l’action des pouvoirs publics, lesquels n’accordent généralement qu’une attention très limitée, sinon inexistante, aux droits culturels de l’être humain.
La révision de la politique culturelle du gouvernement du Québec, actuellement en cours, ne fait pas exception à la règle. La facture même des textes juridiques sur les droits et libertés reflète aussi le sous-développement des droits culturels. En rangeant le droit à la vie culturelle des minorités dans la catégorie fourre-tout des droits économiques et sociaux, la Charte québécoise des droits et libertés, un texte par ailleurs progressiste, considère apparemment la culture comme une banale sous-catégorie du social.
Les droits culturels sont pourtant une catégorie-carrefour, où convergent droits civils, politiques, sociaux et, bien entendu, proprement culturels. Si l’on veut donner corps au principe de l’indivisibilité des droits et libertés, l’approfondissement de la notion de droits culturels devient nécessaire. Comme première pierre de l’entreprise, je propose ici une classification destinée à mettre en lumière la triple exigence des droits culturels.
La liberté de recherche et de création culturelle
La liberté de recherche et de création culturelle découle des engagements pris par les États parties au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Dans ce texte, ils se sont engagés à « respecter la liberté indispensable à la recherche scientifique et aux activités artistiques ». Bien qu’apparentée à une liberté publique traditionnelle (la liberté d’expression), la liberté de recherche et de création est une liberté autonome qui mérite une protection spécifique, actuellement absente de la Charte québécoise. Un processus de recherche ou de création précède toute expression artistique ou scientifique. C’est ce processus de recherche et de création, inévitablement parsemé de tâtonnements, de fausses pistes et parfois d’erreurs, qui mérite d’être respecté, même s’il n’aboutira pas toujours à un produit fini et encore moins commercialisable. Cette première exigence propre aux droits culturels vise en particulier les arts visuels, la littérature, la musique ou encore la recherche scientifique.
Le Pacte impose aussi aux États des obligations particulières en matière de protection des « intérêts moraux et matériels » découlant de la production scientifique, littéraire ou artistique. Elles ont pour but d’encourager les créatrices et créateurs à contribuer activement aux arts et aux sciences.
L’accès et la participation à la vie culturelle
L’exigence d’accès et de participation à la vie culturelle vise d’abord l’accès proprement dit à la culture. Bien que le Pacte ne parle que de participation, celle-ci se conçoit difficilement sans la possibilité d’accéder aux institutions et aux activités culturelles. C’est pourquoi l’absence, le manque ou la mauvaise répartition d’infrastructures culturelles, comme les musées, bibliothèques, théâtres et maisons de la culture, peut constituer une violation du droit de participer à la vie culturelle. Conformément à l’obligation de mise en œuvre découlant du droit international des droits de la personne, des mesures positives d’accès peuvent s’avérer nécessaires et les pouvoirs publics ont l’obligation de tenir compte de la situation particulière des groupes vulnérables.
Deuxièmement, l’accès et la participation à la vie culturelle doivent se faire de manière égalitaire. Aussi les obstacles d’ordre institutionnel ou issus de traditions culturelles ou religieuses qui, par exemple, freinent la participation des femmes à la vie culturelle doivent-ils être supprimés. Il en va de même des obstacles freinant la participation des personnes handicapées. Quant à la condition sociale, le rétablissement du droit à la culture dans les zones de pauvreté est une dimension essentielle de la lutte contre la misère. Comment ne pas évoquer ce témoignage éloquent d’une personne engagée auprès de familles très pauvres, au sujet des obstacles empêchant ces personnes d’accéder à la vie culturelle :
« J’avais prévu d’emmener un groupe d’enfants du quartier au zoo. C’était une fête pour les enfants, mais lorsque nous sommes arrivés, on nous a refusé l’entrée, à cause de l’aspect des enfants[2]. »
Troisièmement, le droit de participer à la vie culturelle est lié aux autres droits de la personne. Notamment, il est inséparable des libertés civiles de base, d’un niveau de vie décent, du droit à l’information, qui sont des conditions préalables à l’accès à la culture. Mais chaque droit ou liberté comporte aussi sa dimension culturelle. Par exemple, soucieuse de mettre en lumière la dimension culturelle du droit au logement, l’Organisation des Nations Unies (ONU) rappelait que l’architecture, les matériaux de construction utilisés et les politiques en cette matière doivent permettre d’exprimer convenablement l’identité culturelle et la diversité dans le logement[3]. Le droit à une nourriture suffisante, le droit à la santé et le droit à l’éducation, entre autres, présentent également une telle dimension culturelle[4]. Les pouvoirs publics doivent ainsi se préoccuper de l’adéquation (ou acceptabilité) culturelle de leurs politiques, et cette préoccupation doit se traduire dans la formulation de celles-ci. Cette deuxième exigence propre aux droits culturels dépasse, par sa portée, celle de l’obligation (individuelle) d’accommodement raisonnable déjà bien connue au Québec.
Le respect des identités culturelles librement consenties
La troisième exigence, pour sa part, fait appel à la relation entre l’individu et sa ou ses communautés d’appartenance. Le Comité des droits de l’homme de l’ONU a fait observer que la culture peut revêtir de nombreuses formes et s’exprimer, particulièrement dans le cas des populations autochtones, par un certain mode de vie traditionnel, associé par exemple à l’utilisation des ressources naturelles. Il est vrai que la culture est susceptible de multiples définitions et que les définitions humanistes classiques, axées sur les arts et les sciences, coexistent aujourd’hui avec des définitions de caractère plus anthropologique, axées sur les systèmes de valeurs et de symboles propres à tout groupe humain, incluant la langue, la religion, le mode de vie ou encore la conception des rapports sociaux. L’acception humaniste classique peut exiger des politiques publiques favorisant la diffusion et la commercialisation des œuvres et produits culturels, ainsi que la professionnalisation des métiers artistiques et culturels. La deuxième approche valorise la participation des citoyennes et citoyens à la vie culturelle en tant que producteurs de culture. Ces deux paradigmes – démocratisation de la culture et démocratie culturelle – peuvent et doivent coexister. Entre les deux conceptions de la culture, d’ailleurs, le Pacte ne tranche pas : la « haute » culture doit être rendue accessible, et la culture « populaire » doit être reconnue et respectée.
L’exigence de respect des identités culturelles n’est pourtant pas exempte de dangers. Si, en raison de la prévalence d’une idéologie passéiste, réactionnaire ou patriarcale, c’est une vision statique de la culture qui est mise de l’avant, les attentes des collectivités finissent par primer les droits des personnes. Celles-ci risquent alors de devenir prisonnières d’une identité première présentée comme immuable.
Face à cette dérive possible, l’article 5 du Pacte prévoit que nul ne peut invoquer une disposition de celui-ci pour se livrer à une activité ou accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont garantis. Dans une observation générale consacrée à l’égalité des droits entre les femmes et les hommes, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies en a tiré une conclusion limpide : les droits reconnus aux minorités pour ce qui est de leur langue, de leur culture et de leur religion ne sauraient autoriser à violer le droit des femmes d’exercer à égalité avec les hommes tous les droits énoncés dans le Pacte[5]. En somme, les expressions culturelles incompatibles avec le respect de la dignité et l’épanouissement de tous les membres du groupe concerné sortent clairement du champ de la protection envisagée par le Pacte.
Au final, l’exigence identitaire doit coexister avec l’exigence de liberté culturelle. Cette dernière doit comprendre également la liberté de chacun de pouvoir se réclamer d’une ou de plusieurs appartenances culturelles et de pouvoir modifier ce choix en tout temps. C’est dans ce sens qu’il faut parler du respect d’identités culturelles librement consenties. Les travaux les plus récents sur les droits culturels, en particulier ceux du Groupe de Fribourg, d’où est issue une récente déclaration novatrice sur les droits culturels[6] (voir le texte de Georges Leroux dans ce numéro), adoptent précisément cette perspective.
Conclusion
Quarante ans après son entrée en vigueur, il est frappant de voir à quel point les droits culturels restent sous-développés dans la Charte des droits et libertés de la personne. La culture n’y est appréhendée, en effet, qu’à travers le droit des personnes appartenant à des minorités ethniques de maintenir et faire progresser, avec les autres membres de leur groupe, leur vie culturelle – une formulation qui paraît quelque peu restrictive au vu des exigences multidimensionnelles du droit international des droits et libertés. À l’heure où le Québec s’engage dans la mise à jour de sa politique culturelle, il faut chercher à mieux déployer la dimension culturelle des droits fondamentaux dans la Charte et dans l’interprétation qu’en font les tribunaux. La reconnaissance des droits culturels de toutes et tous (membres ou non de groupes minoritaires) ne pourra que favoriser l’accès aux ressources culturelles nécessaires à l’exercice des droits et libertés. Ce chantier ne concerne pas seulement les juristes et les pouvoirs publics, mais aussi les groupes et individus qui militent en faveur des droits de la personne.
Bibliographie complémentaire
- Bidault, Mylène. La protection internationale des droits culturels. Bruxelles, Éditions Bruylant, 2010. 560 p.
- Bosset, Pierre. « Être nulle part et partout à la fois : réflexion sur la place des droits culturels dans la Charte québécoise des droits et libertés », Revue du Barreau, n° hors-série (2006), pp. 81-107.
[1]. Meyer-Bisch, Patrice et al. Déclarer les droits culturels. Zürich, Schulthess Verlag, 2010. 167 p.
[2]. Leandro Despouy, rapporteur spécial sur les droits de l’homme et la pauvreté, Rapport final sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté, Doc. N.U. E/CN.4/Sub.2/1996/13, 28 juin 1996, par. 171.
[3]. Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Observation générale n° 4 sur le droit au logement (1991), par. 8g).
[4]. Observation générale n° 12 sur le droit à une nourriture suffisante (1999), par. 11; pour le droit à l’éducation : Observation générale n° 13 sur le droit à l’éducation (1999), par. 6; Observation générale n° 14 sur le droit à la santé (2000), par. 12.
[5]. Observation générale n° 28 (2000) sur l’égalité des droits entre hommes et femmes, par. 32.
[6]. Déclaration de Fribourg sur les droits culturels (2007), http://droitsculturels.org/ressources/2012/06/20/la-declaration-de-fribourg/.