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Tiphaine Girault, directrice générale
Julie Chateauvert, chercheuse postdoctorale et adjointe à la direction
Spill PROpagation est un centre d’artiste dont la mission est de promouvoir les artistes issus des peuples de Langues des Signes. En plus de soutenir des projets de création et de développement professionnel, il développe des outils de sensibilisation à l’intention du milieu culturel. Voir par exemple, jesigne.org
Les peuples de Langues des Signes[1] revendiquent l’appartenance à une identité linguistique et culturelle. Légalement, cette appartenance bénéficie d’une reconnaissance partielle, variable selon les États et les législations. Ainsi, un nombre croissant de pays ont octroyé un statut de langue officielle du pays aux Langues des Signes présentes sur leur territoire : la Suède, la France, la Thaïlande ou le Zimbabwe en sont quelques exemples. À une autre échelle, la Catalogne a inscrit, dès la promulgation la loi sur l’autonomie catalane en 2006, la reconnaissance officielle des Langues des Signes Catalane et Espagnole[2]. Certaines législations optent plutôt pour une reconnaissance partielle balisée par le droit à recevoir une éducation dans sa langue. C’est le cas de l’Ontario, par exemple, ou du Manitoba[3]. Le Québec, pour sa part, n’officialise aucune reconnaissance pour ses Langues des Signes, la Langue des signes québécoise, l’American Sign Language et la Langue des signes inuit[4].
À l’échelon des institutions internationales, l’ONU recommande aux pays membres de reconnaître officiellement les Langues des Signes et de favoriser un enseignement bilingue, langue des signes et langue écrite, pour tous les enfants sourds. Or, cette recommandation est enchâssée dans la Convention relative aux droits des personnes handicapées[5]. Si elle constitue un levier utile pour les luttes des peuples de Langues des Signes en vue de faire respecter leurs droits culturels, cet enchâssement la met en tension avec la volonté d’autodétermination des peuples de Langues des Signes et de se voir reconnaître en tant que minorités culturelles[6].
Cette tension connaît une très longue histoire qu’on peut faire remonter aussi loin qu’aux textes de la Grèce classique[7]. S’il n’est pas possible d’en restituer ici les tenants et les aboutissants, il est important de comprendre qu’elle nimbe les revendications pour les droits culturels d’un paradoxe diffus. En effet, si c’est au titre de la diversité culturelle qu’on souhaiterait les voir appliquer, c’est sous le registre du handicap qu’il faut les faire valoir, érigeant alors contre l’autodétermination le recours à certains outils nécessaires à l’avancement des droits culturels[8].
L’asymétrie du pouvoir qui caractérise cette polarisation entre une vision médicale de la surdité tendue vers une normalisation des corps et une approche culturelle faisant des Langues des Signes son socle référentiel est décisive[9]. Elle a des conséquences sur le plan de l’éducation qui cascadent ensuite sur tous les plans de la vie citoyenne. Au Québec, une infime proportion des enfants sourds, en nombre décroissant d’ailleurs, reçoivent une éducation bilingue avec une langue des signes comme langue d’enseignement. Contrairement aux États-Unis ou au Brésil, il est impossible de bénéficier à l’école, à quelque niveau que ce soit, de cours portant, par exemple sur la littérature créée en Langues des Signes, pourtant foisonnante. La transmission des héritages culturels des peuples de Langues des Signes repose entièrement sur des initiatives communautaires prises dans le contexte d’une idéologie dominante n’entrevoyant pas même l’ampleur de la perte causée par une hypothétique extinction des Langues des Signes[10]. Sur le plan de la diversité linguistique, la conscience que les langues humaines ne sont pas que vocales, interrogeant éventuellement leurs origines, nous paraît pourtant fondamentale.
Comme artistes et militantes investies dans l’amélioration de l’accès aux pratiques artistiques, pour les peuples de Langues des Signes, la tâche à accomplir nous paraît encore et toujours au niveau des premiers défrichages et ce, malgré le travail soutenu de militant-e-s ou d’organismes comme la société culturelle canadienne ou québécoise des Sourds. Tout d’abord, s’il a été obtenu du CRTC qu’il exige du sous-titrage de qualité pour l’intégralité des émissions télévisuelles, exigence étendue depuis 2015 aux plateformes web[11], il n’existe aucune mention, dans ses politiques, de la présence de Langues des Signes en ondes ni sous la forme d’interprétation simultanée, ni sous la forme de contenu original[12]. Pourtant, les peuples de Langues des Signes revendiquent leur droit à l’information et, à travers de multiples initiatives, démontrent tant son importance que sa faisabilité technique. À titre d’exemple, après avoir constaté, malgré les demandes, l’absence d’interprètes pour le débat des chefs de la campagne électorale provinciale de 2014, la communauté sourde a tenu une manifestation devant Radio-Canada. Réactive, une entreprise d’économie sociale en production vidéo issue de la communauté (Cinéall), a produit en 24 heures une version interprétée de l’intégralité du débat vue depuis 12 746 fois[13].
Ce cas de figure n’est que l’illustration d’une situation caractéristique de l’ensemble des milieux culturels québécois. Sauf de rares exceptions, reposant le plus souvent sur des initiatives ponctuelles et individuelles, nous observons que, contrairement à la France par exemple, les musées n’offrent pas de visites en Langues des Signes et n’ont pas recours à des interprètes lors de leurs événements publics, les bibliothèques n’ont pas de contenu en Langues des Signes dans leurs catalogues, les théâtres ou les maisons de la culture ne présentent aucune œuvre crée en Langues des Signes, ni d’adaptation réalisée à des fins d’accessibilité. Les organismes artistiques qui souhaiteraient avoir recours à des services d’interprétation n’ont accès à aucun financement spécifique et le poids se redépose sur les personnes elles-mêmes. En conséquence s’installe un cercle vicieux. Sans accès aux programmations culturelles en Langues des Signes hors des communautés sourdes, les gens n’incluent pas à leur emploi du temps les activités des organismes culturels, qui ne voient pas l’utilité de s’outiller pour leur ouvrir leur programmation.
Le Québec accuse un retard important là où, pourtant, un peu de volonté politique suffirait à modifier la situation de façon importante. Une analyse de S. Batterbury et al. suggère que c’est plutôt aux côtés des langues autochtones qu’il conviendrait de faire figurer les Langues des Signes du monde[14]. C’est sur cette idée que nous aimerions conclure cet article. Selon l’autrice et ses collègues, considéré à la lumière des théories postcoloniales, le rapport qu’entretient l’État avec les peuples de Langues des Signes, révèle un déni de droits qui rapproche leur expérience de celles des peuples autochtones. D’autre part, sur le versant positif de l’identification et en plus de la très ancienne présence des Langues des Signes sur les territoires nationaux, les récits de soi recueillis chez les peuples de Langues des Signes et les Premières Nations se croisent sur différents aspects : identification à une culture collectiviste, modalités de transmission culturelle, engagement dans la valorisation linguistique, pour ne tirer ici que quelques traits du portrait plus détaillé tracé par Battersbury et al.
Pour les peuples de Langues des Signes et les Premières Nations, peut-être s’agit-il là d’une rencontre à faire et de luttes à joindre? Pour le Québec, dans tous les cas, il s’agit certainement d’une formidable opportunité d’agir pour la justice.
Bibliographie
[1] Sign Language People est l’expression favorisée pour affirmer une notion de peuple formée autour de l’emploi de langues que ses membres soient sourds ou non. Batterbury, S. C. E., Ladd, P., & Gulliver, M. (2007). Sign Language Peoples as indigenous minorities: implications for research and policy. Environment and Planning A, 39(12), 2899‑2915.
[2] Catalogne: Loi organique no 6/2006, du 19 juillet, de réforme du Statut d’autonomie de Catalogne (2006). Consulté à l’adresse http://www.parlament.cat/porteso/estatut/estatut_frances_100506.pdf
[3] Parisot, A.-M., et Rinfret, J. (2012). Recognition of Langue des Signes Québécoise in Eastern Canada. Sign Language Studies, 12(4), 583‑601.
[4] Deguire, G., Lemay, D., Witcher, P., & Chateauvert, J. (2014, mars). La communauté sourde québécoise, une minorité linguistique en lutte. À Babord!, (53). http://www.ababord.org/La-communaute-sourde-quebecoise
[5] Ratifiée en 2010 par le gouvernement canadien qui n’a alors pas entériné le protocole facultatif rendant possible le dépôt de plaintes. Ce dernier sera en principe homologué en 2017. Voir le mot de la présidente du Conseil des Canadiens avec déficiences (sic) qui commente l’annonce faite par Carla Qualtrough, Ministre des sports et des personnes handicapées. http://tinyurl.com/Mot-Presidente
[6] Batterbury, S. C. E. (2012). Language justice for Sign Language Peoples: the UN Convention on the Rights of Persons with Disabilities. Language Policy, 11(3), 253‑272.
[7] Benvenuto, A. (2009). Qu’est-ce qu’un sourd? De la figure au sujet philosophique. Université Paris 8, Paris.
[8] Moniz, E., & Power, M. (2014). Langues des Signes au Canada: Entre Droits Linguistiques et Droits de la Personne, Les. McGill JL & Health, 8(1), 43‑78.
[9] Benvenuto, A. (2009).
[10] On a pu voir, par exemple, à l’Écomusée du Fier Monde à Montréal, l’exposition «Le peuple de l’œil : 160 ans d’histoire de la communauté sourde». L’exposition est actuellement en tournée canadienne. http://ecomusee.qc.ca/evenement/peuple-de-loeil/
[11] Nous nous bornons ici, faute de place, à mentionner la politique. Une analyse de son implantation serait appropriée. http://www.crtc.gc.ca/fra/info_sht/b321.htm.
[12] Comparons avec un exemple du Royaume-Uni, http://www.bbc.co.uk/accessibility/on_the_bbc/bsl_signed.shtml.
[13] La production a été financée par la Fondation des Sourds du Québec. https://youtu.be/eQ7QrIG8n7w
[14] Batterbury, S. C. E., Ladd, P., & Gulliver, M. (2007). Sign Language Peoples as indigenous minorities: implications for research and policy. Environment and Planning A, 39(12), 2899‑2915.