Déclaration sur les droits des peuples autochtones: la pertinence d’un instrument de droits humains

Cette entrevue avec Kenneth Deer, un artisan important de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, évoque les nombreux enjeux attachés à la reconnaissance des droits des peuples autochtones.

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Aurélie Arnaud, membre du CA de la Ligue des droits et libertés
Entrevue avec Kenneth Deer
de la nation Kanien’keha’ka de Kahnawake

 

Kenneth Deer est un artisan important de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Il a participé au groupe de travail des Nations unies sur les droits des peuples autochtones ainsi qu’au groupe de travail intersessions, créé en 1994, sur le projet de Déclaration. Il faisait partie du caucus de l’Amérique du Nord et a pris part à la négociation des textes.

Au début des années 80, dans le cadre du groupe de travail des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, des représentant-e-s des peuples autochtones du monde entier amorcent la négociation d’un nouvel instrument international des droits de la personne, une Déclaration qui viendrait préciser les droits humains reconnus dans la Déclaration universelle et les pactes, en les interprétant pour les peuples autochtones. Pourquoi avoir décidé de prendre la voie de la négociation d’un nouvel instrument de droit international? Ceux qui existaient ne fonctionnaient pas?

Deer : Les peuples autochtones ne bénéficiaient pas des mêmes droits que les autres peuples dans le monde, ceux inscrits dans la Déclaration universelle et les deux pactes. Ces droits que tout le monde tient pour acquis, les peuples autochtones ne les avaient pas. Nous sentions aussi que nous ne pouvions obtenir justice auprès des cours nationales, que ce soit aux États-Unis ou au Canada. En 1977, à Genève, une grande conférence internationale des organisations non gouvernementales sur la discrimination raciale contre les peuples autochtones a lancé la réflexion sur les droits de nos peuples.

C’est en effet pendant cette conférence que la différence entre les droits des minorités et les droits des peuples autochtones a été exprimée très clairement. Les peuples autochtones avaient alors toujours été assimilés à des minorités. Il y avait une Déclaration sur les droits des minorités qui leur reconnaissait le droit de développer leur propre culture, leur langue, leur religion, etc. Mais il y avait des différences fondamentales entre les minorités et les peuples autochtones, à commencer par le fait que les peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination, le droit à la terre, au territoire et aux ressources naturelles, et que nous exerçons nos droits collectivement.

Un groupe de travail sur les populations autochtones a donc été formé au sein des Nations unies en 1982. Ce groupe de travail était constitué de cinq expert-e-s mandaté-e-s par les États, un pour chaque région des Nations unies. Il a reçu le mandat d’élaborer une Déclaration sur les droits des peuples autochtones, un document qui préciserait nos droits, alors que les États peinaient à les reconnaître, voire niaient carrément que nous ayons des droits particuliers. Le groupe de travail a entrepris la rédaction de la Déclaration en 1984, et les représentant-e-s des peuples autochtones ont alors commencé à participer et à commenter des parties du texte, jusqu’à ce qu’en 1993 le projet de Déclaration comporte 45 articles incluant, à l’article 1, la reconnaissance que les peuples autochtones sont des peuples comme les autres, et à l’article 3, qu’ils ont le droit à l’autodétermination.

En 1995, à la Commission des droits de l’Homme, lorsque le texte arriva sur la table des États, ils l’ont détesté[1]. Ils ont alors mis en place leur propre groupe de travail pour le remanier, et cette opération a duré de 1995 jusqu’à sa première présentation en 2006 au tout nouveau Conseil des droits de l’Homme. L’objectif principal de toutes ces années de travail a été de convaincre les États, mais aussi les chercheuses et chercheurs, que les peuples autochtones sont des peuples qui ont le droit à l’autodétermination. Tous les autres droits humains découlent de ce droit.

Bien que tant le groupe de travail que la Commission des droits de l’Homme soient des instances onusiennes menées et gérées par les États, les représentant-e-s des peuples autochtones ont joué un rôle prépondérant dans le développement de la Déclaration. Comment cela a-t-il été possible?

Deer : En effet, aucun des expert-e-s formant le groupe de travail sur les populations autochtones n’était autochtone et, à cette époque, aucun forum ne permettait la participation des peuples autochtones. Les expert-e-s ont alors adopté un mode de fonctionnement tout à fait novateur en instaurant un groupe de travail ouvert auquel les représentant-e-s des peuples autochtones pouvaient participer. Nous pouvions demander la parole ou proposer des parties de texte ou des changements. C’est ainsi que nous avons pu avoir de l’influence dans la rédaction du projet de Déclaration.

Par contre, il a été plus difficile de participer lorsque, en 1994, le texte s’est retrouvé à la Commission des droits de l’Homme et qu’a été créé le groupe de travail intersessions sur le projet de Déclaration. En tant que représentant-e-s des peuples autochtones, nous devions nous enregistrer comme ONG, nous asseoir au fond de la salle et attendre que la Présidence de l’Assemblée nous donne la parole, après tous les États. Régulièrement, la Présidence omettait de le faire. Face à cette obstruction délibérée, nous sommes sortis en bloc des négociations en 1996. Or, la résolution ayant créé le groupe de travail mentionnait que la Déclaration devait être élaborée et négociée en collaboration avec les peuples autochtones. Si nous n’étions plus dans la salle, ce groupe de travail violait son mandat. Il a alors été convenu que nous assisterions aux sessions de travail informelles (qui représentent 99% des séances) avec le même droit de parole que les représentant-e-s des États. Les décisions finales sur les textes négociés en sessions informelles étaient ensuite prises en sessions formelles, entre États. Ceci a constitué une grande victoire pour nous que de pouvoir participer pleinement, d’égal à égal, avec les États. Notre objectif était que la Déclaration soit adoptée telle qu’elle avait été présentée aux États et sur laquelle nous avions déjà travaillé 10 ans.

En 2004, il n’a plus été possible de continuer à s’opposer à tout changement. Il n’y avait plus d’États qui nous soutenaient dans cette voie. Entre 2004 et 2006, chaque article a donc été négocié intensivement et modifié jusqu’à ce que la Présidence appelle le vote pour mettre un terme aux dernières dissensions.

En 20 ans de négociations, avez-vous pu constater que votre participation a permis de faire évoluer la position des États sur les droits des peuples autochtones?

Deer : Oui, en participant activement, nous avons réussi à éduquer de nombreux États. Il est certain que si la Déclaration avait été soumise au vote en 1996, nous n’aurions pas eu du tout la Déclaration que nous avons aujourd’hui. Le dialogue a souvent été difficile, mais il a permis de faire évoluer la compréhension des droits des peuples autochtones.

Nous n’avons plus retrouvé par la suite la place que nous avons eue pendant ces 10 ans au sein du groupe de travail pour pouvoir négocier la Déclaration.

Nous avons l’impression que, actuellement, la défense des droits humains n’est plus prise au sérieux, que les instruments de droits de la personne ne sont pas pertinents. Pensez-vous que la Déclaration a un impact positif aujourd’hui sur les droits des peuples autochtones?

Deer : Bien qu’il reste beaucoup de chemin à parcourir pour mettre en œuvre tous les articles de la Déclaration, elle reste un instrument très positif pour les peuples autochtones aujourd’hui. Notamment, à l’intérieur du système des Nations unies, aujourd’hui, chaque fois que les peuples autochtones sont mentionnés, la Déclaration est évoquée et sert de guide à la mise en œuvre de nos droits.

La Déclaration a fortement influencé le dialogue sur les droits des peuples autochtones. C’est parce qu’elle est très pertinente que les États résistent à sa mise en œuvre. Pour ce qui est du système de justice, des cours et des États, la Déclaration nous permet de mieux présenter et articuler nos droits d’une manière qui soit comprise et acceptée. Ce serait difficile d’imaginer un monde où la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones n’existe pas.

 

[1] Pour les États, le texte allait notamment beaucoup trop loin dans la reconnaissance du droit à la terre et à l’autodétermination.

 

 

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