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Alexandra Bahary, étudiante à la maîtrise en droit
Université du Québec à Montréal
Que permet l’État canadien au nom de la « sécurité nationale » ? L’ouvrage d’Alexandre Popovic raconte comment, de ses débuts à aujourd’hui, le pays a eu recours à des agents provocateurs (parfois des agentes) pour infiltrer des groupes de gauche, mettant des fois le feu aux poudres là où il n’y avait pas de fumée. Son enquête montre comment les agent-e-s du Service canadien de renseignement de sécurité (SCRS) ont aussi exalté des organisations d’extrême droite… non sans dommages. Regard sur un pan de l’histoire qui n’a rien à envier aux romans policiers.
Qu’est-ce qu’un-e agent-e provocateur ? Contrairement à une informatrice ou un informateur qui infiltre un groupe pour informer la police de ses actions, la provocatrice ou le provocateur incite le groupe infiltré à commettre des actes criminels par ses discours ou ses actions. L’un des cas d’étude de Popovic nous plonge dans l’univers des groupes néonazis de Toronto et du rôle charnière qu’y ont joué certain-e-s agent-e-s provocateurs dans leur expansion. Si les services secrets se sont traditionnellement davantage préoccupés des communistes, du mouvement Black Power, du FLQ et même de la CSN, ils commencent à infiltrer la droite à compter des années 70. En mars 1986, le SCRS recrute Grant Bristow dans le cadre de l’Operation Governor qui sera lancée deux ans plus tard. L’objectif : obtenir des renseignements sur les adeptes de la suprématie blanche.
Plus qu’un simple informateur, Bristow, se fait connaître des médias par ses qualités d’orateur et sa haine des personnes juives, noires, autochtones et indiennes. La recrue a joué un rôle majeur dans la fondation du Heritage Front, une organisation nationaliste qui a pour but ultime de créer un État exclusivement blanc. Il y a exercé plusieurs fonctions de direction, en plus d’y avoir investi d’importantes sommes. Dans les années 90, le groupe prend de l’ampleur et se fait connaître par l’animation d’une ligne téléphonique haineuse qui fait l’objet de plusieurs poursuites. En réaction à cette visibilité croissante de l’extrême droite, les groupes Action Anti-raciste Montréal et Klanbusters voient le jour en 1992. C’est dans ce contexte que le Heritage Front mènera une véritable campagne de harcèlement contre les militant-e-s antiracistes, élaborée par nul autre qu’un agent du SCRS.
Le travail fouillé de Popovic permet de revenir sur cet évènement à propos duquel notre histoire nationale est plutôt timide. La campagne consiste à appeler les cibles 24 heures sur 24 (tant à leur domicile qu´à leur lieu de travail) en leur proférant des menaces violentes, pour les empêcher de manger et de dormir et pour leur faire perdre leur emploi. Bristow aurait même réussi à obtenir illégalement les codes d’accès aux boîtes vocales des militant-e-s qu’il semblait prendre un véritable plaisir à harceler, en particulier les femmes. L’agent aurait aussi consacré beaucoup de temps et d’énergie à harceler des membres de la communauté LGBTQ+.
Une fois l’opération terminée, en 1993, le SCRS affirme que des actes de violence ont été évités grâce à sa source. Or, Popovic soutient que les agissements de l’agent provocateur, plutôt que de calmer le jeu, ont alimenté une escalade de violence raciste. Le 6 juin 1992, Jason Hoolans, un skinhead associé au Heritage Front, commet des voies de fait contre Sivarajah Vinasithamby. Au tribunal, Hoolans déclarera : « Je suis fier de mes réalisations et fier de mon pays. Je suis fier de ma race. » Dans les jours qui suivent, d’autres immigrant-e-s sri-lankais décèdent ou subissent des blessures graves à la suite d’attaques brutales dans les rues de Toronto.
L’Operation Governor n’aura été d’aucune utilité pour empêcher les agressions racistes. Elle aura même permis à Bristow d’espionner et de harceler des militant-e-s antiracistes, en plus de disséminer les informations personnelles de 60 militant-e-s antiracistes au sein d’un réseau de groupes de droite. Un rapport du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS) du 15 décembre 1994 révèle que le SCRS aurait versé plus de 127 000 $ à son agent pendant l’opération. Ce rapport ne permet pas de déterminer si les renseignements fournis par Bristow ont contribué à une seule arrestation ou évité des affrontements violents, un objectif revendiqué par le SCRS. Le CSARS a même louangé la source pour son travail. Le rapport n’a par ailleurs fourni aucune précision sur les limites acceptables pour un-e agent-e du SCRS infiltrant un mouvement politique. Si la fin semble justifier les moyens pour l’État fédéral, le livre de Popovic nous amène à nous interroger sur ce qui constitue exactement la fin pour ses agent-e-s provocateurs.
Provoquer la menace tient la lectrice ou le lecteur captif et indigné, car il met en lumière l’attitude généralement timide des médias face aux dérives du SCRS, et ce, malgré leur rôle consistant à surveiller les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.[1] C’est particulièrement le cas dans l’affaire Joseph Gilles Breault, alias « Dr Youssef Mouammar », instigateur de groupes islamistes, auteur de communiqués multipliant les menaces d’attentats terroristes… et agent provocateur du SCRS. C’est d’ailleurs avec l’aide de ce dernier que l’homme est devenu une personnalité incontournable de la communauté musulmane de Montréal dans les années 80 et 90. Le comportement incontrôlable et belliqueux de Breault met fin à son lien d’emploi. Or, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, les médias reprennent un communiqué datant du 4 mars 1998 provenant d’Abou Jihad, un groupe islamique créé par Breault, qui menace de faire exploser « une bombe biochimique » au métro Beaubien de Montréal. D’autres communiqués profèrent des menaces similaires, notamment au Centre Molson. Plusieurs journalistes prennent ces menaces au sérieux et les lient à Al-Qaïda, sans que le SCRS n’intervienne. Or, une fois l’association entre Abu Jihad et le SCRS révélée par d’autres, aucun éditorial ne rectifie le tir et le nom de Breault disparaît complètement de l’actualité. Le scandale est passé sous les yeux d’une majorité de la population montréalaise, qui a retenu le fait qu’elle ait été menacée par Al-Qaïda plutôt que par un agent du SCRS. Tant les agissements de Breault que le cadrage de l’information ont alimenté l’islamophobie dans la province.
Cet arrêt sur image de notre histoire nationale n’est qu’un exemple parmi plusieurs cas aussi fascinants que terrifiants dans l’enquête approfondie de Popovic. Comme le souligne Francis Dupuis-Déri, qui signe la préface, le travail colossal de ce chercheur autodidacte aurait pu être le fruit d’une équipe de recherche subventionnée s’il avait été réalisé à l’intérieur des murs universitaires. Car la provocation policière est particulièrement difficile à documenter. L’auteur s’appuie sur des rapports gouvernementaux, des études sur la police, des articles journalistiques et, spécialement, de multiples demandes d’accès à l’information. Mais surtout, pour Dupuis-Déri, le talent de Popovic consiste en une capacité à dresser un portrait de la figure de provocateur dans différents contextes historiques et politiques, afin d’en extraire la logique générale de la provocation policière. Cette logique consiste à laisser le crime survenir plutôt que de le prévenir, lorsqu’il ne s’agit pas de l’alimenter pour prouver la dangerosité de l’organisation infiltrée. Lire Popovic permet de constater que le SCRS n’a pas attendu le projet de loi C-51[2] pour élargir son pouvoir de commettre des actes criminels, et ce, sans aucun devoir de transparence envers la population.
De ce récit bouleversant, Alexandre Popovic déduit que l’État refuse de nous révéler les dérives commises au nom de la sécurité nationale. Il souhaite que son travail serve comme « appel à documenter les actions illégales des services secrets canadiens, à lutter contre l’oubli, bref un appel à tenir en respect ceux et celles qui nous ont à l’œil ». Provoquer la menace est une lecture essentielle pour toutes les personnes préoccupées par la provocation policière, mais aussi par le manque de transparence de l’État canadien et les rôles des journalistes et de la recherche à cet égard.
[1] D’où leur désignation de « quatrième pouvoir ».
[2] Loi édictant la Loi sur la communication d’information ayant trait à la sécurité du Canada et la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, modifiant le Code criminel, la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois. Voir encadré sur la Loi C-51 en page XX.