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Alexandre Popovic, Coalition contre la répression et les abus policiers
Vous n’en entendrez pas parler en campagne électorale. Et vous ne le lirez pas dans l’éditorial d’un média grand public. Mais on a un sacré problème d’impunité policière au Québec.
« Si t’es pas content, t’as juste à porter plainte! », vous dira le flic qui vient de bafouer vos droits. Mais ça donne quoi au juste de porter plainte en déontologie policière? Hé bien, pas grand-chose dans l’écrasante majorité des cas, malheureusement.
Durant l’année financière 2016-17, le Commissaire à la déontologie policière a reçu 1 781 plaintes… mais n’a déclenché que 126 enquêtes. Autrement dit, le Commissaire n’a daigné enquêter que sur 7 % des plaintes. Rien de bien nouveau sous le soleil : depuis 2003-04, le pourcentage des plaintes ayant fait l’objet d’une enquête est passé sous la barre des 10[1] %. C’est donc dire que le Commissaire rejette plus de 90 % des plaintes qui lui sont adressées sans même avoir enquêté. Une vraie machine à rejeter les plaintes, quoi!
Oh, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Lors des six premières années suivant la création du système de déontologie policière, le Commissaire enquêtait sur environ 60 % des plaintes. Puis, le gouvernement du Québec a décidé de réformer la déontologie policière, en 1997, dans le cadre de ses politiques de déficit zéro. Et lorsque le zéro a été atteint, l’administration en place n’a pas cru bon de réparer les dégâts. Entre-temps, les effets de la réforme n’ont pas tardé à se faire sentir. Ainsi, en 1997-98, le pourcentage de plaintes ayant donné lieu à une enquête a chuté de presque la moitié, à 33,2 %. Puis, en 1998-99, le pourcentage a de nouveau dégringolé pour s’établir cette fois-ci à 19,9 %. Et ainsi de suite…
Et qui dit enquête ne dit pas nécessairement citation[2] devant le Comité de déontologie policière. En 2016-17, seules 30 % des enquêtes du Commissaire ont mené à une citation. Et sur les 32 citations dont a disposé le Comité durant cette même année financière, vingt d’entre elles se sont terminées par une déclaration de culpabilité. Donc, si on prend le nombre total de plaintes logées en 2016-17 et qu’on prend ensuite le nombre de policières ou policiers reconnus coupables d’avoir dérogé au Code de déontologie des policiers du Québec cette même année, cela nous amène à un taux d’impunité de l’ordre de 98,9 %[3].
Voilà pourquoi les victimes d’abus policiers sont si nombreuses à ne pas voir la justice : le nombre de flics trouvés coupables en déontologie est si minuscule qu’un microscope s’avèrerait nécessaire pour pouvoir l’apercevoir!
Décriminalisation de la brutalité policière
Et même lorsque le Comité conclut qu’une ou un flic a abusé de la force, le coupable s’en tirera toujours à bon compte. Car il n’aurait jamais dû être cité en déontologie dès le départ, mais plutôt inculpé au criminel. Après tout, l’article 26 du Code criminel prévoit que « quiconque est autorisé par la loi à employer la force est criminellement responsable de tout excès de force ». Et tout flic déclaré coupable d’un acte criminel fait face à la destitution automatique. Mais la déontologie policière se trouve à décriminaliser la brutalité policière.
Et comme si le système de déontologie policière n’était pas suffisamment sous-performant, le gouvernement du Québec a modifié la Loi sur la police, en 2006, de façon à ce que les policières et policiers puissent voir leurs condamnations effacées en faisant une demande d’excuse au Comité[4].
Dans une société où l’impunité policière est la norme, la pénalisation de la violence constabulaire fait figure d’exception, comme en témoigne le tableau statistique sur les enquêtes indépendantes en ligne sur le site web du ministère de la Sécurité publique. Sur 526 enquêtes indépendantes qui ont été menées entre 1999 et le 26 juin 2016, seules dix d’entre elles ont conduit au dépôt d’accusations criminelles. Ce qui correspond à 1,9 % des enquêtes indépendantes.
Impacts du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI)
Faut à noter, le nombre de mises en accusation a connu une hausse significative entre le moment où l’Assemblée nationale a adopté le projet de loi 12 prévoyant la création du Bureau des enquêtes indépendantes (BEI), le 9 mai 2013, et celui où ce dernier a commencé à mener des enquêtes, le 27 juin 2016. En effet, durant cette période, cinq policiers ont été accusés au criminel pour avoir causé illégalement le décès d’un citoyen. Ainsi, le taux de mise en accusation suite à une enquête indépendante s’élève à 7,9 % entre 2013 et fin juin 2016, soit quatre fois plus que la moyenne. Sachant que la force constabulaire s’est montrée réfractaire à la création du BEI, il y a lieu de se demander si cette hausse soudaine ne cache pas une volonté policière de démontrer que les enquêtes de la police sur la police peuvent effectivement déboucher sur des mises en accusation.
Ces cinq policiers accusés sont :
- le sergent Éric Deslauriers de la Sureté du Québec (SQ), inculpé (puis déclaré coupable) d’homicide involontaire sur David Lacour, 17 ans, à St-Adèle, le 23 janvier 2014;
- l’agent Patrick Ouellet de la SQ, inculpé (puis déclaré coupable) de conduite dangereuse causant la mort de Nicholas Thorne-Belance, 5 ans, à Longueuil, le 17 février 2014;
- l’agent Simon Beaulieu du Service de police de la Ville de Québec (SPVQ), inculpé (puis acquitté) de conduite dangereuse et de négligence criminelle causant la mort de Guy Blouin, 48 ans, à Québec, le 3 septembre 2014;
- l’agent Maxime Gobeil de la SQ, inculpé de conduite dangereuse causant la mort de Louiselle Laroche, 71 ans, Georges Martel, 80 ans et Cécile Lalancette, 89 ans, à Dolbeau-Mistassini, le 18 juillet 2015;
- et l’agent Christian Gilbert du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), inculpé d’homicide involontaire sur Bony Jean-Pierre, 46 ans, à Montréal-Nord, le 31 mars 2016.[5]
Par ailleurs, il faut remonter dix-neuf ans en arrière pour trouver un cas où un agent du SPVM a été inculpé d’homicide involontaire. L’agent Giovanni Stante a en effet dû répondre d’une telle accusation pour le décès de Jean-Pierre Lizotte décédé à l’âge de 45 ans, le 16 octobre 1999, suite à une arrestation musclée survenue six semaines plus tôt. Or, l’accusation n’a pas été portée par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) mais bien par un juge de la Cour du Québec.
Des inculpations à reculons
Et ce n’est pas la seule fois que le DPCP y est allé à reculons pour faire inculper un agent de l’État responsable de la mort d’un être humain. Dans le cas du jeune Nicholas Thorne-Belance, le DPCP avait initialement renoncé à inculper le flic qui roulait pourtant à 134 km/h dans une zone résidentielle de 50. Et ce, alors que le policier ne répondait même pas à un appel d’urgence, la collision meurtrière étant survenue dans le cadre d’une simple opération de filature effectuée pour le compte de l’UPAC.
Pire : le DPCP a essayé de mettre publiquement le blâme sur le père du défunt ! Il aura fallu qu’une témoin de l’accident renonce à son anonymat pour contredire la version cousue de fils blancs livrée par le DPCP au public pour qu’un tollé médiatique amène la ministre de la Justice à intervenir. C’est ainsi qu’un comité de juristes indépendants a été mandaté pour réviser la décision de la DPCP, ce qui aboutira ultimement à l’inculpation de l’agent Ouellet.
Jusqu’à présent, le DPCP a rendu des décisions à l’égard de vingt-six dossiers d’enquête soumis par le BEI. Vingt-six dossiers d’enquête qui se sont traduits par zéro mise en accusation. Rien ne permet donc de penser que l’avènement du BEI fera reculer l’impunité policière. Tant la composition que le fonctionnement du BEI suggère en effet que le nouveau mécanisme d’enquête se révélera garant du statu quo en la matière.
Ainsi, le BEI dépend de la collaboration des policières ou policiers impliqués pour mener à bien ses enquêtes alors que le législateur n’a prévu aucun système de sanction pour sévir contre les flics qui refuseront de se conformer à leurs obligations. Le BEI dépend aussi de l’appel téléphonique du directeur du corps policier impliqué pour pouvoir lancer une enquête. Et pendant que le directeur tarde à appeler – car c’est souvent le cas – la responsabilité de protéger la scène d’incident jusqu’à l’arrivée des enquêteurs du BEI repose sur les membres du corps policier impliqué.
Le BEI dépend en outre de techniciennes et techniciens en identité judiciaire et d’expert-e-s en reconstitution de collision provenant du SPVM et de la SQ, notamment. Il dépend même du corps de police impliqué pour glaner les informations qui se retrouveront dans ses communiqués annonçant la prise en charge d’une enquête!
La composition du BEI n’est pas moins problématique. La directrice du BEI est une ancienne procureure du DPCP alors que la majorité des enquêtrices et enquêteurs de l’organisme ont déjà travaillé pour un corps policier. Rien pour troubler le sommeil des flics à la gâchette facile…
[1] Ce pourcentage, de même que les autres qui suivront ont été établis à partir des données publiées dans les rapports annuels de gestion du Commissaire et du Comité de déontologie policière.
[2] Dans le jargon déontologique, une citation correspond à une mise en accusation devant un tribunal administratif.
[3] Ce qui s’inscrit dans la moyenne des années précédentes.
[4] Voir art. 255.1 et suivants.
[5] Dans les deux derniers cas, aucun verdict n’avait encore été rendu au moment de la rédaction du présent article.
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