Consultation publique sur le racisme et la discrimination systémiques à Montréal
La Ville de Montréal possède les outils nécessaires pour contrer le racisme systémique
Opinion écrite déposée à l’Office de consultation publique de Montréal
31 octobre 2019
Présentation de la Ligue des droits et libertés
Fondée en 1963, la Ligue des droits et libertés (LDL) est un organisme à but non lucratif, indépendant et non partisan, qui vise à faire connaitre, à défendre et à promouvoir l’universalité, l’indivisibilité et l’interdépendance des droits reconnus dans la Charte internationale des droits de l’Homme. La Ligue des droits et libertés est affiliée à la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme.
La LDL poursuit, comme elle l’a fait tout au long de son histoire, différentes luttes contre la discrimination et contre toute forme d’abus de pouvoir, pour la défense des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Son action a influencé plusieurs politiques publiques et a contribué à la création d’institutions vouées à la protection et à la promotion des droits humains, notamment la Charte québécoise des droits et libertés de la personne du Québec et la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.
Elle interpelle les instances gouvernementales sur les scènes locale, nationale et internationale afin qu’elles adoptent des lois, mesures et politiques conformes à leurs engagements à l’égard des instruments internationaux en matière de droits humains et pour dénoncer des situations de violation de droits. Elle mène des activités d’information, de formation et de sensibilisation visant à faire connaitre le plus largement possible les enjeux de droits pouvant se rapporter à l’ensemble des aspects de la vie en société. Ces actions visent l’ensemble de la population de même que certains groupes placés en situation de discrimination.
Introduction
Dans son travail de promotion et défense des droits humains pour tous et toutes, la Ligue des droits et libertés s’est donné comme mission de sensibiliser les populations allochtones aux enjeux liés à l’autodétermination des peuples autochtones.
C’est pourquoi nous tenons d’emblée à reconnaitre que nous sommes ici en territoire autochtone non cédé, nommé Tiohtiá:ke / Montréal, qui est historiquement connu comme un lieu de rassemblement pour de nombreuses Premières nations et, aujourd’hui, pour une population autochtone diversifiée ainsi que plusieurs autres communautés qui y habitent.
C’est donc dans le respect des liens avec le passé, le présent et l’avenir que nous reconnaissons les relations continues entre les populations autochtones et les autres communautés de Montréal[1].
Cette reconnaissance que Montréal a été bâti sur un territoire non cédé n’est pas qu’un simple rappel obligé. Il nous apparaît important de lier cette reconnaissance au fait que le racisme et le colonialisme font partie intégrante de l’histoire de Montréal. Montréal s’est en effet développée à travers un processus de dépossession territoriale, économique, politique, culturelle et linguistique des premiers habitants du territoire, les peuples autochtones. Depuis sa fondation, l’histoire de Montréal est aussi marquée par les discriminations (en emploi, dans l’accès aux lieux publics et aux instances de pouvoir, etc.), l’esclavage, la ségrégation résidentielle, le profilage racial et la marginalisation des personnes racisées et autochtones.
Une tradition de lutte pour le droit à l’égalité et contre le racisme
Depuis sa création, les militant-e-s de la LDL ont été au cœur des nombreuses avancées contre le racisme et la discrimination qui ont jalonné l’histoire du Québec[2]. La LDL est notamment l’une des organisations à l’origine des premières lois interdisant les discriminations raciales et religieuses dans l’accès aux hôtels et restaurants (1963) et dans le domaine de l’emploi (1964) au Québec. C’est également à l’instigation de la LDL que l’Assemblée nationale du Québec adopte à l’unanimité la Charte des droits et libertés de la personne en 1975.
La LDL n’a jamais cessé de dénoncer les violations des droits des personnes racisées et d’appuyer les luttes antiracistes de plusieurs groupes. Elle a notamment joué un rôle central dans le combat des travailleurs noirs contre le racisme dans l’industrie montréalaise du taxi au début des années 80. Depuis les années 70, la LDL s’est activement impliquée dans la défense des droits des personnes réfugiées, déplacées et sans statut. Elle s’est par ailleurs portée à la défense des Autochtones, entre autres pendant la guerre du saumon de 1981-82 et lors de la tristement célèbre crise d’Oka de 1990, à une époque où ces enjeux ne suscitaient généralement que méfiance ou indifférence. Aujourd’hui encore, la LDL appuie les luttes et les revendications des peuples autochtones, notamment sur leur droit l’autodétermination. Nous sommes par exemple intervenus en ce sens dans le cadre de la récente Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (CERP).
Parallèlement, les militant-e-s de la Ligue ont joué un rôle de pionnier dans la lutte contre la montée des groupes d’extrême droite au Québec et dans le combat contre le profilage racial, en particulier à Montréal. Dans les dernières années, la LDL est intervenue dans les débats entourant les différents projets de loi qui ont lié laïcité et port des signes religieux à l’immigration et aux personnes racisées.
La participation de la LDL à la présente consultation publique se situe donc dans le prolongement de cette tradition de plus d’un demi-siècle de lutte contre le racisme et pour les droits des personnes racisées.
Les engagements déjà pris par la Ville
Nous souhaitons rappeler certains engagements pris par la Ville de Montréal au fil des ans en vue d’assurer le respect des droits humains de toutes et tous, notamment en matière de racisme et de discriminations raciales.
Outre la Charte montréalaise des droits et responsabilités adoptée en 2005, ces engagements passent entre autres par l’adhésion à une série de déclarations :
- la Déclaration de Montréal contre la discrimination raciale (1989);
- la Déclaration de Montréal pour la diversité culturelle et l’inclusion (2004);
- la Déclaration de Montréal sur le vivre ensemble (2015);
- la Déclaration visant à faire la promotion des candidatures reflétant la diversité montréalaise au conseil municipal et dans les conseils d’arrondissement de Montréal (2016);
- la Déclaration visant à souligner la Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, le 21 mars, et à prévenir les gestes pouvant conduire à toutes formes de discrimination (2016);
- la Déclaration pour assurer les services de base à la population des communautés autochtones (2018).
De plus, le Conseil Interculturel de Montréal (CIM), un organisme de consultation et d’échanges en matière de relations interculturelles créé suite à l’adoption d’une loi par l’Assemblée nationale en 2003, émet certains avis auprès de la Ville sur des questions liées aux enjeux du racisme. Plus récemment, la Ville a mis sur pied la Table sur la diversité, l’inclusion et la lutte contre les discriminations, dont les membres ont le mandat de réfléchir aux moyens de rendre la fonction publique, les services et les programmes municipaux plus innovants, inclusifs et représentatifs de la population montréalaise.
La Ville participe également à deux coalitions de villes engagées pour le respect des droits humains et contre le racisme et la discrimination, soit la Coalition canadienne des municipalités contre le racisme et la discrimination et la Coalition internationale des villes inclusives et durables de l’UNESCO.
Au regard de l’importance des engagements pris par la Ville, il est cependant dommage de constater que peu d’effets concrets semblent en avoir résulté. Par exemple, la Table sur la diversité, l’inclusion et la lutte contre les discriminations notait plus tôt cette année : « Dans le cas des fonctionnaires appartenant aux minorités visibles/racisées, la promotion aux postes de haute gestion et de direction est pratiquement stagnante à la Ville de Montréal. Or, à la Ville, les valeurs d’égalité et d’équité et de diversité sont omniprésentes dans le discours politique et normatif. Le manque d’engagement et de leadership aux plus hauts niveaux de l’appareil administratif, au fils des ans, a contrarié et ralenti les progrès dans ce domaine »[3].
Nous saluons l’exercice de consultation publique sur le racisme et la discrimination systémiques plus que nécessaire. Mais nous aurions aimé voir un Conseil municipal qui démontre une volonté politique nette de s’attaquer au racisme systémique en confiant lui-même le mandat à l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) de tenir cette consultation publique, sans attendre une pétition citoyenne de 15 000 signatures.
Considérant que la Ville a obtenu récemment de nouveaux pouvoirs en vertu de son statut de métropole et qu’elle cherche à exercer une plus grande influence politique sur les scènes nationale et internationale, il nous apparaît primordial qu’elle utilise toutes les compétences et tous les outils à sa disposition pour lutter contre le racisme systémique et parvenir à des résultats qui garantiront aux populations concernées la pleine réalisation de tous leurs droits.
Pour ce faire, elle doit se donner les ressources nécessaires pour comprendre, documenter et éradiquer le racisme systémique en mettant sur pied des instances responsables et imputables afin d’adopter des mesures correctrices concrètes et proactives pour contrer ce fléau.
Notre contribution écrite s’articule de la manière suivante :
D’abord, la LDL rappelle la définition du racisme systémique et son fonctionnement pour ensuite articuler ces réflexions à la perspective de l’interdépendance des droits humains. Suivant ce cadre d’analyse, la LDL explore et propose des pistes d’action que la Ville peut et devrait prendre pour s’attaquer au racisme systémique. Finalement, la LDL formule des recommandations et insiste sur la nécessité que la Ville utilise son influence politique pour lutter contre le racisme systémique et que ces efforts soient déployés dans tous les champs de compétences de la Ville.
Le racisme systémique : une question de pouvoir
Ce qu’est le racisme systémique
Développée depuis les années 1960, l’approche systémique du racisme part du postulat que le racisme est un système construit, maintenu et entretenu pour assurer la distribution inégalitaire du capital, du pouvoir, des richesses et des privilèges en fonction de lignes de démarcation construites autour de catégories dites « raciales ». Comme le souligne le Cambridge Handbook of Sociology: « Systemic racism is the racial exploitation and institutionalized subordination of people of color by whites of European descent. »[4]
En tant qu’organisme de défense des droits humains, la LDL fait sienne cette définition du racisme centrée sur l’analyse des relations de pouvoir. Dans sa brochure Le racisme systémique… parlons-en!, elle s’appuie sur la définition suivante du racisme systémique : « un ensemble de structures, d’actions et de croyances économiques, politiques et culturelles qui systématisent et perpétuent la répartition inégale des privilèges, des ressources et du pouvoir entre les personnes blanches et les personnes de couleur (racisées) »[5].
Le processus de racisation : mécanisme au cœur du racisme systémique
Le mécanisme central de la construction, du maintien et de la perpétuation du racisme systémique est la « racisation » (ou racialisation). La racisation est le « processus par lequel une société construit théoriquement les races comme réelles, différentes et inégales de façons qui ont un effet sur la vie économique, politique et sociale.[6] » Bien que les « races » auxquelles renvoie cette notion n’aient aucune réalité sur le plan biologique et scientifique, celles-ci sont réelles sur le plan de leurs effets politiques et sociaux. En ce sens, la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario souligne que le racisme systémique se perpétue lorsque la racisation s’insère et circule à l’intérieur de différents systèmes (politique, juridique, carcéral, de santé, d’éducation, etc.)[7]».
Les processus de racisation percolent dans l’ensemble des structures et des institutions de notre société. Ils contribuent à perpétuer les violations de droits en dépit d’avancements juridiques formels concernant la protection des droits humains.
Comme tous les systèmes, le racisme exerce une influence profonde sur les pensées, les attitudes, les inclinaisons, les comportements, les normes, les cultures organisationnelles et les conceptions du monde des individus. De même, les individus participent, par leurs (in)actions (intentionnelles ou non), à reproduire les structures du système dans lequel ils évoluent. Ce constat implique que tous les acteurs de ce système, en particulier ceux qui détiennent un degré important de pouvoir tels que les divers paliers de gouvernement, ont un rôle proactif à jouer pour juguler les mécanismes, structures et institutions qui participent à la perpétuation du racisme systémique.
Dans le cas plus spécifique de la Ville de Montréal, cette approche appelle à (re)situer la lutte contre le racisme au-delà des approches fondées sur l’intégration des immigrants, la gestion de la « diversité », le dialogue interculturel, la lutte contre les discriminations et les dénonciations des manifestations ouvertes et déclarées de racisme. L’approche systémique nécessite que les instances municipales questionnent leur propre rôle dans la production et la reproduction des inégalités systémiques fondées sur le racisme et transforment leur fonctionnement en conséquence.
L’interdépendance des droits
Nous souhaitons insister ici sur l’importance de se référer au principe de l’interdépendance des droits humains dans la lutte contre le racisme systémique. Inscrit au fondement du droit international des droits humains depuis le début des années 1990, ce principe « consiste à reconnaître que la réalisation d’un droit est intimement liée à celle des autres droits[8]». Par exemple, le déni du droit à l’égalité (comme dans le cas du racisme) menace tout un ensemble d’autres droits, dont ceux à la santé, au logement, à l’éducation, à la libre circulation, à la culture, etc. Ces phénomènes d’enchevêtrements de violations de droits sont l’un des mécanismes à la base du maintien du racisme systémique.
Selon le principe d’interdépendance, la protection d’un droit permet de renforcer la réalisation de l’ensemble des autres droits. Cela signifie que les interventions multiformes des pouvoirs publics dans tous les secteurs, y compris ceux qui ne semblent pas concerner directement la lutte antiraciste (transport, aménagement du territoire, culture, patrimoine, etc.), peuvent avoir des conséquences positives cumulatives sur l’ensemble des droits des personnes racisées.
C’est dans cette perspective que nous proposons, dans les lignes qui suivent, des pistes d’actions visant à éclairer et lutter contre les inégalités systémiques fondées sur le racisme à Montréal. Ces pistes d’action ont pour objectif que la Ville assume pleinement le rôle qui lui revient.
Montréal en tant que métropole plurielle et les défis de la lutte contre le racisme systémique
Lutter contre le racisme dans une perspective systémique requiert à la fois un portrait exhaustif de l’ampleur des problèmes et une volonté politique d’y mettre fin. Cela signifie entre autres y consacrer du temps, imaginer des programmes publics audacieux et travailler avec les personnes directement touchées par les inégalités fondées sur le racisme. Montréal fait déjà partie des coalitions internationale et canadienne des villes contre le racisme et a entrepris un certain nombre de démarches pour devenir une ville inclusive et exempte de racisme. Il reste cependant du travail à accomplir.
En tant que métropole québécoise, Montréal dispose de pouvoirs accrus par rapport aux autres municipalités. Elle doit en faire usage dans sa lutte contre le racisme systémique.
Montréal se situe sur un territoire autochtone non cédé et a le devoir de favoriser l’épanouissement et le respect des droits des populations autochtones qui y ont élu domicile (environ 42 000 personnes). De plus, en tant que métropole où se concentrent les flux actuels de migration, en plus d’avoir été traditionnellement une terre d’accueil pour des migrant-e-s venu-e-s d’un peu partout sur la planète depuis la période de la colonisation, Montréal bénéficie de l’apport d’une population diversifiée. Enfin, en tant que ville universitaire et pôle international de recherche, Montréal accueille des étudiant-e-s, des universitaires et des chercheur-e-s dans divers domaines de l’économie du savoir, des personnes qui viennent temporairement ou qui songent à s’y installer, et dont plusieurs font partie de ce que l’on nomme les populations racisées.
Utiliser l’approche systémique du racisme implique en premier lieu de comprendre les enjeux des inégalités systémiques vécues par les personnes racisées dans toutes les sphères et de documenter les situations.
La Ville comme employeur
La Ville de Montréal est un important employeur. En 2016, seulement 6 % de ses employé-e-s étaient des personnes racisées[9] alors que plus de 30 % des Montréalais-e-s sont des personnes racisées[10]. Montréal est certes une des villes qui fait le plus d’efforts en ce sens au Québec, mais les résultats sont insuffisants. De plus, malgré les divers programmes et mesures d’accès à l’égalité en emploi dont s’est dotée la Ville au fil du temps, les cultures organisationnelles municipales font en sorte que les personnes racisées sont bien peu nombreuses à occuper des postes de direction. Dans un rapport de la Table sur la diversité, l’inclusion et la lutte contre les discriminations d’avril 2019, on apprenait que moins de 5 % des hauts fonctionnaires de Montréal sont des personnes racisées[11]. À propos de ces données, la Table mentionne :
Les défis qui ralentissent le progrès à ce chapitre sont considérables. Selon la Table, les obstacles à surmonter reposent notamment sur différents aspects liés à l’emploi à la Ville de Montréal :
- La méconnaissance et/ou la négation de l’existence du racisme, du capacitisme et des LGBTphobies en milieu de travail;
- Les biais cognitifs inconscients dans les pratiques de recrutement et d’embauche;
- Certaines politiques, directives et pratiques d’embauche désuètes;
- La résistance au changement et à l’innovation[12].
L’aménagement du territoire
La Ville joue un rôle majeur dans l’aménagement du territoire. Certaines zones sont bien pourvues en termes de transport public, de parcs, d’équipements de loisir et de sport, de bibliothèques publiques, de maison de la culture, de bornes BIXI, de bornes de recharge électrique et d’autres zones le sont moins. On mentionne souvent le cas de Montréal-Nord comme exemple de cet aménagement urbain à plusieurs vitesses. Ces inégalités recoupent-elles des clivages fondés sur la racisation? Si oui, quels moyens compte prendre la Ville pour un aménagement urbain plus égalitaire? Quelle place compte-t-elle donner aux populations pour définir leurs besoins et les satisfaire dans la mesure des arbitrages financiers nécessaires? Comment faire en sorte de développer une Ville où nous pourrons tous et toutes vivre ensemble dans l’égalité des droits?
Logement
Avec son statut de métropole, la Ville a acquis des pouvoirs accrus dans le domaine du logement. Elle s’est également dotée d’un programme 20-20-20 dans les grands projets de développement pour s’assurer de l’existence et de la croissance d’un parc de logements sociaux, abordables et permettant aux familles de vivre en ville. Pourtant, certains quartiers, tels que Montréal-Nord[13], où l’on retrouve une forte proportion de populations d’immigration récente ou appartenant à des groupes racisés détiennent un triste record en ce qui concerne les logements insalubres, mal entretenus, difficiles à chauffer l’hiver et à tempérer l’été. Les mauvaises conditions de logement ou la difficulté d’accès à un logement adéquat ont pourtant des répercussions connues et documentées en ce qui concerne l’itinérance, la santé physique et mentale, la scolarisation des enfants et des jeunes.
Populations autochtones en ville
La situation des Autochtones vivant en milieu urbain est souvent déplorable, comme l’ont notamment (encore) montré très récemment la Commission Vérité et réconciliation, l’Enquête nationale sur les femmes disparues ou assassinées et la CERP. Dans leur rapport sur le Québec, les commissaires de l’Enquête nationale sur les femmes disparues ou assassinées font état de statistiques accablantes. « Par exemple en 2015, on estimait que si les Autochtones formaient 0,6 % de la population de la ville de Montréal, ils représentaient 10 % de sa population itinérante, avec une forte proportion d’Inuit (41 %) »[14]. Dans le rapport de la CERP, le juge Viens souligne aussi que la métropole montréalaise ne leur propose pas une offre de services publics suffisante, particulièrement pour les femmes inuites, entre autres dans le domaine de la santé. Pourtant, Montréal accueille la septième population en importance issue des Premières Nations dans les régions urbaines et la troisième population d’Inuit en importance. Mais pour la CERP, les services qui leur sont proposés ne sont pas à la hauteur. Et ce sont les Autochtones en situation d’itinérance qui en souffrent le plus.
Le profilage racial et la Ligue des droits et libertés
Une manifestation claire du racisme systémique, qui fait (encore) les manchettes ces jours-ci, est le profilage racial pratiqué par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). La LDL intervient sur ce sujet depuis des années.
Le profilage racial, c’est quand la couleur de la peau, l’appartenance à une communauté ou l’origine présumée motive la police à exercer une surveillance et une répression plus grandes sur des personnes ou des communautés racisées. Ces personnes et groupes subissent un traitement discriminatoire dans l’application des dispositions réglementaires puisque d’autres citoyen-ne-s n’auraient pas été sanctionné-e-s dans la même situation.
Contrairement aux justifications souvent mises de l’avant, il est maintenant clair que le profilage racial n’est pas en lien avec le taux de criminalité des communautés touchées. Le tout dernier rapport indépendant Les interpellations policières à la lumière des identités racisées des personnes interpellées concernant le SPVM mentionne même : « Au prorata de leur supposée “contribution” collective à la criminalité à Montréal, les personnes noires et arabes sont nettement sur-interpellées (de 66 % et de 93 % respectivement) par rapport aux personnes non-racisées. Au prorata des incivilités (contraventions aux règlements municipaux), ces groupes sont également sur-interpellés (de 137 % et de 180 % respectivement) »[15]. Le profilage racial entraîne aussi de la surincarcération. C’est notamment la surveillance exagérée des jeunes Noirs et non les actes criminels qu’ils auraient commis, qui explique la surreprésentation des jeunes Noirs dans le système de justice pénale à Montréal de près de 60 %[16].
On punit les gens pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font : c’est ça, le profilage racial.
La classe politique et le SPVM se sont dits choqués par l’ampleur du phénomène. Pourtant, déjà en 2009, une étude commandée par le même SPVM notait une surreprésentation des jeunes Noirs dans les interpellations. Cette étude démontrait que, dans certains quartiers de Montréal, les personnes noires représentaient près de 40 % des jeunes interpellés entre 2006 et 2007[17]. En 2011, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) publiait une enquête sur le profilage racial. Plusieurs jeunes racisés y déclaraient qu’ils étaient incapables de se déplacer librement, particulièrement en groupe, sans être ciblés par la police[18].
En 2008, au lendemain de la mort de Fredy Villanueva, la LDL exigeait la tenue d’une enquête sur les pratiques de profilage racial au sein du SPVM. En appui aux groupes du quartier, nous demandions également que cette enquête se penche sur les problèmes socio-économiques vécus dans certains quartiers où se concentrent les personnes racisées, tel Montréal-Nord. Nous estimions que la problématique de sécurité publique était liée à la problématique économique et sociale et que le profilage racial se conjuguait ici au profilage social.
Cette accumulation de rapports qui pointent tous dans la même direction et les réactions politiques inadéquates va à l’encontre de la reconnaissance de la nature systémique du problème. Ces réactions sont un exemple de pratiques et de culture organisationnelle qui perpétuent le racisme systémique.
Prendre les moyens de combattre le racisme systémique
Pour mettre de l’avant des mesures efficaces de lutte contre le racisme systémique, il est nécessaire de prendre la mesure de l’ampleur de l’enjeu, de s’assurer que des instances politiques et administratives soient chargées de mettre en place des politiques appropriées, de collaborer avec les organisations de la société civile déjà présentes sur le terrain, et de veiller notamment à ce que la Ville comme employeur public et comme dispensateur de contrats publics puisse passer de la parole aux actes en matière de respect des droits d’une population plurielle.
Combattre le racisme au niveau systémique passe par une plus grande participation des personnes racisées au sein des instances décisionnelles et par une remise en cause des pratiques, façons de faire et procédures considérées comme courantes, normales ou « habituelles », mais qui ont des effets discriminatoires sur les personnes racisées[19]. Cela nous impose aussi de revoir les cultures organisationnelles qui contribuent à discriminer, décourager la participation ou freiner l’avancement des personnes racisées en leur sein. Par exemple, les processus de consultations publiques tels qu’on les connait actuellement permettent-ils de rejoindre les diverses composantes de la population montréalaise? De quels outils disposent les membres de populations racisées pour formuler leurs points de vue et faire entendre leur voix dans les partis politiques municipaux, dans les arrondissements, dans les diverses commissions municipales et dans les consultations publiques?
Bien que ces discriminations systémiques soient complexes à mettre au jour, elles ont des effets préjudiciables sur les personnes racisées[20]. Pour transformer les cultures organisationnelles, il est impératif d’élaborer des programmes d’éducation antiracistes et de mettre en place des mécanismes de consultation des personnes racisées et de traitement des plaintes des gens victimes du racisme. Il est également important de développer des indicateurs et des mécanismes pour évaluer l’impact des interventions de la Ville sur la réduction des inégalités raciales, sur l’ensemble de son territoire et dans tous les secteurs qui relèvent de ses champs de compétence. La Ville doit aussi user de son influence sociale et politique dans cette approche systémique contre le racisme.
Prendre l’exemple de l’ADS+
Traditionnellement, les instances politiques municipales sont nées d’un compromis entre élites francophones et anglophones blanches et masculines. N’oublions pas que les premières élections municipales au suffrage universel à Montréal n’ont eu lieu qu’en 1970[21]. Et comme toutes les institutions politiques canadiennes, elles sont aussi fondées sur l’exclusion des populations autochtones. Au fil du temps, certains aménagements institutionnels (encore insuffisants) ont été faits pour rendre ces institutions plus hospitalières, notamment pour certaines femmes.
En ce sens, à l’automne 2018, la Ville s’est dotée d’une politique d’ADS+ (analyse différenciée selon les sexes plus) pour éliminer les discriminations systémiques à l’encontre des femmes en tenant également compte de l’impact de la classe et de la race. Une telle politique requiert de brosser un portrait de la situation, d’analyser l’impact des modes de fonctionnement sur la participation ou non des femmes, notamment des femmes racisées ou autochtones. Elle nécessite aussi de revoir les procédures d’embauche de la Ville et de promotion interne de ses employé-e-s et d’analyser l’impact différencié des politiques et programmes municipaux sur les femmes comme groupe social en tenant compte que des considérations de classe ou de race peuvent être enchevêtrées aux enjeux de discrimination sexiste.
Une approche similaire serait de mise en ce qui concerne la lutte au racisme systémique.
Dans cet esprit, il nous semble important que Montréal :
- reconnaisse officiellement l’histoire et l’existence du racisme systémique;
- s’assure qu’une personne ou une organisation indépendante, nouvelle ou déjà existante tel l’Ombudsman, relevant du Conseil municipal, soit chargée de conseiller, surveiller et évaluer les politiques municipales en la matière et de recueillir les plaintes émanant de la population : cette personne ou organisation bénéficierait du pouvoir d’enquête et de recommandation, disposerait d’un budget pour mener des études et consultations publiques, et ferait annuellement rapport au Conseil municipal;
- se dote de méthodes systématiques de collecte de données en ce qui concerne les inégalités systémiques fondées sur le racisme;
- établisse des mécanismes de consultation régulière avec les divers acteurs sociaux impliqués dans la lutte contre le racisme systémique et leur donne les moyens de participer effectivement à de telles consultations;
- s’assure de la formation continue de l’ensemble de son personnel aux enjeux liés au racisme systémique;
- s’assure d’inclure dans ses programmes et mesures d’accès à l’égalité l’analyse des discriminations indirectes et des cultures organisationnelles qui contribuent à la sous-représentation des personnes racisées au sein de la fonction publique municipale;
- reconnaisse l’apport des personnes racisées et des peuples autochtones à l’histoire de Montréal et leur accorde une plus grande importance dans l’élaboration de ses politiques mémorielles (commémorations, préservation du patrimoine, toponymie, etc.).
Conclusion
La mobilisation de personnes racisées à la source de cette consultation donne une chance unique à la Ville de Montréal d’entreprendre des actions fortes contre le racisme systémique. Les énergies consacrées à cette consultation par plusieurs acteurs de la société civile sont remarquables et doivent maintenant se traduire par des résultats. Les attentes envers la Ville sont élevées. Ce n’est plus le temps des déclarations. La Ville doit dès à présent utiliser toutes ses compétences pour s’attaquer au racisme dans une perspective systémique.
Cette consultation ne doit pas être la fin d’un processus, mais plutôt le début d’un grand chantier qui devrait impliquer toutes les composantes de la Ville en prenant soin d’impliquer les personnes directement concernées. De plus, au-delà même de ses compétences, la Ville a le devoir d’employer son influence politique pour défendre le respect des droits de toutes et tous. En tant que métropole du Québec à laquelle s’identifie une population plurielle, la Ville a la responsabilité d’utiliser toutes les tribunes pour promouvoir le respect des droits et défendre des actions concrètes contre le racisme systémique. Nous espérons que les principes et pistes énoncés dans cet avis pourront soutenir la Ville dans cette direction.
[1] Cette reconnaissance territoriale est largement inspirée de celle adoptée le 16 février 2017 par le groupe directeur sur les directions autochtones de l’Université Concordia : https://www.concordia.ca/about/indigenous/reconnaissance-territoriale.html#justification
[2] Au cœur des luttes 1963-2013, Ligue des droits et libertés, 2013, https://liguedesdroits.ca/au-coeur-des-luttes-1963-2013/.
[3] Table sur la diversité, l’inclusion et la lutte contre les discriminations, L’inclusion et l’égalité des chances et des opportunités à l’emploi selon le principe de non-discrimination, avril 2019, p. 11, http://ville.montreal.qc.ca/pls/portal/docs/PAGE/PRT_VDM_FR/MEDIA/DOCUMENTS/rapport_recommandations_axe1.pdf
[4] Ducey, K., & Feagin, J, Systemic Racism. In K. Korgen (Ed.), The Cambridge Handbook of Soiology: Specialty and Interdisciplinary Studies,2017, pp. 12-20.
[5] Ligue des droits et libertés, Le racisme systémique… parlons-en!, 2017, p. 5.
[6] Rapport de la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario : résumé à l’intention du public, 1995, p. 44, http://www.ontla.on.ca/library/repository/mon/25005/185735.pdf.
[7] Rapport de la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario : résumé à l’intention du public, 1995, p. ii et iii,
http://www.ontla.on.ca/library/repository/mon/25005/185735.pdf.
[8] Ligue des droits et libertés, Ensemble, rétablissons les droits – guide d’animation,, 2013.
[9] Compilation des données de 500 organismes employant plus de 600 000 travailleurs au Québec, 21 janvier 2016, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/760479/minorites-visibles-employes-quebec.
[10] Ville de Montréal, Consultation sur le racisme et la discrimination systémiques, Document de consultation, avril 2019, p. 10.
[11] Table sur la diversité, l’inclusion et la lutte contre les discriminations, L’inclusion et l’égalité des chances et des opportunités à l’emploi selon le principe de non-discrimination, avril 2019, http://ville.montreal.qc.ca/pls/portal/docs/PAGE/PRT_VDM_FR/MEDIA/DOCUMENTS/rapport_recommandations_axe1.pdf.
[12] Table sur la diversité, l’inclusion et la lutte contre les discriminations, L’inclusion et l’égalité des chances et des opportunités à l’emploi selon le principe de non-discrimination, avril 2019, pp 1-2, http://ville.montreal.qc.ca/pls/portal/docs/PAGE/PRT_VDM_FR/MEDIA/DOCUMENTS/rapport_recommandations_axe1.pdf.
[13] Montréal-Nord s’attaque aux logements insalubres, Journal Métro, 23 janvier 2017, https://journalmetro.com/actualites-montreal-nord/1078994/montreal-nord-sattaque-aux-logements-insalubres/
[14] Enquête nationale sur les femmes disparues ou assassinées, Enquête nationale sur les femmes disparues ou assassinées, Un rapport complémentaire de l’Enquête nationale sur les femmes disparues ou assassinées, Kepek-Québec, 2018, p. 37, https://www.mmiwg-ffada.ca/wp-content/uploads/2019/06/Rapport-compl%C3%A9mentaire_Qu%C3%A9bec.pdf.
[15] Armony, Victor et al., Les interpellations policières à la lumière des identités racisées des personnes interpellées, octobre 2019, https://spvm.qc.ca/upload/Rapport_Armony-Hassaoui-Mulone.pdf.
[16] McAll, Christopher et Leonel Bernard, « Jeunes noirs et système de justice », Revue du CREMIS, 3.1 (hiver 2010), http://www.cremis.ca/sites/default/files/revues/revue_du_cremis_vol._3_no_1_02-03-16_72_dpi.pdf.
[17] Charest, Mathieu, Mécontentement populaire et pratiques d’interpellation du SPVM depuis 2005. Doit-on garder le cap après la tempête? Montréal, 2009, https://spvm.qc.ca/upload/documentations/Mecontentement_populaire_mise_a_jour_2008.pdf.
[18] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Profilage racial et discrimination systémique des jeunes racisés. Rapport de la consultation sur le profilage racial et ses conséquences, Québec, 2011, http://www.cdpdj.qc.ca/publications/Profilage_rapport_FR.pdf.
[19] Commission ontarienne des droits de la personne, La discrimination raciale (brochure), http://www.ohrc.on.ca/fr/la-discrimination-raciale-brochure
[20] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Profilage racial et discrimination systémique des jeunes racisés, Rapport de la consultation sur le profilage racial et ses conséquences, 2011, pp. 13-14, http://www.cdpdj.qc.ca/publications/Profilage_rapport_FR.pdf
[21] Ville de Montréal, La démocratie à Montréal,
http://www2.ville.montreal.qc.ca/archives/democratie/democratie_fr/expo/index.shtm