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Ricardo Peñafiel, PhD, professeur de science politique, UQAM
Codirecteur, Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine (GRIPAL)
« Ce n’est pas pour 30 pesos mais pour 30 ans! »
Le 18 octobre dernier, l’oasis d’une démocratie stable et prospère –dont se targuait le président chilien Sebastián Piñera une semaine avant le début du plus important mouvement de protestation sociale depuis le retour de la « démocratie » il y a 30 ans – s’est avérée le mirage qu’elle a toujours été. Des millions de personnes sont sorties dans la rue pour dénoncer la mascarade qui enfermait le Chili dans le cauchemar d’un régime autoritaire néolibéral imposé à la pointe du fusil et maintenu par une constitution pinochetiste, encore en vigueur aujourd’hui.
L’élément déclencheur de ce vaste mouvement de protestation est l’annonce d’une hausse banale de 30 pesos (5,4 ₵) du prix du transport en commun.
Bien que cette hausse se soit ajoutée à une série d’autres augmentations au cours des mois précédents, ce n’est certainement pas une augmentation aussi infime des tarifs du transport collectif qui peut expliquer l’ampleur du mouvement de protestation sociale qui s’est ensuivi. On peut penser que c’est plutôt la réaction à une hausse généralisée des prix des marchandises et des services, jumelée à la stagnation des salaires et à l’accroissement des inégalités. Pourtant, il ne s’agit pas que d’un problème de vie chère. En fait, il s’agit d’une opposition frontale au modèle économique, politique et social qui affaiblit les mouvements sociaux –mouvements qui, en démocratie, sont censés limiter le pouvoir des élites d’imposer des règles dont elles sont les seules à profiter.
Comme l’affirme haut et fort le slogan politique qui sert de titre à cet article : « Ce ne sont pas 30 pesos mais 30 ans! ». Trente ans de néolibéralisme, certes, mais aussi et surtout 30 ans de démocratie autoritaire ou de post-dictature, comme on désigne au Chili le régime politique qui a suivi les 17 années de la tyrannie de Pinochet. De fait, presque rien n’a changé depuis le début de la transition (perpétuelle) vers la démocratie, mis à part la terreur d’État qui refait maintenant son apparition avec l’état d’urgence décrété par Piñera pour écraser militairement la contestation, en violant systématiquement les droits humains, en arrêtant par milliers les manifestant-e-s et en faisant un usage excessif de la violence, tel que dénoncé par l’ensemble des organismes de défense des droits humains, nationaux et internationaux.
« Chile despertó » (Le Chili s’est réveillé)
Comme l’affirme cet autre slogan des manifestant-e-s, Le Chili s’est réveillé de l’opium du peuple qu’a représenté la politique des accords ou du consensus décrété qui a caractérisé le système politique post-dictatorial, basé sur la soi-disant science des transitions démocratiques réussies (la transitologie) qui prétend que le coup d’État de 1973 aurait été le fruit de la polarisation des extrêmes. Procédant à une accusation des victimes selon laquelle le coup d’État n’aurait été que la conséquence logique d’un excès de demandes sociales, la thèse transitologique prétend que, pour assurer la paix sociale, politique et économique nécessaire à la prospérité et pour préserver la démocratie, il faudrait limiter la participation citoyenne. Tous les désaccords sociaux devraient ainsi être résolus au parlement dans une recherche d’accords entre élites modérées, afin d’empêcher les dérives violentes.
Cette politique des consensus a agi comme un carcan empêchant toute remise en question du modèle antidémocratique inscrit dans la Constitution pinochetiste de 1980 qui régit encore les relations entre actrices et acteurs politiques et sociaux. Ainsi, lorsque les lycéen-ne-s sont sortis dans la rue pour dénoncer le caractère ségrégationniste de la Loi organique constitutionnelle de l’éducation (LOCE), également dictatoriale et néolibérale, c’était le gouvernement de la socialiste Michelle Bachelet qui détenait le pouvoir. Elle a, d’une main, réprimé et condamné la violence des manifestations pacifiques et, de l’autre, apaisé le conflit avec des réformes qui, une fois débattues au parlement, ont laissé intacte cette Loi qui a engendré un système éducatif à deux vitesses, en privatisant et en décentralisant l’enseignement.
Le même manège s’est produit en 2011, lors d’un autre conflit étudiant qui a duré plus de six mois et qui s’est transformé en un vaste mouvement de protestation, impliquant l’ensemble des associations étudiantes, universitaires et du secondaire, les syndicats, les organisations de défense des droits humains et des mouvements sociaux de toute sortes. Toutes les réformes proposées pour calmer le conflit ont été neutralisées par la politique des accords entre les partis politiques, dont la réforme de la Constitution, proposée par Bachelet lors de sa campagne électorale de 2013, pour répondre à l’une des principales demandes du mouvement de 2011.
Lorsque Piñera a annoncé, le 15 novembre dernier, un Accord pour la Paix sociale et la Nouvelle constitution, plus de 200 organisations sociales et syndicales ont dénoncé ce nouvel accord décrété par les partis de droite et de centre. Encore une fois, ces partis ont négocié derrière des portes closes, excluant les actrices et acteurs sociaux et les partis radicaux de gauche. Le processus constituant ne débuterait que fin avril 2020, par un référendum sur l’organisation de ce processus, exigé pourtant à grands cris par la rue et, selon les sondages, par 87 % de la population.
Le Réveil démocratique du Chili[1] avait pourtant commencé en 2003, avec la première grande grève sociale de l’ère post-dictatoriale, sous la bannière Pour un Chili juste, dénonçant l’impunité et le maintien des enclaves autoritaires héritées de la Constitution pinochetiste. Le nouveau réveil démocratique auquel nous assistons n’est que la conséquence de toutes ces années de trahison de la part de la classe politique et oligarchique qui prétend, encore une fois, renvoyer les manifestant-e-s dans leurs maisons, souvent inadéquates, pour régler derrière des portes closes les problèmes auxquels elle reste aveugle, tant que la rue ne la force pas à les voir.
Du fait de tant de duperies, les manifestations n’ont pas cessé malgré les mesures sociales et la promesse d’un processus constituant annoncé par la classe politique. Et elles ne risquent pas de se tarir, tant les promesses manquent de crédibilité.
« Le cauchemar est terminé »
Ce ne sont pas 30 ans de démocratie autoritaire mais bien 46 ans de dictature néolibérale qui se voient mis en échec par ce vaste mouvement de protestation sociale qui ne saurait prendre fin avec de nouveaux faux semblants pacificateurs. Le cauchemar qui prend fin est celui de la violence structurelle d’un système politique qui a instauré une culture de l’impunité. Cette impunité ne s’appliquait pas seulement aux bourreaux de la terreur d’État dictatoriale mais aussi à leurs complices civils, dont la famille Piñera, et aux entrepreneur-e-s nationaux et étrangers. Tous ces complices exploitent la misère d’un peuple réduit au silence par la violence physique et symbolique d’une oligarchie privatisant la santé, l’éducation, les retraites et l’ensemble des services sociaux. Ils spéculent sur les prix des médicaments, de l’eau et même du papier de toilette (en 2017). Ils s’approprient des ressources naturelles et usurpent le pouvoir de l’État. Ils criminalisent l’action collective, en tentant de faire passer l’exercice de droits démocratiques pour des crimes contre l’État de droit. Ce cauchemar est en train de prendre fin mais voici que commence celui de ces usurpatrices et usurpateurs qui ne savent plus comment endormir à nouveau la conscience et l’action d’un peuple qui a, enfin, pris conscience de sa légitime souveraineté.
[1] Marie-Christine Doran, Le réveil démocratique du Chili. Une histoire politique de l’exigence de justice, Paris : Karthala, 2016.