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Bochra Manaï, chercheure et coordonnatrice, Parole d’excluEs
Membre du CA de la Ligue des droits et libertés
Dans les sociétés démocratiques, l’espace public est considéré comme accessible à toutes et tous et appartenant à toutes et tous. Défini par certaines disciplines comme l’arène publique de la conversation, du débat, du conflit et des échanges, il s’agira ici de le comprendre dans son acception géographique. On parlera alors d’espaces publics, incluant les lieux que nous partageons au quotidien et qui fondent notre capacité à accéder aux institutions, aux écoles, au travail, aux loisirs.
L’accessibilité aux espaces publics est essentielle, car elle est garante de la libre circulation, de l’accès aux équipements publics, etc. Les interactions s’inscrivant dans les espaces publics sont particulièrement importantes dans les milieux de vie urbains. La présence de certaines catégories de la population y font l’objet d’une attention particulière, selon leur ethnicité, leur race, selon leur statut et citoyenneté, selon leur âge, leur genre, leur orientation sexuelle ou selon qu’elles et ils portent des signes religieux.
Un même accès aux espaces publics?
À l’instar de l’analyse du corps des femmes dans l’espace public de la ville, il est important de se demander si tous les citoyen-ne-s ont accès aux mêmes espaces selon qui elles et ils sont. Avons-nous, toutes et tous, accès aux mêmes espaces publics, librement et sereinement? La place des hommes racisés reflète-t-elle des inégalités d’accès et de traitement? Par ailleurs, l’obsession des identités religieuses, analysées communément par le prisme de la laïcité, permet-elle aux femmes musulmanes portant un foulard d’accéder à la ville de la même façon que leurs concitoyen-ne-s?
Ce texte illustre l’enjeu de l’accès aux espaces publics pour deux types de citoyen-ne-s : les hommes racisés et les femmes musulmanes portant un voile.
L’accès aux espaces publics des hommes racisés
Dans son ouvrage Between the world and me[1], Ta Nehisi Coates, auteur et intellectuel afro-américain, décrit la réalité que vit chaque noir américain et sa famille quant à la place des corps noirs dans les espaces publics au niveau de la rue, de la ville et de l’État-Nation. Plus récemment, dans l’adaptation cinématographique de la pièce de théâtre American son, le sujet de la place du corps des hommes noirs, dès lors qu’ils quittent leur maison, révèle l’inégalité que certains corps altérisés vivent dans l’espace public.
Criminalisation, interpellations ou insultes, le grand nombre d’interactions provenant des individus ou des institutions au quotidien peuvent être épuisantes pour celles et ceux qui, résilients ou résistants, ne peuvent combattre seuls ces iniquités causées par la société.
Comme l’a décrit le livre de Robyn Maynard, les recherches tendent à montrer que les Noirs, hommes et femmes, subissent depuis des siècles une violence systémique qui contrôle et restreint leur liberté de se mouvoir dans l’espace public canadien[2]. Dans l’étude de la CDPDJ illustrant les manifestations de haine à travers le Québec, des témoignages d’hommes noirs racontent ce quotidien : « Un homme dans sa voiture m’a dit : “ Toé l’hostie de nègre, vole-nous pas nos chars! ʺ; Une femme m’a dit dans la rue :“ Décâlisse ʺ; Un homme passait en voiture et m’a crié : “ Fuck you ʺ; Au parc, un homme passait en voiture et m’a dit “ Black faggot ʺ; Je me baladais avec ma copine blanche, et un homme lui a dit : “Qu’est-ce que tu fais à sortir avec un nègre?[3] »
La récente étude de la chercheuse et des chercheurs Hassaoui, Armony, et Mulone, commandée par le Service de Police de la Ville de Montréal, portant sur les interpellations, traduit également cette réalité[4]. Les hommes noirs, arabes et autochtones sont plus susceptibles d’être interpellés par le corps policier que les personnes blanches. Pour certains citoyen-ne-s, tout se passe comme si le rapport à la police devenait un passage obligé.
Dans le mémoire qui aborde ces enjeux à Montréal-Nord et qui a été déposé à l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) dans le cadre des consultations sur le racisme systémique[5], on lit : « Comme l’a montré le rapport de recherche de #MTLSansProfilage, le contrôle policier s’apparente à un ʺrite de passageʺ pour la plupart des jeunes issus de minorités racisées habitant Montréal-Nord[6]. »
Ainsi, accéder aux espaces publics de la ville, sortir dans la rue ou monter dans sa voiture revêt un risque plus important lorsqu’on est noir et homme que si l’on ne cumule pas ces identités. Analyser l’espace public à travers ce qu’il permet de faire ou de ne pas faire permet d’identifier nos angles morts comme société, qui sécurise la vie des un-e-s, parfois au prix de la santé mentale, de l’intégrité physique, voire de la vie des autres.
L’accès aux espaces publics des femmes musulmanes
Les plus récentes recherches sur les femmes musulmanes et leur accès aux espaces publics discursifs et physiques montrent également comment les interactions de ces sujets politiques avec la société, autant que leurs interactions au quotidien avec les personnes de leur entourage, peuvent être modelées par le discours sur la laïcité, qui est le cache-sexe d’une islamophobie désormais institutionnalisée dans de nombreuses sociétés.
Au Québec, par exemple, les controverses qui se répètent d’année en année, et qui mettent en exergue la présence du voile dans l’espace public ou la visibilité des musulmanes dans les différentes sphères de la société, ont des impacts réels.
En effet, l’islamophobie se traduit par un continuum de violence : insultes dans les espaces publics, actes haineux, actes de vandalisme ou attentats. Comme l’illustre l’étude de la CDPDJ, les actes haineux à caractère islamophobe se définissent comme suit : « Ces gestes ou ces paroles à caractère haineux seront qualifiés de xénophobes lorsqu’ils visent des personnes ou des groupes en raison d’un ou d’une combinaison de plusieurs des motifs suivants : la ʺ race ʺ, la couleur, et l’origine ethnique ou nationale. Les actes haineux seront qualifiés d’islamophobes lorsqu’ils visent des personnes ou des communautés en raison de leur appartenance (réelle ou perçue) à la religion musulmane. »
Ces actes, qui prennent place plus souvent qu’autrement dans les espaces publics, ont des effets néfastes sur les individus et les familles : peur, anxiété, isolement, dépression, découragement, etc. Ces agissements individuels, cumulés à une obsession des institutions à détecter la présence musulmane ou à ne pas croire les personnes qui témoignent d’actes de violence vécus, sont autant d’atteintes aux personnes et à leur entourage. Cette présence dans l’espace public physique semble découler d’une présence légitime dans l’espace du discours. La légitimité niée peut apparaître, comme le propose Norman Ajari, comme une atteinte à la dignité : « L’indignité liée à la race n’est pas quelque chose d’abstrait, elle conditionne l’existence et la vie quotidienne elles-même[7]. »
[1] Traduction française: Une colère noire : Lettre à mon fils, Ed. Autrement, 2016.
[2] Maynard, R. 2018. Noirs sous surveillance. Édition Mémoire d’encrier
[3] CDPDJ, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. 2019. Les actes haineux à caractère xénophobe, notamment islamophobe : résultats d’une recherche menée à travers le Québec. Montréal: Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec.
[4] Armony, V., M. Hassaoui et M. Mulone. 2019. Les interpellations policières à la lumière des identités racisées des personnes interpellées. Rapport remis au SPVM en août 2019
[5] Mémoire déposé à l’OCPM Droit à la ville : Montréal-Nord entre disparités territoriales et racisme systémique vécu Perspectives nord-montréalaises sur les enjeux de racisme et de discrimination.
[6] Recherche Montréal sans profilage (p. 45)
[7] Abadie, D. et Idir, M. 2019. La dignité et l’honneur en politique : qu’est-ce à dire au regard du racisme et des personnes noires? Entretien avec le philosophe Norman Ajari.