À l’origine d’un mouvement social des droits humains

Par Paul-Etienne Rainville

Membre de la Ligue des droits et libertés depuis 2009, Paul-Etienne Rainville s’est impliqué à son arrivée dans le comité du 50e anniversaire. Il a complété un baccalauréat et sa scolarité de maîtrise en histoire à l’Université du Québec à Trois-Rivières, au cours desquels il a participé à deux programmes de mobilité internationale à l’Université Rennes II- Hautes-Bretagne, en France. Depuis 2009, il poursuit son projet de thèse, sous la direction de la professeure Sylvie Taschereau, portant sur l’impact de la Déclaration universelle des droits de l’homme sur l’évolution des mouvements sociaux et sur l’histoire des militants des droits humains au Québec, des années d’après-guerre à la Révolution tranquille.

L’initiative de créer, en plein cœur de la Révolution tranquille, une association de défense des droits de la personne, tient en premier lieu à la volonté de ses principaux fondateurs, Pierre E. Trudeau, Jacques Hébert, le Père Gérard Labrosse et J. Z. Léon Patenaude, de conférer une unité d’action aux efforts, jusque-là épars, déployés par les militants des droits humain au Québec. C’est donc naturellement que ces derniers se tournent, en 1963, vers Thérèse Casgrain et Frank Reginald Scott, défenseurs de longue date des droits de la personne au Québec. Au moment de créer ce qui deviendra la Ligue des droits de l’homme, ce n’est d’ailleurs pas la première fois que ces militants se réunissent pour défendre ces droits.

Des pionniers dans la « Grande noirceur »

Les fondateurs de la LDH sont parmi les pionniers dans le domaine de la défense des droits de la personne au Canada. Dès 1937, F. R. Scott fonde à Montréal la toute première association de défense des libertés civiles au pays : la Société canadienne des droits de l’homme. Instigateur de l’éphémère Association des libertés civiles de Montréal, en 1946, Me Scott a par la suite obtenu des victoires retentissantes en Cour suprême, notamment dans la célèbre « Affaire Roncarelli » et dans la cause Switzman v. Elbing qui a conduit à l’invalidation de la « Loi du cadenas » en 1957[1]. Une décennie plus tôt, on le retrouve également aux côté de cette autre membre fondatrice de la Ligue, Thérèse Casgrain, dans le Comité pour la défense de la citoyenneté canadienne, un organisme créé pour lutter contre la politique fédérale d’après-guerre de déportation des citoyens canadiens d’origine japonaise. Militante féministe, Thérèse Casgrain est notamment connue au Québec pour le rôle qu’elle a joué comme présidente de la Ligue des droits de la femme dans l’obtention du droit de vote des femmes en 1940 et comme fondatrice de la Fédération des femmes du Québec en 1966.

Lorsqu’il prend contact avec Scott et Casgrain, le principal artisan de la LDH, Pierre Trudeau, n’est pas à ses premières tentatives de regrouper les militants progressistes en faveur des droits et libertés au Québec. Fondateur de la revue Cité libre, ce dernier est également à l’origine de la création, à la fin des années 1950, du Rassemblement et de l’Union des forces démocratiques, deux regroupements ayant pour but de réunir les forces pro-démocratiques du Québec contre le régime de l’Union nationale. Dans les faits, les parcours militants de Trudeau et des autres membres fondateurs de la Ligue, dont Hébert et Patenaude, montrent que la LDH tire ses origines de la consolidation, au cours des années 1950, d’un réseau de défenseurs des droits de la personne militant contre ce qu’ils percevaient alors comme une dégradation des idéaux de liberté et de démocratie dans le Québec de l’ère duplessiste.

Une conception individualiste et libérale des droits de la personne

Les membres fondateurs de la Ligue sont largement issus de l’élite bourgeoise montréalaise. Ce caractère élitiste tient au désir explicite de ses fondateurs de conférer une certaine respectabilité à leur organisation. Ainsi, lorsque Trudeau, Hébert, Patenaude, Casgrain et Scott forment le conseil d’administration provisoire de la LDH, au début de l’année 1963, ils prennent le soin d’instituer un mécanisme d’admission des membres par vote des pairs et de dresser une liste de vingt-cinq personnalités qui pourraient figurer à profit parmi les membres du premier CA de l’organisation[2].

Le 29 mai 1963, lors du congrès de fondation, les 72 personnes présentes – parmi les 143 membres que compte alors la Ligue – élisent 16 membres au CA de l’organisation, parmi lesquels on retrouve les cinq fondateurs et d’autres personnalités en vue de l’époque, notamment Jean-Charles Harvey, Bernard Landry, Raymond Favreau et Georges Wesley. Alban Flamand est élu président, Gabriel Glazer et Yves Michaud, vice-présidents, tandis que Gérard Labrosse et René Hurtubise sont élus respectivement trésorier et secrétaire de la nouvelle organisation[3]. Formée en majorité de journalistes, d’avocats, d’économistes, de professeurs et de leaders étudiants, la direction de la Ligue provient alors de l’élite éclairée de la société montréalaise du début des années 1960.

La composition de la LDH explique en partie pourquoi la première décennie de son histoire peut être qualifiée de « période juridique »[4]. En effet, plusieurs de ses premiers militants issus de la profession juridique ont acquis la conviction que le droit constitue per se un facteur déterminant du changement social. Plus fondamentalement, il est clair pour ces militants que la législation québécoise en matière de droits humains accuse à l’époque un retard considérable par rapport au reste du Canada.

Lors du congrès de fondation, Pierre Trudeau présente les objectifs de l’association qui seront adoptés par les membres de la Ligue. La nouvelle organisation aura pour mission : 1) de protéger tous les droits de l’homme (sans distinction de sexe, de religion ou d’origine ethnique), en particulier les libertés fondamentales et l’égalité de tous devant la loi, 2) d’informer le public des lois et d’intervenir en faveur des parties lésées et 3) de réclamer des modifications aux lois[5]. À cette époque, malgré l’expression « tous les droits de l’homme », les premiers engagements de la Ligue restent largement confinés à la défense des libertés civiles et politiques et à la promotion des droits individuels. Dans les années 1960, la Ligue ne fait pas la promotion des droits économiques, sociaux et culturels et ne s’applique pas à défendre les « droits collectifs » ou le droit à l’autodétermination du Québec. Il faut dire que pour une certaine frange militante, qui sort à peine de la période duplessiste, l’idéologie nationaliste reste largement associée à sa formulation clérico-conservatrice, considérée par certains comme un obstacle à l’entrée du Québec dans la modernité politique.

Au moment de sa création, la Ligue forme six commissions permanentes et un comité ad hoc chargé de rédiger le mémoire que présentera l’organisation à la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Outre trois comités de nature administrative, elle comprend une commission d’études juridiques, une commission d’enquêtes médico-légales et une autre sur les droits de la femme.

Présidé par Thérèse Casgrain, le Comité sur les droits de la femme est l’un des plus actifs pendant la première décennie. Chargé « d’examiner toutes les législations pouvant affecter les conditions de vie des femmes », c’est tout naturellement qu’il se penche dès 1964 sur la Loi sur la capacité juridique de la femme mariée (Bill 16), qui abroge certaines dispositions anachroniques du Code civil qui consacraient depuis un siècle le statut de « mineure perpétuelle » de la femme mariée au Québec. Très active au niveau provincial, notamment à la Commission de révision du Code civil chargée d’étudier la réforme des régimes matrimoniaux, la Ligue se positionne également dès 1968 en faveur du droit individuel à l’avortement. Au moment où elle présente son mémoire à la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme, à la fin des années 1960, la Ligue apparaît déjà comme une interlocutrice désignée dans ce domaine, profitant de la l’expertise et de la renommée qu’elle a développées grâce à la présence dans ses rangs de l’une des plus imposantes figures du féminisme au Québec[6].

La Ligue s’implique également dans la défense de la liberté d’expression. Plusieurs dossiers retiennent très tôt l’attention de ses militants : la détention incommunicado des camelots du journal Québec libre en 1964, l’adoption de Loi provinciale sur le Cinéma en 1967, le règlement anti-manifestation (3926) du Conseil municipal de Montréal en 1969, etc. À la même période, la LDH prend en charge des dossiers d’abus policiers et prend une part active aux débats entourant la réforme de l’administration de la justice au Québec. Intervenant publiquement, notamment lors du célèbre « Samedi de la matraque » en 1964, pour dénoncer les conduites des corps policiers de la province, la LDH est en partie à l’origine de la mise sur pied, en 1967, de la Commission d’enquête sur l’administration de la justice en matière criminelle et pénale (Commission Prévost). La question des droits des détenus et des conditions de détention dans les pénitenciers du Québec retient également l’attention des premiers militants qui, dès 1965, organisent des manifestations publiques pour s’opposer à la construction de nouveaux pénitenciers au Québec. Ce sont alors les conditions inhumaines dans lesquelles croupissent les détenus qui sont décriées par l’organisation. Ainsi, lorsque ses membres décident, en 1972, de fonder l’Office des Droits des Détenu-e-s, cette décision est motivée par l’importance considérable qu’avait déjà à l’époque ce champ d’intervention pour la Ligue[7].

Dans tous ces dossiers, la LDH revient constamment avec une revendication centrale, qui constitue, dès 1963, son principal cheval de bataille en matière de lobbying politique : la nécessité d’adopter une charte provinciale des « droits de l’homme ». En effet, lorsque la Ligue déclare, au moment de sa fondation, que l’un de ses objectifs est de « réclamer des modifications aux lois », l’idée d’une charte provinciale est déjà présente à l’esprit de plusieurs de ses militants,et ce, depuis le tout début des années 1950. Cette revendication confère d’ailleurs une cohérence aux divers champs d’intervention de la LDH durant sa première décennie d’existence. Dès 1964, la LDH fait ainsi parvenir aux députés de l’Assemblée législative un projet de charte provinciale préparé par le professeur Jacques-Yvan Morin. En 1965, elle forme avec ce dernier un comité qui travaille à l’élaboration d’un projet de charte que la Ligue souhaite voir enchâssée dans les constitutions canadienne et québécoise. En 1968, alors que P. E. Trudeau, devenu Ministre de la Justice, dépose son premier projet de charte canadienne des droits, le Comité des droits civils de l’Office de révision du code civil, dont font partie Frank Scott et Jacques-Yvan Morin, dépose un rapport sur les droits civils dont les dispositions seront reprises en 1971 dans le Rapport sur un projet de loi concernant les droits et libertés de la personne (Rapport Scott-Crépeau)[8]. Le texte de la Charte québécoise de 1975 s’inspire donc dans une large mesure du travail de codification opéré par les premiers militants de la LDH, notamment J.-Y. Morin et Frank Scott. De même, est-il nécessaire de mentionner que la Charte canadienne de 1982 est l’œuvre du fondateur de la Ligue, Pierre Trudeau?

Une « seconde naissance»?

Active principalement dans le domaine juridique, la LDH des années 1960 se différencie en définitive de celle des années 1970, et ce, principalement sous trois rapports : 1) son caractère élitiste, 2) sa définition des droits humains comme libertés civiles et politiques et 3) ses positions sur les droits collectifs des Québécois.

Lorsque la Ligue entame un vaste processus de redéfinition de sa mission et de ses objectifs, en 1972, on peut alors véritablement parler de « seconde naissance » ou de « refondation ». Son ouverture aux mouvements populaires, l’insistance prépondérante qu’elle accorde désormais aux droits économiques et sociaux, de même que ses prises de positions sur les droits collectifs des Québécois, contribuent à modifier considérablement son visage, qui ressemble alors beaucoup plus à celui de la Ligue des droits et libertés actuelle. Dans la lettre de démission qu’il envoie en 1972 au président, Maurice Champagne, le fondateur, F. R. Scott, explique ainsi qu’il ne peut continuer à être membre de la Ligue, puisqu’elle porte désormais « une conception totalement nouvelle […] qui s’écarte de la vision qu’[il se fait] de ce que devrait être une organisation de défense des libertés civiles [9]».

Mais si la LDH apparaît alors embrasser une vision des droits de la personne beaucoup plus compatible avec les conceptions de ses militants actuels, il serait injuste de reléguer la première décennie de l’histoire de la Ligue dans les annales d’une mémoire « honteuse », à oublier. Car au-delà des critiques que l’on peut adresser à cette Ligue des droits, largement élitiste, majoritairement masculine, bourgeoise et porteuse d’un idéal individualiste et libéral des droits de la personne, sa création en 1963 est à l’origine d’un vaste mouvement social qui marquera de son empreinte l’évolution de la société québécoise pour le prochain demi-siècle. La Ligue constitue, par ailleurs, un forum d’échanges, de débats et de formation, en même temps qu’un lieu d’engagement des forces progressistes en faveur des droits de la personne au Québec. De ce point de vue, elle a fortement contribué à l’élargissement graduel du consensus social et politique en faveur d’une conception plus complète et plus élargie des droits humains au Québec. Constater l’avancement de ces droits au Québec depuis 1963, malgré les importants reculs avec lesquels nous devons toujours composer aujourd’hui, suffit amplement à démontrer l’importance de la création de la Ligue des droits de l’homme dans l’histoire du Québec contemporain.

 



[1] Sur l’histoire des premières associations de défense des libertés civiles et des droits de la personne au Canada, voir : Ross Lambertson, Repression and Resistance. Canadian Human Rights Activists, 1930-1960, Toronto, University of Toronto Press, 2005, 523 p. et C. MacLennan, Toward the Charter : Canadians and the Demand for a National Bill of Rights, 1929-1960, Montréal, McGill-Queen’s U. Press, 2003, 234 p.

[2] LDHQ, Avis de convocation, Assemblée Générale 1963, 20 mai 1963. SAGD-UQAM, fonds de la LDL, 24P-162 : 03/1.

[3] Pour la liste des membres du premier CA, voir : Lucie Laurin, Des luttes et des droits. Antécédents et histoire de la Ligue des droits de l’homme de 1936 à 1975, Montréal, Éditions du Méridien, 1985, p. 60.

[4] Idem., D. Clément, Canada’s Rights Revolution, Social Movements and Social Change, 1937-82. Vancouver, UBC Press, 2008.

[5] LDHQ, Charte, Statuts et règlements, lettres patentes, 21 juin 1963. SAGD-UQAM, fonds LDL, 24P-112 : 02/3.

[6] Dominique Leclerq, « La Ligue des droits de l’homme des années 1960 », dans A. Caron, L. Archambault (dir.), Thérèse Casgrain, une femme tenace et engagée, Montréal, PUQ, 1993, p. 209-221.

[7] L. Laurin, op. cit., p. 71-79.

[8] Frank R. Scott et Paul-André Crépeau, Rapport sur un projet de loi concernant les droits et libertés de la personne, 25 juillet 1971. Sur l’histoire de la charte, consulter notamment : Alain-Robert Nadeau (dir.), « La Charte des droits et libertés de la personne : origines, enjeux et perspectives », Revue du Barreau du Québec [hors-série], 2006, p. 1-32.

[9] « It is evident that a totally new conception of the League is now dominant […] it is a concept which I  find quite at variance with my notion of what a proper Civil Liberties Union should be. », cité dans D. Clement, « Generation and the Transformation of Social Movements in Postwar Canada », Social history, vol. 42, no 84 (nov. 2009) : 37.

Retourner à la table des matières de la revue « Au coeur des luttes 1963-2013 »