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Mauro Cristeche, PhD en droit, Universidad de Buenos Aires
Chercheur du CONICET[1], Argentine O’Brien Fellow en résidence, Centre for Human Rights and Legal Pluralism, McGill University
Encore une crise…
L’Argentine traverse une grave crise, non seulement économique, mais aussi sociale. Cette crise s’explique par une série de mesures prises par le gouvernement Macri (président de 2015 à 2019) : suppression des taxes pour les secteurs agricole et minier, déblocage du contrôle du taux de change, endettement gigantesque auprès du FMI (qui n’aura servi qu’à financer la fuite des capitaux et des taux d’intérêts exorbitants), fortes coupes du financement d’État, dévaluations successives. Il en a résulté une forte inflation, une chute brutale des salaires, une précarité généralisée des conditions de vie, la destruction du marché intérieur due à une consommation insuffisante et la fermeture massive d’entreprises.
En réalité, cette crise est le nouveau chapitre d’un processus plus profond qu’a connu l’Argentine au cours des dernières décennies : des problèmes macroéconomiques qu’elle ne peut résoudre depuis longtemps et qui explosent tous ensemble à la faveur de cette crise et dont les conséquences négatives se répercutent sur les travailleuses et travailleurs et sur les maillons les plus faibles de la population. L’Argentine qui, jusque dans les années 1970, se targuait d’avoir des indicateurs de niveau de vie européens, a entrepris un processus accéléré de latinoaméricanisation, caractérisé par un marché du travail toujours plus flexible, fragmenté et précaire, par des bas salaires, par des inégalités croissantes et par un niveau de plus en plus élevé de pauvreté structurelle.
Un processus de violation systématique des droits de la personne
Comme toujours, les secteurs de la population les plus touchés par la crise sont les plus faibles. À la suite de la dévaluation et de l’inflation, les salaires réels ont chuté de plus de 20 % en moyenne. Les bénéficiaires des programmes sociaux, les employé-e-s du secteur public et les retraité-e-s ont perdu encore davantage. Cinquante pour cent des travailleuses et travailleurs ont des revenus inférieurs au salaire minimum ou sont en chômage.
Les dernières données montrent que la pauvreté touche environ 40 % de la population et l’extrême pauvreté environ 10 %. Cinq millions de nouveaux pauvres sont apparus sous le gouvernement de Macri. La situation est encore plus grave chez les enfants de 0 à 16 ans : plus d’un sur deux est pauvre. Et nous ne faisons pas simplement référence à la pauvreté monétaire, mais à la pauvreté multi-causale, caractérisée par une forte absence de droits. Par exemple, plus d’une famille sur quatre a de graves problèmes de logement, une sur trois est exclue du système de sécurité sociale et manque de services de base, et un enfant sur quatre n’a pas un accès adéquat à l’éducation.
Bien sûr, dans ce contexte, tout le monde n’est pas perdant. Un petit secteur (le capital agricole, les banques, les entreprises sous-traitantes de l’État et les spéculatrices et spéculateurs financiers) ont multiplié les gains. A titre d’exemple, en 2019, le paiement des intérêts sur la dette extérieure (seulement des intérêts, pas du capital) constituera la deuxième dépense de l’État, dépassée uniquement par le financement des retraites. Ce sera plus que l’ensemble des salaires du secteur public, six fois plus que l’Allocation familiale universelle (qui couvre plus de 4 millions d’enfants) et trois fois plus que tous les travaux publics nationaux.
La crise déclenche donc un processus de violation systématique et généralisée des droits humains qui touche la grande majorité de la population et plus profondément les secteurs les plus fragiles, instaurant une société encore plus précaire, fragmentée et inégale, avec des lacunes profondes et une structure sociale détériorée et de plus en plus difficile à reconstruire.
Un futur incertain
Contrairement au Chili ou à l’Équateur, où la population a réagi dans la rue aux mesures d’austérité, et bien que la situation économique y soit plus grave que dans ces pays voisins, , en Argentine, la colère accumulée a été canalisée par la voie électorale. L’ampleur de la crise a ruiné l’espoir de réélection du gouvernement Macri (qui était élevé il y a un peu plus d’un an) et a repositionné le Peronismo[2] en tant qu’alternative gouvernementale après trois défaites électorales consécutives.
Le gouvernement nouvellement élu reçoit un pays embrasé, du moins en termes économiques. La situation pourrait continuer à s’aggraver si aucune mesure n’est prise en faveur des plus touchés. Alberto Fernández, le nouveau président élu, utilise l’argument de « l’héritage reçu » du précédent gouvernement (Macri avait fait de même à l’époque) pour justifier que d’autres problèmes doivent être résolus avant de répondre aux demandes populaires.
Les possibilités de reprise économique dépendront de plusieurs facteurs internes et externes. Notamment, la renégociation de la dette extérieure, qui dépasse déjà 90 % du PIB, sera l’une des clés. Cependant, comme l’ont dit plusieurs, dont certains membres du futur gouvernement, « en Argentine, la mèche est courte ». Cela signifie que la population ne tolère plus la dégradation de ses droits et s’attend à ce que ses revenus et conditions de vie s’améliorent de manière urgente. Si cela ne se produit pas, la colère accumulée aux bureaux de vote pourrait éclater dans les rues, dans un contexte sud-américain déjà extrêmement perturbé. Pour l’instant, il n’y a pas de certitude.
[1] Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas; Créé en 1958, le Conseil national de la recherche scientifique et technique est une agence gouvernementale d’Argentine qui dirige et coordonne les recherches scientifiques et techniques des universités du pays.
[2] Mouvement créé par Juan Domingo Perón dans les années 40, qui contient des tendances de gauche, du centre et de droite et qui a été couramment défini comme populiste par les secteurs conservateurs. Depuis le début du XXIe siècle, il est dirigé par le Kirchnerisme, un mouvement de centre-gauche dirigé d’abord par l’ancien président Néstor Kirchner (2003-2007), puis par son épouse et deux fois présidente Cristina Fernández de Kirchner (2007-2015), qui sera la vice-présidente du futur gouvernement d’Alberto Fernández.