Retour à la table des matières
Droits et libertés, printemps / été 2025
Chronique Le monde de Québec
Bâtir nos solidarités contre les violences islamophobes
Maryam Bessiri, Hassina Bourihane, Mélina Chasles, Sophie Marois, membres du conseil d’administration de la Ligue des droits et libertés – section de Québec

Le 6 juin 2021, la famille Afzaal a été fauchée par une attaque à la voiture bélier à London, en Ontario. Quatre de ses membres ont été tué-e-s dans ce que la Cour supérieure de l’Ontario a désigné comme un acte terroriste motivé par le nationalisme blanc et la haine des personnes musulmanes. Le seul survivant, un garçon de 9 ans, a perdu ce soir-là sa sœur de 15 ans, ses deux parents et sa grand-mère paternelle. Quatre ans plus tard, cet attentat islamophobe ne doit pas être réduit à un drame isolé. Il s’inscrit dans une chaîne de violences interconnectées, dont l’attentat contre la Grande mosquée de Québec a constitué un sinistre précédent.
Le 29 janvier 2017, notre ville, Québec, a été plongée dans l’horreur et le deuil alors qu’un homme a ouvert le feu sur des fidèles rassemblés pour prier à la Grande mosquée, tuant six de nos concitoyens de confession musulmane. Cet attentat a laissé une cicatrice profonde dans le tissu social et révélé au grand jour les dangers d’une islamophobie trop souvent banalisée.
Depuis, la section de Québec de la Ligue des droits et libertés appuie les mobilisations citoyennes qui ont émergé pour honorer les victimes, lutter contre l’islamophobie et défendre une société fondée sur la dignité de toutes et tous. Aujourd’hui, nous réaffirmons qu’il est essentiel de comprendre les racines de cette haine pour mieux la combattre, et de renforcer nos solidarités face à la montée inquiétante des idéologies réactionnaires et suprémacistes.
Des violences interreliées, nourries par des idéologies communes
Ces attaques ont souvent été qualifiées d’« actes isolés » commis par des « loups solitaires », et même qui ne relèveraient d’aucune idéologie particulière.
Or, les assaillants revendiquent eux- mêmes des filiations. L’auteur de l’attentat de London citait celui qui s’est attaqué en 2019 à deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, comme principale « source d’inspiration ». Ce dernier avait à son tour glorifié l’assaillant de la Grande mosquée de Québec, allant jusqu’à écrire son nom, avec ceux d’autres tueurs de masse, sur l’une des armes utilisées pour commettre l’attentat1 . Ces liens, fièrement assumés, ne sont pas anecdotiques : ils relèvent d’une vision du monde2 et d’un réseau numérique transnational3 fondés sur le suprémacisme blanc, l’islamophobie et les conspirations du « grand remplacement ». Ces idéologies conçoivent l’immigration, la diversité ethnoculturelle et le féminisme comme des menaces existentielles à l’établissement d’une « nation pure », désignée comme la « nation blanche ».
Les procès des attentats de London et de Québec ont d’ailleurs révélé que leurs auteurs avaient envisagé d’autres cibles, notamment des cliniques d’avortement et des groupes féministes. Ces faits témoignent d’un noyau idéologique, bien documenté par la recherche, selon lequel contrôler qui « appartient » à la nation implique aussi de contrôler les corps, les rapports de genre et les sexualités4.
Des fractures profondes
Les témoignages des proches des victimes nous rappellent que la violence islamophobe ne surgit pas au hasard, mais s’enracine dans des inégalités profondes. Comme l’a exprimé Tabinda Bukhari — mère, belle-mère et grand-mère des victimes de London — au terme du procès :
« La désignation de terrorisme reconnaît la haine qui a alimenté le feu, la laideur qui a coûté la vie à Talat, Salman, Madiha et Yumnah. Mais cette haine n’existait pas dans le vide. Elle a prospéré dans les chuchotements, les préjugés, la peur normalisée de l’autre… Cette haine cachée sous nos yeux [hidden in plain sight] a été normalisée par la croyance non contestée qu’il existerait une hiérarchie raciale au Canada. Ce procès ne concernait pas qu’un seul acte. C’était un rappel brutal des lignes de fracture profondément ancrées dans notre société5».
Affronter cette haine implique de reconnaître que le racisme est systémique et ancré dans les histoires coloniales québécoise et canadienne, et qu’il persiste aujourd’hui dans les discours publics, les politiques migratoires, les lois discriminatoires et les violences du quotidien. La banalisation des expériences d’islamophobie, ou encore la législation interdisant les signes religieux dans l’exercice de certaines professions — affectant frontalement les femmes musulmanes — participent de cette dynamique et l’institutionnalisent.
La force des solidarités
Nos solidarités constituent un rempart essentiel contre ces exclusions et ces violences. Dès le lendemain du 29 janvier 2017, des milliers de résident-e-s de la Ville de Québec ont encerclé la Grande mosquée dans un élan de solidarité avec les victimes et la communauté musulmane. Des rassemblements semblables se sont tenus dans de nombreuses autres villes à travers le pays, et le monde. Depuis, le comité citoyen 29 janvier, je me souviens organise des commémorations annuelles de l’attentat avec le Centre culturel islamique de Québec.
Affronter cette haine implique de reconnaître que le racisme est systémique et ancré dans les histoires coloniales québécoise et canadienne, et qu’il persiste aujourd’hui dans les discours publics, les politiques migratoires, les lois discriminatoires et les violences du quotidien.
À London, des ami-e-s de la plus jeune victime, Yumnah Afzaal, ont fondé la Youth Coalition Combating Islamophobia (YCCI). Cette association menée par des jeunes crée des ressources éducatives, organise des vigiles et développe des projets artistiques sous la bannière Take Initiative, End Islamophobia6.

Au niveau institutionnel, la Ville de London a déployé un plan de lutte contre l’islamophobie, une première pour une municipalité en Amérique du Nord. Ce plan mobilise une vingtaine de partenaires dans les secteurs de l’éducation, de la santé et des services sociaux, de l’immigration, des arts et de la jeunesse pour agir collectivement contre l’islamophobie7. Certaines commissions scolaires de la région ont aussi développé des programmes pour soutenir le personnel enseignant à se former au sujet du racisme et des approches anti-oppressives8. Autant d’initiatives qui pourraient nous inspirer à Québec et dont nous avons grand besoin.
Ces mobilisations se montrent plus essentielles que jamais dans un contexte où les idéologies racistes, suprémacistes et d’extrême droite desquelles se sont abreuvés les assaillants de Québec et de London continuent de circuler avec une virulence alarmante. Toute forme de banalisation ou d’invisibilisation des violences issues de ces idéologies doit être activement combattue.
- Documentaire Attentat à la mosquée, un devoir de mémoire, réalisé par Catherine En ligne : https://ici.tou.tv/attentat-a-la-mosquee-un-devoir-de-memoire
- Mark Davis, Violence as method : the “white replacement”, “white genocide”, and “Eurabia” conspiracy theories and the biopolitics of networked Ethnic and Racial Studies, 2024.
- Voir, par exemple: https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1766695/twitter-neonazi-alexandre-bissonnette-attaque-mosquee-quebec
- Voir, par exemple: https://lemonde.fr/idees/article/2025/03/27/entre-racisme-et-masculinisme-des-liaisons-ordinaires_6586717_3232.html
- En ligne : https://ici.radio-canada.ca/rci/en/news/2051263/nathaniel-veltman-afzal-family-ruling-terrorism-islamophobia
- En ligne : https://ycci.ca
- En ligne : https://london.ca/living-london/anti-racism-anti-oppression
- En ligne : https://lfpress.com/news/local-news/on-afzaal-attack-anniversary-school-board-set-to-unveil-anti-islamophobia-plan