Chronique Un monde de lecture – Abolir les prisons : un projet féministe?

Articuler les luttes féministes et l’abolition du système pénal, tel est le projet intellectuel et politique qu’entreprend la sociologue Gwenola Ricordeau dans son récent ouvrage : Pour elles toutes. Femmes contre la prison.

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Stéphanie Mayer, Ph.D., chercheuse postdoctorale
École d’études politiques, Université d’Ottawa

[J]e suis féministe, donc pour l’abolition du système pénal,
et je suis pour l’abolition du système pénal, donc féministe.
– Gwenola Ricordeau

L’abolitionnisme pénal défendu par Gwenola Ricordeau est héritier de son féminisme et de son expérience d’avoir eu des proches en prison. Dans ce livre, la professeure en justice criminelle à la California State University s’emploie à relier deux idées. D’un côté, il lui semble que les luttes en faveur de l’abolitionnisme pénal devraient avoir une approche féministe plus explicite, considérant les femmes en prison et celles aux portes des prisons qui apportent leur soutien aux personnes incarcérées. D’un autre côté, il faudrait que les féministes envisagent l’abolitionnisme pénal plutôt que d’appeler à de nouvelles criminalisations ou à des peines plus sévères. À son avis, cela permettra d’envisager une justice émancipée du système pénal.

Dans Pour elles toutes, Ricordeau traite avec sensibilité des limites du système pénal et montre comment les femmes sont spécifiquement et différemment affectées par l’existence des prisons – qu’elles soient victimes, judiciarisées ou qu’elles aient des proches incarcérés. Les termes employés sont critiques du système pénal. Par exemple, l’autrice privilégie les expressions de personne judiciarisée, de personne en conflit avec le droit, à celle de prisonnier-ère ou de criminel-le. Le travail de Ricordeau s’appuie sur un large corpus de travaux de la criminologie critique, de recherches empiriques et de textes militants venant de la France, des États-Unis et du Canada. Le livre est ponctué d’encarts qui informent sur des groupes, des événements et des personnages politiques qui ont fait l’histoire.

Le cadre d’analyse de Ricordeau est l’abolitionnisme pénal, un projet politique qu’elle distingue des luttes pour l’abolition des prisons. Le plus souvent, les militant-e-s qui veulent abolir les prisons se rassemblent autour de la dénonciation des conditions de vie inhumaines des personnes détenues et la remise en doute de l’enfermement pour punir ou sanctionner les infractions commises. Pour sa part, l’abolitionnisme pénal se veut plus vaste et vise à abolir le crime, la peine et la prison. Les peines ont une légitimité sociale sur la base de leur fonction : dissuader de commettre des infractions; punir les infractions qui le méritent; permettre au coupable de s’amender et éviter la récidive. La sociologue soutient et démontre que « […] les peines remplissent mal leurs supposées fonctions et [qu’elles] s’accompagnent même d’effets pervers. »

Ricordeau aborde la question du système pénal du point de vue des femmes, et ce, dans une perspective féministe, queer et antiraciste. Elle montre comment les femmes – comme victimes potentielles – ont peu à attendre du système pénal. Ainsi, le système n’est saisi que d’une partie des crimes commis qui ont fait l’objet d’une plainte et les personnes menées devant la justice et condamnées ne représentent qu’une petite proportion de toutes celles qui portent préjudice aux femmes dans les rues, les familles, les milieux de travail [1]. Enfin, Ricordeau traite de la criminalisation de l’autodéfense des femmes, c’est-à-dire de celles qui sont incarcérées pour des gestes commis à l’encontre d’une personne dont elles étaient victimes, notamment dans un contexte de violence conjugale. Il faut le rappeler, les femmes sont moins nombreuses à être judiciarisées[2] et lorsqu’elles le sont, cela a à voir avec leur droit à disposer de leur corps et de leur sexualité ou par leur association avec des hommes criminalisés. L’autrice fait aussi remarquer que ce sont généralement les femmes qui sont aux portes des prisons[3] pour maintenir les relations humaines avec un proche incarcéré. Elle relève les coûts matériel, financier et émotionnel assumés par ces femmes dont elle décrit la résistance en ces termes :

« Nous avons appris à oublier les regards des passants lorsque nous attendons devant les portes des prisons et à répondre aux paroles blessantes des travailleur.se.s sociaux.ales et aux remarques désobligeantes des surveillants. Notre résistance, c’est aussi de subir tout cela et d’être encore là. » (p. 141)

Ricordeau établit des liens explicites entre abolitionnisme pénal et féminisme. Elle se désole du désintérêt du mouvement féministe à l’égard de la nécessité de contester les prisons et reproche à une partie des féministes de préconiser des stratégies favorables à la criminalisation ou au durcissement des peines. Elle arrive à démontrer l’instrumentalisation des revendications favorables au système pénal (notamment en ce qui concerne les violences faites aux femmes) et leurs effets pervers, comme des politiques de contrôle et de profilage plus répressives à l’encontre de certaines parties de la population.

L’autrice argue que l’abolitionnisme pénal s’inscrit en cohérence avec le féminisme et que les luttes abolitionnistes seront enrichies en retour : « […] aborder les luttes abolitionnistes d’un point de vue féministe montre comment les femmes sont invisibilisées, mais aussi comment le sont leurs luttes et leurs formes de résistance dehors comme dedans. »

Ricordeau montre que l’abolitionnisme pénal devrait conduire vers des stratégies alternatives aux approches punitives qui demeurent peu satisfaisantes pour les victimes et qui ne modifient pas les conditions sociales qui permettent ces préjudices. Elle explore des formes de responsabilité collective en traitant notamment de la justice transformatrice, tout en reconnaissant les défis rencontrés par ces approches. Sans condamner le recours au système pénal en toute circonstance, Ricordeau suggère de remettre en question les habitudes d’y recourir et de cultiver les compétences individuelles et collectives pour gérer les situations problématiques et conflictuelles.

Dans son livre, la sociologue interroge frontalement la dépendance de nos sociétés au système pénal et les présupposés favorables à son égard qui marquent nos pensées. Cette lecture nous force à admettre que le système pénal est loin d’être satisfaisant : il offre peu de justice, peu de reconnaissance au tort subi, peu de réparation, peu de moyens pour continuer à vivre ensemble en société. Enfin, Ricordeau invite à penser chaque tort commis comme engageant une responsabilité et une prise en charge collective. L’abolitionnisme pénal pourrait donc être partie prenante d’un projet féministe de société.

Chronique de livre : Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Coll. « Lettres libres », LUX Éditeur, Montréal, 2019, 235 pages.

[1]. Les mouvements #MoiAussi et #AgressionNonDénoncée ont porté à l’attention publique le faible taux de déclaration à la police des agressions sexuelles et le nombre réduit de causes qui se soldent par une condamnation. En dépit des pressions sociales à la dénonciation, plusieurs personnes victimes d’agression sexuelle ont admis avoir peu confiance dans le système de justice pour ce type d’affaires.

[2]. Selon les statistiques canadiennes, les femmes représentaient en 2015-2016 16 % des adultes admis aux services correctionnels provinciaux et territoriaux et les femmes autochtones étaient surreprésentées dans cette population, car elles représentaient 38 % de ces femmes admises. (Reitano, Julie. Statistiques sur les services correctionnels pour adultes au Canada, 2015-2016, Juristat, No. 85-002-X au catalogue, Statistique Canada, Ottawa, p 5-6.)

[3]. Gwenola Ricordeau a publié en 2008 Les détenus et leurs proches: solidarités et sentiments à l’ombre des murs.

 

 

 

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