Compréhension historique du handicap et participation sociale des personnes ayant des capacités différentes

Retour à la table des matières
Revue Droits & Libertés, print. / été 2021

Patrick Fougeyrollas,
Ph.D. professeur associé au Département d’anthropologie de l’Université Laval, chercheur au Centre interdisciplinaire de recherche en réadaptation et intégration sociale (CIRRIS) et au Réseau international sur le processus de production du handicap (RIPPH)

Mise en perspective anthropologique

Comprendre le handicap repose sur le sens qui est donné à ce qui s’écarte de la norme anatomique, physiologique, fonctionnelle, comportementale ou esthétique dans un contexte socioculturel et physique donné. C’est ainsi que des corps et esprits différents de la norme ont pu être éliminés, négligés, ségrégués ou soumis à des traitements spécifiques proportionnels au degré de menace que cette caractéristique personnelle fait peser de manière réelle ou imaginaire sur la survie, la cohésion, le bon fonctionnement ou la capacité de prise en charge dans leurs collectivités. Mais c’est aussi sur la reconnaissance des besoins d’attention, de protection, d’assistance et de moyens matériels, techniques et humains que s’expriment les mesures de protection, de compensation, de coopération de la solidarité sociale et de l’égalisation des chances.

La notion de handicap est donc relative, en transformation, source variable de dénis de droits comme de caractéristiques ouvrant à des modalités spécifiques de rétablissement de l’équité pour l’exercice effectif du droit à l’égalité. Elle nécessite toujours d’expliciter le point de vue à partir duquel on parle. Que ce soit pour mieux poser un jugement ou mieux intervenir, il faut mieux comprendre les divers modèles de compréhension du handicap et leurs conséquences[1].

Évolution récente des compréhensions du handicap au Québec

Avant 1970, les infirmes, les invalides, les déficients mentaux et les malades mentaux[2] dont les déficiences sont congénitales, acquises en bas âge, ou se développant tout au long de la vie, sont socialement invisibles, institutionnalisés ou cachés dans les familles. Leurs anormalités en font de quasi sous-humains, objets de charité chrétienne, de prise en charge institutionnelle par le clergé et de mesures d’assistance. Celles-ci vont de l’éducation à la mise au travail ségrégués jusqu’à l’absence de toute stimulation, incluant des privations et violences matérielles, physiques, psychologiques et sexuelles à des degrés divers. C’est le modèle de la charité, de la protection et de la stigmatisation.

Le handicap est alors défini comme un résultat situationnel susceptible d’être modifié soit par le développement des capacités fonctionnelles et comportementales soit par la suppression des obstacles à la participation sociale en leur substituant des facilitateurs.

Deux populations sont toutefois traitées différemment et vont amener l’émergence de mesures de réadaptation et de compensation témoignant d’une reconnaissance de responsabilité sociale et de l’État : les anciens combattants invalides et les accidentés du travail.

À cette époque domine le modèle médical ou individuel du handicap centré sur les diagnostics. Le handicap est alors défini comme un défaut, une déficience, une anormalité de la personne.

En 1971, la Commission Castonguay-Nepveu[3] fait littéralement la « découverte des handicapés » et définit la responsabilité de l’État-providence émergeant avec la création des ministères des Affaires sociales et de l’Éducation. Il s’ensuit une planification de prise en charge par types de clientèles auparavant fréquemment regroupées sans distinction dans les institutions d’incurables. Dans les hôpitaux psychiatriques, on distingue les déficients mentaux des malades mentaux. Des services sont mis en place par clientèles et on amorce le processus de désinstitutionalisation. Les secteurs s’organisent par groupe d’âge distinguant les jeunes des adultes et des personnes âgées. Les réseaux se structurent selon les types de déficiences motrice, visuelle, auditive, intellectuelle, psychique, ou liées à des maladies chroniques.

Les traitements, les efforts d’adaptation, de réadaptation et d’éducation spécialisée visent principalement à corriger ces défauts, à réduire ou compenser les limitations fonctionnelles, à normaliser mais dans des filières protégées et spéciales. Les acquis des développements cliniques et technologiques visant la récupération de la capacité de travail des vétérans invalides et des accidentés de travail sont peu à peu ouverts aux autres causes de handicap. Les progrès médicaux et de l’hygiène publique font que les mortalités infantiles ou traumatiques baissent radicalement entrainant un accroissement très important de personnes vivant avec des déficiences et incapacités chroniques. Les désavantages sociaux, particulièrement la pauvreté massive des handicapé‑e-s est attribuée dans le modèle médical à un destin ancré chez l’individu caractérisé par ses incapacités et ses inaptitudes sociales[4].

De la protection à l’exercice des droits

Au milieu des années 1970, un projet de loi sur la protection des personnes handicapées[5] globalement orienté vers la remise au travail soulève un tollé de la part des dizaines d’associations de parents ou de jeunes adultes ayant bénéficié de services de réadaptation et réclamant des services de soutien dans la collectivité et la réduction des obstacles à leur intégration sociale. Ces associations sont organisées par type de diagnostic et offrent des assistances à leurs membres. Elles fonctionnent en silo selon le modèle médical.

La Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées[6] (1978) et le livre blanc sous-jacent sont profondément influencés par les mouvements de normalisation scandinave et de vie autonome en Amérique du Nord et en Europe. Ceci amène au Québec et à l’international, un nouveau modèle de compréhension du handicap connu sous le nom de modèle social[7]. En contraste et en opposition au modèle médical, le handicap ou les désavantages sociaux, oppressions et exclusions vécus par les personnes ayant des incapacités sont attribués aux déficiences de l’environnement physique et social, aux obstacles d’accessibilité architecturale ou des infrastructures, à la non disponibilité de services d’assistance, de soutien à domicile, de sécurité du revenu et d’accès aux aides techniques ou animales permettant de compenser les incapacités et de réaliser les rôles sociaux valorisés par la personne et la population sans incapacité.

Le modèle social du handicap est porteur d’un plaidoyer politique d’émancipation des modes paternalistes de prise en charge. Il est source de ralliement et de cohésion du mouvement associatif communautaire de défense des droits[8].

Le mouvement associatif communautaire de défense des droits devient un interlocuteur obligé pour toute élaboration de politique ou programme ayant potentiellement un impact sur la population québécoise ayant des incapacités significatives et persistantes. Au plan international, il adopte le slogan fédérateur : « Rien à notre propos sans nous[9] ». Ce mouvement s’appuie sur les principes de l’autodétermination, du libre choix, du contrôle de sa vie, de la participation aux prises de décision individuelles et collectives. De plus, les différences corporelles, fonctionnelles ou comportementales perdent, du point de vue des personnes qui en sont porteuses, la dimension de tragédie à laquelle la majorité de la population associe encore le handicap.

À l’instar des mouvements sociaux des femmes et des personnes LGBTQ ou racisées, le mouvement définit les différences corporelles, fonctionnelles, comportementales et esthétiques comme sources de fierté identitaire et de manifestation créative de la diversité humaine[10].

En tant que modèle sociopolitique, le modèle social du handicap a eu tendance à exclure les actrices et les acteurs des mondes médicaux et paramédicaux, de la réadaptation et de l’éducation spécialisée. Historiquement, on y trouve pourtant d’important‑e-s allié-e-s du projet collectif de soutien à la participation sociale des personnes ayant des incapacités ainsi que des expert-e-s en accompagnement et assistance personnalisé, en ingénierie technologique, en accessibilité universelle et des milieux de recherche multidisciplinaires innovateurs dans le champ du handicap.

Toutefois, la mobilisation engendrée par le projet de loi les amène à des alliances sans précédent dont la trame centrale est la reconnaissance des droits de la personne.

Ceci a amené l’émergence d’une perspective plus équilibrée mettant l’accent sur l’interaction entre les facteurs personnels et les facteurs environnementaux dans le processus de production du handicap[11].

Ce modèle du Processus de production du handicap a été adopté en 2010 dans la Politique gouvernementale À part entière, vers un véritable exercice du droit à l’égalité[12]. Ce modèle ne considère pas le processus de handicap comme séparé du modèle universel de développement vécu par tous les êtres humains, mais comme une modalité de différentiation des singularités humaines, un enrichissement de la diversité identitaire. De plus, ce modèle interpelle toutes les actrices et tous les acteurs sociaux comme potentielles parties-prenantes de la construction d’obstacles ou de facilitateurs à l’exercice effectif des droits de la personne. Ceci devient un enjeu sociétal synonyme de participation sociale optimale aux habitudes de vie valorisées dans chaque collectivité. Par cette perspective ouverte, il s’inscrit comme modèle ancré dans les droits humains. C’est ce modèle interactif et situationnel du handicap qui a été adopté dans la définition du handicap de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH)[13]. Par la reconnaissance que les personnes ne peuvent plus être définies par leurs déficiences, leurs incapacités mais plutôt par leurs aptitudes et potentiels nécessitant pour qu’ils s’expriment, dans ce qu’Armatha Sen nomme les capabilités[14], c’est-à-dire les possibilités de réalisation des activités et rôles sociaux.

Depuis 30 ans, le mouvement communautaire de défense des droits milite pour ces derniers et la recherche démontre la nécessité de séparer la sécurité du revenu de la compensation des coûts supplémentaires liés aux déficiences, aux incapacités et aux situations de handicap.

Il s’agit de tendre vers des contextes inclusifs des diversités humaines, d’accessibilité universelle, de non-discrimination et de disponibilité de moyens spécifiques à l’exercice effectif du droit à l’égalité. Cette perspective ne reconnait pas de droits spécifiques mais bien la légitimité de modalités de soutien, d’assistance humaine, technologique, financière ou d’aménagement environnemental assurant l’équité quelles que soient les différences de capacités des citoyens.

Un changement de paradigme encore à mettre en oeuvre…

J’aimerais souligner des changements de perspectives attendues qui pour la plupart sont déjà formulées dans les énoncés de politiques québécoises et normalement garanties par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne[15].

En effet, les discriminations fondées sur la cause du handicap continuent à perpétuer des silos sélectifs dans l’accès au revenu et la qualité des compensations pour des personnes ayant les mêmes diagnostics et profils d’incapacités. Les lobbies pour le statu quo bloquent ce dossier piloté par l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) depuis plus de 30 ans. Deux solutions sont pourtant claires et proposées depuis des lustres: l’implantation d’un revenu universel de citoyenneté et en parallèle celle d’un Fonds d’assurance publique universelle des coûts supplémentaires liés au handicap et aux moyens visant à le compenser sans égard à la cause.

Il existe un urgent besoin de campagnes intensives de sensibilisation au phénomène du capacitisme individuel et collectif.

Le capacitisme[16] comme le sexisme, le racisme ou l’homophobie agit comme un angle mort dans la perception et la compréhension des personnes dites capables, performantes et en bonne santé. Il valorise comme allant de soi les corps parfaits et performants et juge inférieure et non désirée toute déficience, incapacité ou maladie chronique. Le capacitisme est la source de l’assimilation du handicap à une tragédie personnelle et à une existence sans valeur.

Les moyens adéquats doivent être octroyés aux plans individuel, collectif ou associatif pour la défense de droits et le maintien de la vigilance de longue durée sur les impacts des législations, politiques et programmes concernant les citoyennes et les citoyens vivant des situations de handicap.

Vers des mesures coercitives?

Le Québec pratique depuis le début des années 1980 une approche incitative sur les plans législatifs et de ses politiques pour la mise en oeuvre d’une société inclusive et l’atteinte du droit à l’égalité. Des efforts sérieux doivent envisager des mesures coercitives. On peut prendre l’exemple de l’ONU qui a constaté le manque d’efficacité des déclarations incitatives dans le champ des droits humains et a opté pour l’élaboration de traités et conventions à caractère contraignant pour les États parties[17]. Il est important d’appliquer les principes fondamentaux énoncés dans la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées (2005) et particulièrement la gestion participative des populations ayant des incapacités concernées dans tout projet à visée inclusive aux plans national, régional ou municipal.

Trop souvent, la représentation des personnes tend à ignorer celles ayant des incapacités les plus sévères. Ceci doit être corrigé en fournissant l’accompagnement, l’assistance humaine et technologique et les aménagements nécessaires à leur pleine participation et représentation au sein du mouvement associatif et de la participation citoyenne.

Des modalités de sensibilisation et de formation continue sont nécessaires pour renforcer le changement de culture sociétale visant l’élimination des obstacles systémiques à l’exercice du droit à l’égalité.

Une prise de conscience urgente est nécessaire dans la gestion publique des réseaux de services en santé, services sociaux, éducation et justice pour contrer les politiques néolibérales d’austérité et l’adoption de modes de gestion de performance industrielle[18] déshumanisant les services, le caring ou accompagnement et entrainant une désaffection des engagements professionnels particulièrement dommageable pour les personnes vulnérabilisées.

Conformément à la CDPH, le recours à l’hébergement institutionnel doit être un dernier recours après avoir donné un véritable accès aux ressources humaines, technologiques, financières et les aménagements permettant l’assistance personnelle à domicile des personnes ayant des incapacités même sévères de tous âges pour la réalisation des habitudes de vie de leur choix nécessaires à leur pleine participation sociale et à l’exercice effectif de leur droit à l’égalité.

Finalement, il est essentiel d’assurer les conditions de choix et alternatives permettant l’auto-détermination dans les débats sociaux contemporains sur le droit à l’intégrité physique et psychique, le droit à la vie et l’aide médicale à mourir.

Conclusion

La compréhension contemporaine du handicap a permis la reconnaissance pleine et entière des droits humains des personnes ayant des capacités différentes, à les considérer comme un enrichissement de la diversité humaine et à reconnaitre les responsabilités de tou-te-s les actrices et acteurs sociaux publics et privés pour réaliser le changement de culture et de paradigme nécessaire pour progresser vers des sociétés vraiment inclusives.

Le recours croissant au judiciaire, au Tribunal québécois des droits de la personne et autres mécanismes de recours, les possibilités ouvertes par la ratification du protocole facultatif[19] de la CDPH sont des signes d’une prise de parole de personnes autrefois invisibles, sans voix et considérées comme des eternel‑le-s mineur-e-s. Ceci témoigne d’une meilleure sensibilisation aux droits et aux demandes de réparation et de correction de situations de déni de droits ou de discrimination systémique.

Mais c’est aussi un signal d’alarme demandant une attention et une vigilance accrues accompagnées d’actions efficaces pour maintenir les acquis et poursuivre la mise en oeuvre effective du droit à l’égalité ainsi qu’une évaluation rigoureuse et périodique des résultats obtenus au Québec, au Canada et à l’international.

 


 

[1] Patrick Fougeyrollas, La funambule, le fi et la toile. Transformations réciproques du sens du handicap, Les Presses de l’Université Laval, (2010), p.315.

[2] Les terminologies variables selon les époques historiques sont utilisées à dessein dans cet article.

[3] Gouvernement du Québec, Le développement. Rapport de la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social, CEBS, Claude Castonguay et Gérard Nepveu, Québec, Éditeur officiel, (1971).

[4] Patrick Fougeyrollas, Le processus de production culturelle du handicap. Contextes sociohistoriques du développement des connaissances dans le champ des différences corporelles et fonctionnelles, Lac-Saint-Charles, CQCIDIH-SCCIDIH, (1995), p. 305.

[5] Loi sur la protection des personnes handicapées, Projet de loi 55, (1975).

[6] Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées, RLRQ, E-20.1, (1978).

[7] Michael Oliver, “The Politics of Disablement”, Londres, Mac-Millan Press LTD, (1990).

[8] Patrick Fougeyrollas, Normand Boucher et Yan Grenier, Mémoire, action collective et émancipation dans le champ du handicap par Francine Saillant et Ève Lamoureux, InterReconnaissance La mémoire des droits dans le milieu communautaire au Québec, Québec, PUL 143-171, (2018).

[9] Nothing About Us Without Us.

[10] Tom Shakespeare et al. “Defending the Social Model”, Disability and Society, vol 12, N 2, p. 293-300, (1997).

[11] Patrick Fougeyrollas et al. Classification québécoise Processus de production du handicap, Québec, RIPPH, (1998).

[12] Office des personnes handicapées, À part entière, vers un véritable exercice du droit à l’égalité, Gouvernement du Québec, (2009).

[13] ONU, Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH), New-York, ONU, (2006).

[14] Amartha Sen, Repenser l’inégalité, Seuil, (2000).

[15] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c. C-12.

[16] Yan Grenier et Patrick Fougeyrollas, Capacitisme, Dictionnaire anthropologique virtuel ANTHROPEN (2020).

[17] Gérald Quinn et Teresa Degener, « Human Rights and Disability », United Nations (2002).

[18] Méthodes industrielles appliquées à la gestion des services aux usagers, telles la méthode Toyota ou Lean.

[19] Le Protocole facultatif de la CDPH récemment ratifié par le Canada et le Québec (2018) permet à une personne handicapée de porter plainte au Comité des Droits de l’Homme de Genève lorsqu’elle a épuisé ses recours au Québec et au Canada.

 

Retour à la table des matières