Contre le renouvellement de la dérogation à la Charte canadienne : en tant que démocratie, le Québec doit faire mieux

La Ligue des droits et libertés rappelle que la Loi sur la laïcité de l’État, adoptée sous bâillon sans l’unanimité de l’Assemblée nationale en 2019, déroge également à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. En insistant sur la dérogation à la Charte canadienne, le gouvernement du Québec évite d’aborder la question de fond, à savoir qu’une loi discriminatoire déroge de façon disproportionnée et non justifiée aux droits et libertés.

Consultations particulières et auditions publiques au sujet du projet de loi 52, Loi permettant au Parlement du Québec de préserver le principe de souveraineté parlementaire à l’égard de la Loi sur la laïcité de l’État

Contre le renouvellement de la dérogation à la Charte canadienne : en tant que démocratie, le Québec doit faire mieux

Mémoire présenté par la
Ligue des droits et libertés

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Devant la Commission des relations avec les citoyens
Assemblée nationale du Québec

9 avril 2024



Table des matières

Présentation de la Ligue des droits et libertés

Conséquences de la Loi sur la laïcité de l’État

Engagements du Québec sur le plan international

Ce jour sombre où le gouvernement du Québec a dérogé aux droits

Dérogation à la Charte canadienne

Dérogation à la Charte québécoise

Conclusion : l’heure est à la défense des droits et libertés

ANNEXES

Témoignages de personnes subissant les conséquences de la Loi sur la laïcité de l’État, recueillis entre le 4 et le 7 avril 2024

Témoignage de Nadia

Témoignage de Nour

Témoignage de M.R.

Témoignage de E.

Le concept de laïcité instrumentalisé à souhait




Présentation de la Ligue des droits et libertés

La Ligue des droits et libertés (LDL) est une organisation indépendante, non partisane et sans but lucratif, qui vise à défendre et à promouvoir les droits humains en mettant de l’avant leur universalité, leur indivisibilité et leur interdépendance. Depuis sa création en 1963, la LDL a influencé plusieurs politiques gouvernementales et projets de loi en plus de contribuer à la création d’instruments et d’institutions voués à la défense et la promotion des droits humains, tels que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec et la création de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Elle intervient régulièrement dans l’espace public pour porter des revendications et dénoncer des violations de droits humains auprès des instances gouvernementales sur la scène locale, nationale ou internationale. La LDL est également membre de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), qui a fêté son 100e anniversaire en 2022.

La LDL poursuit, comme elle l’a fait tout au long de son histoire, différentes luttes contre la discrimination et contre toute forme d’abus de pouvoir, pour la défense des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. La LDL a ainsi participé aux consultations particulières sur le PL21 en 2019, s’opposant fermement aux dispositions de la Loi sur la laïcité de l’État ainsi qu’au recours aux clauses dérogatoires qu’elle prévoyait.

Position sur le PL 52
La Ligue des droits et libertés s’oppose au projet de loi 52 ayant pour objet le renouvellement du recours à la clause dérogatoire de la Charte canadienne dans le cadre de la Loi sur la laïcité de l’État.

Rappelons que la LDL a également participé aux travaux de la Commission Bouchard-Taylor et s’est exprimée sur plusieurs projets de loi concernant les accommodements raisonnables, la laïcité et les droits humains depuis 2008[1]. Elle a publié un fascicule d’information sur la laïcité de l’État[2] en 2017 ainsi qu’une brochure d’éducation sur le racisme systémique[3], mise à jour en 2022.

Nous remercions la Commission des relations avec les citoyens de l’invitation à commenter le projet de loi 52, Loi permettant au Parlement du Québec de préserver le principe de la souveraineté parlementaire à l’égard de la Loi sur la laïcité de l’État.

La LDL se désolait déjà en 2019 que les personnes directement concernées n’aient pas été entendues par la Commission des institutions à l’occasion des consultations sur le projet de loi 21. Nous tenons à nouveau à déplorer vivement l’absence de ces personnes parmi les intervenant-e-s convoqué-e-s pour commenter l’actuel projet de loi 52. Il est déplorable que la journée allouée aux auditions ne permette pas d’entendre des personnes directement affectées par la Loi sur la laïcité de l’État en vigueur depuis près de cinq ans. Pourtant, le renouvellement de la dérogation à la Charte canadienne aurait justement exigé d’examiner les conséquences de la loi sur les droits humains, notamment en permettant aux personnes directement concernées de s’exprimer. Nous joignons donc en annexe du présent mémoire quatre témoignages fournis par des femmes enseignantes portant le voile, qui nous ont relaté les conséquences de la Loi sur la laïcité de l’État dans leurs vies et leurs parcours professionnels.

Conséquences de la Loi sur la laïcité de l’État

Avant l’adoption sous bâillon de la Loi sur la laïcité de l’État en 2019, de nombreux intervenant-e-s avertissaient qu’elle bafouerait plusieurs droits et libertés. À cet égard, le recours aux clauses dérogatoires démontre que le législateur savait bien que cette loi ne passerait pas le test de nos instruments constitutionnels et quasi constitutionnels de protection des droits humains.

Le principe de l’interdépendance des droits est central dans la vision de la Ligue des droits et libertés. C’est pourquoi elle défend et promeut l’ensemble des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels en mettant en relief les liens étroits qui les articulent. Dans le cas de la loi dont il est question ici, la liberté de religion et le droit à l’égalité sont depuis le départ au cœur des préoccupations, s’articulant avec des impacts sur le droit au travail et le droit à un revenu décent, notamment.

Près de 5 ans après l’adoption du projet de loi 21, les conséquences sont dorénavant avérées. En janvier 2023 est paru un rapport de recherche intitulé Loi sur la laïcité de l’État : quelles conséquences sur les personnes de confession musulmane au Québec?[4] À travers des entretiens avec des personnes issues des minorités ethnoreligieuses, cette recherche documente les conséquences directes et indirectes de cette loi sur l’emploi, les études, les aspirations professionnelles, la sécurité physique et le sentiment d’appartenance à la société québécoise des personnes directement affectées depuis 2019.

Les résultats de l’étude mettent en lumière des conséquences directes en matière de sécurité économique, psychologique et physique des personnes touchées, notamment les femmes musulmanes portant le hijab dans le domaine de l’enseignement. Près de la moitié des répondantes ont affirmé se sentir « directement et personnellement » affectées par la Loi sur la laïcité de l’État, tant dans l’exercice de leur emploi que dans leurs aspirations professionnelles, et plus de la moitié ont exprimé le besoin ou le désir de quitter le Québec afin de pratiquer leur emploi tout en exerçant leur liberté de religion. Plusieurs des femmes interrogées ont affirmé avoir eu à changer d’emploi ou modifier leur programme d’étude en raison de l’entrée en vigueur de la Loi sur la laïcité de l’État.

Le rapport observe aussi une détérioration du climat social, les débats sociaux polarisés autour de la laïcité et du port des signes religieux ayant créé un climat difficile dans les écoles, notamment pour les enseignantes portant le hijab. Nombre de celles-ci ont été confrontées à de la méfiance, du harcèlement psychologique et des discriminations.

Dans le même ordre d’idées, la chercheuse Miriam Taylor, dans le rapport d’analyse des données obtenues via un vaste sondage mené par l’Association d’études canadiennes et Léger Marketing en 2022,  met en lumière le sentiment qu’ont les femmes musulmanes d’être victimes, depuis l’adoption de la Loi 21, « d’une stigmatisation sociale sévère, d’une injustice dans leurs interactions avec ceux et celles qui exercent une autorité sur elles dans leur vie quotidienne et d’une marginalisation quant à leur acceptation en tant que membres à part entière de la société »[5].

Ces conséquences graves étaient annoncées dès 2019. Durant l’étude du projet de loi 21, le gouvernement a fait fi des analyses de droits humains soumises par la Ligue des droits et libertés, par la Commission des droits de la personne et de la jeunesse (CDPJD) et par de nombreux autres intervenant-e-s. La CDPDJ craignait également les effets sociaux, alors que certaines dispositions de cette loi auraient pour effet d’« encourager chez certains des perceptions négatives et des préjugés à l’égard des signes religieux »[6], et de nuire à « l’intégration de ces femmes au marché du travail et leur accès aux services publics, notamment à l’éducation, aux soins de santé, à la justice, au transport »[7].

La Ligue des droits et libertés soutenait quant à elle que ce projet de loi était une manifestation de racisme et de discrimination systémiques qui aurait un impact disproportionné sur certaines personnes malgré sa prétention à la neutralité :

L’interdiction du port de signes religieux, bien qu’elle vise tous les groupes religieux, a néanmoins un effet beaucoup plus grand pour certaines minorités racisées dont la religion peut supposer des pratiques visibles, minorités qui sont d’ailleurs souvent déjà affectées par d’autres formes d’exclusion en matière d’emploi, de santé, d’éducation et de représentation. En avalisant des préjugés envers ces minorités, en instituant des règles les désavantageant plus que pour d’autres groupes et en engendrant un climat social qui leur est défavorable, le projet de loi entretient ce racisme systémique[8].

Nombre d’organismes avertissaient que les conséquences de la Loi sur la laïcité de l’État, dans les faits, se feraient sentir particulièrement chez les femmes, faisant reculer l’égalité de genre et les droits de ces femmes en particulier. Dans son mémoire, la Fédération des femmes du Québec soulignait :

Ce qui touche les femmes, ce sont ces enjeux de fond [ex. : réinvestissement massif dans les services publics, lutte au racisme systémique, accès au logement, conditions de travail, etc.], ceux qui demandent un travail important et qui demandent du courage politique. L’interdiction de porter un voile n’en fait pas partie, bien au contraire. Il n’y a rien de courageux à faire une loi qui contrôle le corps des femmes et leur accès à la société civile[9].

En accentuant des difficultés déjà présentes dans l’accès à l’emploi et les discriminations vécues à travers des propos et des actes islamophobes, le projet de loi 21 s’annonçait catastrophique pour les femmes musulmanes.

Engagements du Québec sur le plan international

La Loi sur la laïcité de l’État contrevient non seulement aux droits et libertés garantis tant par la Charte canadienne que par la Charte québécoise, mais elle va à contre-courant de ce que prescrivent nos engagements internationaux en matière de droits humains. Évoquons d’abord la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, ratifiée par le Canada en 1980 et à laquelle le Québec s’est déclaré lié via un décret en 1981.

En vertu de cette Convention, les États se sont engagés notamment à « s’abstenir de tout acte ou pratique discriminatoire à l’égard des femmes et faire en sorte que les autorités publiques et les institutions publiques se conforment à cette obligation » (article 2d) ainsi qu’à « prendre toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour modifier ou abroger toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes » (article 2e). À l’article 11, la Convention stipule notamment une obligation d’éliminer la discrimination à l’égard des femmes dans le domaine de l’emploi.

Compte tenu des conséquences et effets de la Loi sur la laïcité de l’État sur les femmes portant divers types de voiles en particulier, la LDL veut souligner que cette Convention indique clairement la direction au gouvernement du Québec. Celui-ci doit s’empresser d’ajuster la législation et d’abroger au plus vite les dispositions de la Loi sur la laïcité de l’État provoquant de la discrimination à l’égard des femmes.

Évoquons également la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, ratifiée par le Canada en 1970 et à laquelle le Québec s’est déclaré lié par un décret en 1978. Cette Convention prévoit que :

Chaque État partie doit prendre des mesures efficaces pour revoir les politiques gouvernementales nationales et locales et pour modifier, abroger ou annuler toute loi et toute disposition réglementaire ayant pour effet de créer la discrimination raciale ou de la perpétuer là où elle existe. (article 2.1.c)

L’article 5 précise que les États signataires sont également responsables d’assurer l’égalité de toutes et tous dans la jouissance de leurs droits, notamment le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, ainsi que les droits au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail. Parce qu’elle entraîne une discrimination affectant principalement les personnes racisées, la Loi sur la laïcité de l’État s’inscrit en contradiction avec les engagements du Québec en ce qui concerne l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale.

Enfin, le Canada a ratifié en 1976 le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), constituant l’un des piliers du système international de protection des droits humains. Le gouvernement du Québec a manifesté son accord explicite à cette ratification la même année, et s’est déclaré par décret lié au PIDCP. L’article 18 de ce Pacte garantit le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, précisant que cela implique la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, notamment le droit de porter les vêtements ou couvre-chefs distinctifs qui peut être exigé par une religion.

Dans l’Observation générale n° 22 portant sur l’article 18 du PIDCP, émise en 1993 par le Comité des droits de l’homme, il est précisé que les restrictions à la liberté de religion doivent « être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire et proportionnelles à celui-ci. Il ne peut être imposé de restrictions à des fins discriminatoires ni de façon discriminatoire ».

Non seulement, la Loi sur la laïcité de l’État représente une entrave à l’exercice de la liberté de religion, contrevenant aux droits protégés par les Chartes canadienne et québécoise ainsi que par le droit international, mais qui plus est, elle se fonde sur un objectif spécifique qui n’a été ni démontré, ni admis par de nombreux groupes de la société civile ni par l’ensemble des député-e-s, et provoque une discrimination éhontée.

Ce jour sombre où le gouvernement du Québec a dérogé aux droits

Ne nous méprenons pas sur le projet de loi 52 qui est actuellement discuté; il ne représente pas qu’une banale formalité à expédier négligemment à l’approche des cinq ans de la Loi sur la laïcité de l’État. Il s’agit véritablement d’une occasion où, si le gouvernement du Québec réitère sa décision de déroger aux droits humains, il prolonge l’existence d’une loi raciste, sexiste, discriminatoire et lourde de conséquences pour la société québécoise dans son ensemble. Devant ce geste gravissime, la Ligue des droits et libertés souhaite rappeler quelques éléments entourant l’adoption du projet de loi 21.

D’abord, il convient de rappeler qu’en 2019, le projet de loi 21 a été adopté sous bâillon, sans l’unanimité de l’Assemblée nationale. Il s’agissait de la première fois que le gouvernement québécois dérogeait aux Chartes dans des circonstances aussi antidémocratiques. Lors des consultations particulières et auditions publiques, de nombreux mémoires ont été déposés à la Commission des institutions en opposition profonde avec le projet de loi sur la laïcité de l’État.

Ensuite, les dérogations contenues dans la Loi sur la laïcité de l’État sont appliquées « mur à mur », c’est-à-dire que le législateur a choisi de déroger à tous les droits auxquels il est possible de déroger en vertu des clauses dérogatoires aux Chartes. Ainsi, la Loi sur la laïcité de l’État déroge aux articles 2 à 7 et à l’article 15 de la Charte canadienne, de même qu’à chacun des articles 1 à 38 de la Charte québécoise. La société québécoise a tout à craindre d’un gouvernement qui se permet de déroger avec une telle désinvolture à la liberté de religion, au droit à l’égalité, mais également à la liberté d’association, aux droits démocratiques, à la liberté de circulation, au droit à un procès juste et équitable, au droit d’être protégé contre les détentions arbitraires, etc.

Finalement, soulignons que le gouvernement a jugé opportun de recourir aux clauses dérogatoires de façon préemptive, c’est-à-dire de façon préventive et à l’avance, de façon à éviter que les tribunaux puissent se prononcer sur le caractère raisonnable ou non des atteintes aux droits et libertés découlant de la Loi sur la laïcité de l’État. En ajoutant cette dérogation préemptive à l’adoption sous bâillon du projet de loi 21, le gouvernement escamote tant les débats dans l’arène judiciaire que les débats dans l’arène politique, ce qui est alarmant au plus haut point.

Le droit international des droits humains est très exigeant quant aux critères qui peuvent potentiellement justifier de déroger aux droits et libertés et extrêmement clair à l’effet que de telles pratiques doivent demeurer exceptionnelles. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), à son article 4, énonce parmi les conditions à respecter qu’un « danger public menaçant la vie de la nation » doit exister pour envisager une dérogation aux droits, que toute mesure dérogatoire doit demeurer proportionnelle à ce que la situation exige et être temporaire, et doit respecter le principe de non-discrimination. Certains droits sont intangibles, c’est-à-dire qu’on ne peut en aucun cas y déroger, et c’est le cas notamment de la liberté de pensée, de conscience et de religion.

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Dérogation à la Charte canadienne

La Charte canadienne contient une disposition de dérogation (art. 33) que le législateur peut renouveler tous les cinq ans et qui fait l’objet du projet de loi 52. Dans ce cadre, la Ligue des droits et libertés tient à manifester son opposition ferme au renouvellement de la dérogation en soulignant deux éléments principaux, qui s’ajoutent au fait que la Loi sur la laïcité de l’État est extrêmement dommageable pour la société québécoise et porte atteinte aux droits et libertés de plusieurs groupes de la population.

D’une part, en stipulant une durée limitée à la suite de laquelle le recours à la dérogation peut être renouvelé ou non, la Charte canadienne reconnaît que la suspension des droits de la personne, lorsqu’elle a lieu, doit être temporaire et nécessite une décision politique renouvelée de la part du législateur pour être prolongée ou non. La nécessité de déroger aux droits humains pour faire face, de façon proportionnée, à un danger le justifiant n’a pas été démontrée en 2019 et ne l’a pas été depuis.

Comme nous le soulignions précédemment, la véritable laïcité de l’État québécois n’est pas du tout menacée par le port de symboles et vêtements religieux par certains employé-e-s de l’État. De plus, la CDPDJ rappelait à juste titre que « le devoir de réserve et l’interdiction de prosélytisme sont déjà encadrés par la législation et le contrat de travail des enseignants »[10].

Depuis l’adoption du projet de loi 21 en juin 2019, le gouvernement du Québec n’a pas daigné réviser sa lecture des circonstances à la lumière des conséquences de cette loi et veut renouveler le recours à la clause dérogatoire comme s’il s’agissait d’un geste banal. Pourtant, ce délai de 5 ans devrait être saisi comme une opportunité de réévaluer la situation et de s’assurer de rétablir le plein respect des droits humains protégés par la Charte canadienne.

D’autre part, le législateur a stratégiquement placé la notion de souveraineté parlementaire au cœur de son projet de loi. Aussi, le gouvernement y réfère systématiquement dans ses communications publiques pour justifier son recours aux clauses dérogatoires dans le contexte de la Loi 21 et se mettre à l’abri de l’examen des tribunaux. Pour la Ligue des droits et libertés, la mobilisation de la notion de souveraineté parlementaire relève en l’occurrence d’une erreur trompeuse et d’une malhonnêteté politique.

En tant que société, nous devrions nous préoccuper de la promotion et de la protection de tous les droits humains qui ont fait l’objet d’engagements formels aux niveaux national et international et qui sont le fondement même d’un État de droit. Le fond de la question politique n’est pas de déterminer qui, du fédéral ou du provincial, du législateur ou des tribunaux, doit respecter, protéger et mettre en œuvre les droits et libertés, ni qui devrait ou non être en mesure d’y déroger. Le système judiciaire a un rôle essentiel et permanent à jouer – tout comme le législateur – en tant que composante de notre système démocratique. Le partage des pouvoirs entre le législatif, l’exécutif et le judiciaire n’est pas une mise en péril de la souveraineté parlementaire, mais bien un système politique permettant l’équilibre des pouvoirs et offrant des remparts contre les potentielles dérives de tout gouvernement.

Nous savons que le gouvernement du Québec a souvent dérogé à la Charte canadienne durant les années 1980, dans un geste symbolique de rejet du fédéralisme canadien qui répondait à la conjoncture politique de l’époque. Le législateur québécois s’assurait néanmoins de respecter les droits et libertés garantis par la Charte québécoise. Dans le cadre de la Loi sur la laïcité de l’État, le gouvernement du Québec déroge aux droits protégés par les deux Chartes, tant la canadienne que la québécoise.

Dérogation à la Charte québécoise

Afin de placer les droits et libertés au cœur du système politique et juridique, les parlementaires québécois votèrent à l’unanimité, en 1975, pour doter le Québec d’une Charte quasi constitutionnelle des droits et libertés et d’une Commission des droits de la personne. En 1990, ils votèrent pour créer un tribunal spécialisé, le Tribunal des droits de la personne.  Depuis son adoption, la Charte québécoise a connu plusieurs modifications, mais toutes, jusqu’à l’adoption du projet de loi 21, visaient à renforcer la protection des droits humains, et non à les affaiblir.

Le recours à la clause dérogatoire prévue à l’article 52 de la Charte québécoise à deux reprises dans les récentes années, sans l’unanimité de l’Assemblée nationale, sous bâillon, sur un mode préemptif, ainsi que mur à mur marque un tournant alarmant que la Ligue des droits et libertés tient à dénoncer. De plus, notons que la dérogation prévue dans la Charte québécoise, contrairement à celle de la Charte canadienne, ne prévoit aucun délai ni aucun mécanisme de renouvellement. Une fois invoquée, elle reste en vigueur pendant toute la durée de la législation. Ainsi, la LDL appelle à révoquer, par le biais d’une nouvelle législation, le recours à la clause de dérogation à la Charte québécoise dans le cadre de la Loi sur la laïcité de l’État et à abroger tout article de cette même loi contrevenant aux droits protégés par les Chartes.

Considérant que la Charte des droits et libertés de la personne du Québec célébrera en 2025 son cinquantième anniversaire, il est important de rappeler qu’elle n’est pas un fardeau ou un obstacle que les parlementaires et le gouvernement peuvent écarter avec désinvolture, mais bien le rouage essentiel d’une société démocratique.

Conclusion : l’heure est à la défense des droits et libertés

La Ligue des droits et libertés juge inacceptable que le gouvernement du Québec s’entête à faire fi des droits et libertés de la population québécoise qui sont garantis par les Chartes, alors que son rôle devrait être d’en assurer l’entière protection et le plein respect. À cet égard, la Ligue des droits et libertés appelle sans équivoque au rejet du projet de loi 52 visant au renouvellement du recours à la clause dérogatoire de la Charte canadienne, et s’oppose à nouveau au recours à la clause dérogatoire de la Charte québécoise.

Il est navrant que le projet de loi 52 soit examiné peu après le 75e anniversaire de l’adoption par les Nations Unies de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), qui a été l’une des principales sources d’inspiration de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, qui fêtera ses 50 ans l’année prochaine.

Le Canada et le Québec se disent généralement très fiers des progrès réalisés en matière de droits humains et de leurs contributions au développement du droit international des droits de la personne. Les Chartes canadienne et québécoise sont les pierres angulaires de nos systèmes juridiques et judiciaires, et les instruments les plus fondamentaux de protection des droits et libertés. Les législateurs doivent avoir à cet égard des comportements exemplaires en plaçant le respect des droits au cœur de leurs considérations tant sur le plan national qu’international.

Déroger aux droits, à plus forte raison par une dérogation préemptive, mur à mur, sans limites de temps, disproportionnée et discriminatoire, est profondément contraire à l’esprit même des Chartes, et cela s’inscrit en opposition avec les modalités de dérogation très limitées et exceptionnelles exigées par le droit international.

Il y a tout lieu de s’inquiéter lorsque le gouvernement tente de placer les pouvoirs législatifs et exécutifs au-dessus des Chartes, à l’abri du dialogue démocratique et de l’équilibre des divers pouvoirs composant un État de droit. Comme l’explique le juriste Pierre Bosset, « l’usage « préventif », voire « préemptif » du pouvoir de dérogation, qui dispense d’avoir à convaincre le tribunal qu’une atteinte est justifiable dans une société libre et démocratique, transforme ce dialogue en un monologue. Du point de vue de l’équilibre des pouvoirs, là réside sans doute son principal vice »[11].

La Ligue des droits et libertés est d’avis que le fait de déroger aux droits et libertés dans le cadre de la Loi sur la laïcité de l’État a de graves conséquences sur les personnes, les communautés et le climat social, et qu’il est profondément incompatible avec une société inclusive, libre et démocratique. Les Chartes canadienne et québécoise constituent le socle de notre société démocratique et la population a tout à craindre d’un gouvernement qui se permet d’y déroger dans les conditions que nous avons évoquées dans le présent mémoire.

 


ANNEXES

Témoignages de personnes subissant les conséquences de la Loi sur la laïcité de l’État, recueillis entre le 4 et le 7 avril 2024

*Tous les noms employés sont des noms fictifs

Témoignage de Nadia

J’étais enseignante dans mon pays depuis 2010.

Venue au Québec je voulais continuer parce que c’est ma vocation.

C’est un travail que j’adore.

J’ai fait mes quatre ans de bac à l’UQAM pour pouvoir enseigner ici.

Pendant mon bac, j’ai bien réussi, j’ai eu trois fois la bourse d’excellence du ministère, j’ai reçu en tout 22 500 dollars en bourses.

J’étais pleine d’espoir.

Mais au milieu de mes études, la Loi 21 est votée. Ça a été dévastateur.

Avec mes amies on formait un grand groupe: Maghrébines, Libanaises, et tout.

On a commencé ensemble à l’Université.

Après la Loi 21, une à une, mes amies voilées lâchent le bac.

À la fin on est deux.

Pour la dernière étape du baccalauréat, on doit faire un stage dans une classe.

L’école où j’ai fait mon stage était très bien, et comme pendant le stage je pouvais garder mon voile, tout s’est bien passé.

Le directeur voulait m’embaucher en me donnant la classe de mon enseignante- associée et la libérer pour qu’elle devienne une enseignante ressource.

Pour ce travail je devais enlever le voile.

C’était vraiment un dilemme.

Comme j’étais très familière avec le milieu je me suis dit:

« Je ne vois le directeur que 5 minutes par semaine. Avec les enfants, il n’y a pas de problème. Je vais prendre le risque, je pourrai mettre mon chapeau dehors, je vais faire ça ».

Pendant deux mois j’ai essayé de me plier à la Loi 21.

Je venais à l’école à six heures et demie le matin pour que personne ne me voie enlever mon voile avant de rentrer.

Devoir enlever mon voile c’est la chose la plus humiliante que j’ai vécue dans ma vie.

(Nadia pleure)

C’était tellement dur même si personne ne me voyait, c’était humiliant

Moi devant la porte de l’école…

Enlever mon voile pour franchir la porte…

Les autres femmes entrent et ne doivent pas enlever un vêtement.

Moi j’enlève un vêtement que je porte depuis l’âge de14 ans par choix.

Quand j’ai décidé de porter le voile, mon papa n’était pas content de moi, il ne m’a pas parlé pendant deux semaines. Personne ne m’a jamais obligée de le porter. C’est moi qui voulais le faire.

Je me suis dit: je n’ai pas fait mon deuxième bac pour rien, je dois essayer d’enseigner sans voile dans cette classe.

Tous les jours, j’enlevais mon voile. Tous les jours.

J’ai fait un grand projet avec mes élèves. Nous avons invité les parents en classe pour qu’ils voient le grand travail qu’on a fait.

On a eu une rencontre. C’est là que j’ai vu que je n’étais pas prête à être avec les parents sans mon voile.

Je suis encore marquée par cette rencontre-là.

Alors qu’on devait célébrer nos efforts avec mes élèves, j’étais vraiment sombre. Ça a été un jour très sombre dans ma vie.

Après j’ai consulté parce que j’étais en dépression. J’ai pris des antidépresseurs. L’expérience avait été trop dure et humiliante.

Maintenant je travaille. Pendant l’été j’ai trouvé un poste dans une école privée.

C’est un endroit exceptionnel.

Je suis bien entourée, je suis heureuse dans mon travail.

Sauf que c’est mon seul choix. Alors qu’il y a beaucoup de postes ouverts pour des enseignantes.

J’aurais pu travailler à deux pas de chez nous, dans n’importe quelle école de mon choix, je suis encore sur les listes d’employés du Centre de services scolaires de mon coin. Il y avait une école tout près…mais ils ne m’auraient pas prise avec mon voile.

Tout le monde a le choix de son école. Mais pas moi.

Pourquoi on restreint mes choix, juste à cause d’un vêtement?

Avec les élèves, mon enseignement est neutre. Je ne suis pas là pour les convertir.

Mon poste n’est pas permanent parce que je remplace une prof qui prend un long congé. Si elle revient? Elle a l’ancienneté, je pourrais perdre mon travail l’année prochaine.

Je ne vis pas à Montréal. Je ne peux pas me déplacer tellement loin pour trouver une autre école privée.

Souvent je pense: l’an prochain, est-ce que je vais continuer à avoir mon poste?

Tout le plaisir que j’ai avec mes élèves quand j’enseigne… c’est menacé. L’enseignante que je remplace pourrait revenir.

Je ne sais pas si l’année prochaine j’aurai un contrat permanent. Je n’ai pas d’ancienneté.

Hier j’ai eu une supervision avec ma directrice. Elle est venue dans ma classe comme elle le fait deux fois par année dans toutes les classes.

Elle est venue m’observer

Hier elle m’a dit: “Vous avez les meilleurs ateliers de l’école.

Je suis dans l’enseignement depuis 20 ans.

Jamais je n’ai vu une enseignante pousser à ce point le niveau des ateliers en classe de deuxième année.”

J’étais fière, mais en même temps: si je suis si bonne pourquoi je ne suis pas acceptée dans le système public?

L’année prochaine je devrai peut-être travailler à Tim Horton ou je ne sais pas où… Si je perds le poste que j’ai, je ne pourrai pas en trouver un autre.

Il y a toujours ce fond sombre dans le futur.

Si je n’ai pas quelque chose de permanent et s’il arrive quelque chose à cette école et je dois changer…

Tout le monde a le choix: on peut changer d’école, on peut changer de centre de services scolaires.

Moi je n’ai pas le choix, les portes sont fermées.

J’adore mon travail, j’aimerais continuer.

Pendant mes deux ans d’enseignement j’ai donné le cours français ECR (Éthique et culture religieuse), personne ne s’est plaint de mon manque de neutralité ou je ne sais quoi…

J’ai une clientèle qui n’est pas très diversifiée, mes classes sont moins diversifiées qu’à Montréal, pourtant personne ne s’est plaint de mes compétences, de ma neutralité.

Donc pourquoi on fait de mon foulard, de mon vêtement, une espèce d’ogre ou de monstre dangereux pour mes élèves?

Je ne suis pas dangereuse pour les élèves, Monsieur Legault.

À chaque fois je pense à ça quand j’enseigne ECR. Vraiment.

Témoignage de Nour

Je suis arrivée au Canada en juin 2022, bien motivée par la facilité de trouver un emploi en formation professionnelle pour les adultes. Mes 12 ans d’expérience devaient être suffisants pour justifier ma compétence. La décision d’immigrer au Canada ou de retourner en France, où je suis née, a bien sûr été influencée par le choix du pays qui valorise la diversité et le respect des droits de l’homme. Cependant, mon expérience ici a été assombrie par la discrimination que j’ai rencontrée en raison de ma foi.

En participant à une formation en intégration professionnelle, j’ai été choquée d’entendre un formateur suggérer que je devrais envisager d’enlever mon hijab pour améliorer mes perspectives d’emploi. Pour moi, le hijab va bien au-delà d’un simple signe religieux ; c’est une expression de ma liberté personnelle et de mes convictions les plus profondes. J’ai refusé de compromettre ma dignité et ma foi pour trouver du travail.

Malgré ma compétence et ma motivation, j’ai été confrontée à de multiples refus d’emploi en raison de ma décision de porter le hijab. La loi 21 a rendu encore plus difficile pour moi de trouver un emploi dans mon domaine, même si j’ai les qualifications nécessaires et une passion pour l’enseignement.

En octobre 2023, mon enseignant en formation professionnelle a relevé ma compétence et mon talent pour l’enseignement et m’a référé. Lors d’un entretien de confirmation pour un emploi de formatrice, on m’a expliqué que je suis excellente, mais que je dois enlever mon hijab pendant les cours aux adultes !!! Ironiquement, mon frère, avec ses 3 ans d’expérience dans l’enseignement, a été admis et travaille depuis décembre avec beaucoup de plaisir. Pour la première fois de ma vie (42 ans), je vis une discrimination homme-femme aussi flagrante qui me touche directement, et au Canada, le pays des libertés et égalités!!

Mon expérience n’est malheureusement pas isolée. J’ai rencontré N, une femme courageuse qui a dû quitter sa ville natale bien-aimée en raison de son choix de porter le hijab, ce qui lui a coûté plusieurs opportunités de carrière. Son histoire est un rappel poignant des défis auxquels sont confrontées les femmes qui choisissent de vivre leur foi de manière visible dans une société qui prône l’inclusion et la diversité.

De même, j’ai rencontré J, une Québécoise convertie, qui a été contrainte de déménager à Ottawa avec sa famille après avoir été confrontée à des obstacles insurmontables en raison de sa décision de porter le hijab. Le désir de sa fille de devenir enseignante a été compromis par les préjugés discriminatoires contre le voile, illustrant ainsi l’impact dévastateur de la loi 21 sur les aspirations professionnelles des individus.

S, mon amie sénégalaise enseignante avant la loi 21, ne peut pas évoluer dans sa carrière en raison d’un sentiment de racisme envers une femme de couleur qui se rajoute au fait qu’elle porte le hijab. Mère de deux filles et un garçon, elle pense aussi devoir quitter le Québec dans les prochaines années, elle préfère garder l’anonymat de peur de représailles, dans un pays de droit !!

F, une Marocaine, s’est vu offrir des heures comme éducatrice dans une école primaire. Cependant, on lui a expliqué qu’elle ne pouvait pas effectuer de suppléances (ce qui lui offre un travail plus valorisant et mieux rémunéré) car elle porte le hijab. Cette restriction est d’autant plus difficile à comprendre lorsque l’on considère que ce sont les mêmes enfants qu’elle côtoie, que ce soit en classe ou dans la cour d’école, elle pense aux perspectives de carrière de sa fille de 15 ans avec crainte.

Y, une jeune étudiante très contente de la possibilité de faire des suppléances comme ses amies pour avoir un peu d’argent, mais encore une fois son hijab lui interdit d’être comme toutes les jeunes filles et limite ses choix.

NB : Que les écoles souffrent d’une grande pénurie d’enseignantes et enseignants.

Avec la loi 21, beaucoup de femmes m’ont exprimé qu’elles sentent de plus en plus l’islamophobie, comme si la loi avait éveillé une méfiance qui n’existait pas ou pas autant qu’aujourd’hui.

D, Algérienne nous venons de finir une formation, son stage refusé après un échange de courriel exprimant sa compétence et l’accord de stage possible après une entrevue, mais lorsqu’elle s’est présentée avec son hijab, le langage a changé et le stage annulé sans trop d’explication.

En tant que mère, l’une des principales raisons pour lesquelles j’ai choisi de venir au Canada était de donner à mes enfants la possibilité de grandir dans un environnement diversifié, où ils seraient exposés à toutes les cultures et religions. La loi 21 va à l’encontre de cet idéal, en privant nos enfants de la richesse de la diversité et de la possibilité de développer une ouverture d’esprit et une compréhension interculturelle essentielles pour vivre harmonieusement dans une société pluraliste.

La loi 21 est en désaccord flagrant avec les principes de liberté individuelle et d’égalité des droits. Elle prive les individus de leur droit fondamental à pratiquer leur religion et à exprimer leur identité culturelle sans crainte de discrimination ou de représailles. En imposant des restrictions sur les signes religieux, cette loi perpétue une forme insidieuse de préjudice qui marginalise les minorités religieuses et nie leur droit à la pleine participation à la société.

Les lois sont essentielles pour organiser une société et permettre aux gens de vivre en harmonie et dans le respect mutuel. Cependant, il est crucial de reconnaître que les lois d’un pays ne peuvent pas rester figées dans le temps. Chaque société évolue, et les lois doivent évoluer en conséquence pour refléter les valeurs et les aspirations changeantes de ses citoyens. Le Canada, en tant que pays d’immigration, est une terre de diversité et de multiculturalisme, où la richesse culturelle est célébrée et valorisée. Dans cette optique, le principe du vivre ensemble ne peut être pleinement réalisé si des lois discriminatoires, telles que la loi 21, persistent et limitent la liberté des individus en raison de leur religion ou de leurs convictions personnelles. Une loi peut être appliquée, mais cela exige également du courage et de l’ouverture d’esprit pour la remettre en question si elle cause des dommages ou engendre des victimes. Chaque être humain a le droit d’être entendu et respecté, et il est de notre devoir de défendre les droits fondamentaux de tous les membres de notre société, sans exception.

Nour, Gatineau le 7 avril 2024

Témoignage de M.R.

« Témoignage d’une femme libre »

Immigrée ici depuis 12 ans, je suis venue au Canada avec mon mari par envie de vivre dans un pays libre, et où les choix de chacun sont respectés. Nous avons choisi le Québec, foyer de notre langue maternelle, pour pouvoir s’intégrer rapidement.

J’ai toujours aimé l’enseignement, j’ai décidé donc de changer de carrière, à 31 ans, pour pouvoir m’épanouir encore plus. Après 4 ans à l’université, j’intègre enfin le marché du travail. Mais quelques semaines à peine après, la sentence tombe. Je dois choisir entre ma propre liberté ou le choix que l’on m’oblige à faire. Je dois choisir entre mes convictions les plus profondes ou le métier que j’ai toujours rêvé de faire. Je dois choisir entre me sentir moi-même ou faire semblant d’être une autre. Je dois choisir entre mon bonheur ou satisfaire la curiosité des autres.

De grandes questions se répètent jour après jour dans ma tête. Est-ce le pays « libre » que j’ai choisi ? Est-ce la liberté de « tous » qui compte, ou seulement celle des autres ? Pourquoi pensent-ils que je ne suis plus assez compétente dès que je porte un voile sur ma tête ? N’est-ce pas ce qu’il y a dans la tête et non sur la tête qui compte ? Je vois toutes les libertés que l’on offre, que l’on défend et que l’on donne aux autres. La mienne n’a-t-elle aucune valeur à leurs yeux ? Ils disent qu’avec mon voile et mon travail, je risque d’exercer un certain pouvoir sur les autres. Ne sont-ils pas en train d’exercer leur pouvoir et leur dictature sur moi ainsi ?

Mon choix était fixé. Je ne donne ma propre liberté à personne. J’ai quitté pays, famille, amis, enfance, souvenirs dans l’espoir de vivre librement. Je choisis donc le bon sens, la logique et la justice, et je laisse derrière moi l’ignorance, les faux préjugés et l’injustice. Je me choisis moi, ma liberté, mes convictions et ma santé mentale. C’était loin d’être un choix facile : 4 années d’université perdues, des années de travail et d’acharnement, en essayant de concilier famille, enfants et études, une dette d’études de plus de 30 000 $, et l’espoir d’exercer une profession que j’affectionne tellement et où j’aurais pu tellement donner à la société. Mais malheureusement, je ne pouvais abandonner ce qui faisait de moi « moi ».

Mon expérience n’est certainement pas la seule qui existe. D’autres personnes ont subi assurément le même sort que moi. Nous n’avons qu’un seul espoir, que l’on comprenne que « toutes » les libertés comptent, et que c’est uniquement l’incompréhension et la non-connaissance de l’autre qui génèrent une telle crainte. Je garde espoir que les générations futures n’auront pas à faire de tels choix, et que le Canada restera le pays libre que tout le monde connaît et envie.

M.R.

Témoignage de E.

Quand t’es née et que t’as grandi toute ta vie au Québec, où on t’a appris à l’école que c’est nos différences qui font notre richesse avec « Vers le Pacifique » ou le cours d’Éthique et culture religieuse, quand on te répète depuis toujours que le Québec est une terre d’accueil, qu’on a besoin de personnes comme toi pour le rendre encore plus beau et inclusif, qu’on est chanceux de t’avoir…

Tu crois à l’égalité des chances, tu vois le monde en couleurs, tu es fière d’être Québécoise, tu te dis que tout est possible ici! Et là, après avoir enfin fini tes études en enseignement, toute motivée, toute passionnée… PAF! On te sort cette loi 21 dégueulasse, on ne te questionne pas sur tes compétences ou tes études dans les entrevues non… mais plutôt si tu peux enlever ton voile avant d’entrer à l’école? Tout bêtement comme ça. Comme si t’enlevais un simple collier ou une casquette bidon…

Tu sens que tu dois t’effacer dans ton identité pour être acceptée, et même avec la clause grand-père tu te sens comme un fardeau qu’on doit tolérer, et ta sécurité d’emploi n’est pas garantie, tu ne peux pas te développer dans le domaine ! Bon ben tant pis, their loss! Le système d’éducation manque cruellement de profs tellement elles démissionnent en quantité alarmante… et c’est les élèves les plus grands perdants malheureusement.

Ce Québec et son islamophobie me révoltent.

Le Québec n’a plus aucune leçon sur la diversité et l’inclusion à me donner.


Le concept de laïcité instrumentalisé à souhait

Il est nécessaire de revenir sur le concept de laïcité de l’État étant donné que ce concept est mobilisé de façon erronée et même instrumentalisé par le gouvernement pour déroger aux droits et libertés depuis maintenant près de cinq ans au nom d’une prétendue majorité de citoyen-ne-s.

La LDL tient à rappeler que la laïcité signifie « l’affranchissement de l’État de tout lien avec les religions et garanti que les citoyen-ne-s seront traités en toute égalité, indépendamment de leurs croyances ou de leur non-croyance. Cette neutralité de l’État face aux religions est une condition nécessaire au respect des libertés de conscience, d’expression et d’association, qui sont essentielles à la démocratie [12]».

Les principes de la laïcité sont déjà garantis par les Chartes québécoise et canadienne, qui obligent l’État à respecter la liberté de croyance sans discrimination et donc en toute neutralité. Quant aux employé-e-s de l’État, ils et elles « doivent [déjà] remplir leurs fonctions en toute neutralité, sans exercer de discrimination ou faire de prosélytisme [13]», une règle préexistante qui n’exige aucunement de dissimuler ce qu’ils et elles sont.

Pour la LDL, les débats entourant la laïcité au Québec ont trop souvent eu pour conséquence de « cibler et d’exclure certains groupes, en particulier les personnes racisées, en plus de contribuer à rendre le débat social extrêmement toxique [14]».

Dans le cas de la Loi sur la laïcité de l’État, la notion même de laïcité est instrumentalisée pour mettre de l’avant une loi raciste et justifier de déroger aux droits et libertés. En 2019, le président de la CDPDJ soulignait la contradiction entre l’objectif de la laïcité et les moyens choisis par le biais du projet de loi 21 : « de façon paradoxale, plusieurs dispositions du projet de loi 21 entrent en contradiction avec trois principes qui fondent la laïcité : le droit à l’égalité, la liberté de religion et l’obligation de neutralité religieuse de l’État [15]».

Ainsi, non seulement le concept de laïcité est mobilisé de façon erronée, mais la LDL souligne que la laïcité de l’État pourrait fort bien et devrait être renforcée sans porter atteinte aux droits de certains groupes de la société québécoise. Plutôt que de combattre la visibilité des symboles religieux ou des vêtements de certains employé-e-s de l’État, laquelle ne porte nullement atteinte à la neutralité de l’État en matière de religions, d’autres pratiques pourraient être examinées, telles que le financement public d’écoles confessionnelles par exemple.


[1] C’est-à-dire : projet de loi 63, Loi modifiant la Charte des droits et libertés de la personne; projet de loi 94, Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements; projet de loi 60, Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement; projet de loi 62, Loi favorisant le respect de la neutralité religieuse de l’État et visant notamment à encadrer les demandes d’accommodements religieux dans certains organismes.

[2] LDL, Comprendre la laïcité, brochure, 2017. En ligne : https://liguedesdroits.ca/ldl-fascicule-laicite-2

[3] LDL, Le racisme systémique… Parlons-en!, brochure, deuxième édition, 2022 (2017). En ligne : https://liguedesdroits.ca/brochure-le-racisme-systemique-parlons-en/

[4] Mercier-Dalphond, Geneviève, Loi sur la laïcité de l’État : quelles conséquences sur les personnes de confession musulmane au Québec?, Centre Justice et Foi et affiliée à la School of Oriental and African Studies de l’Université de Londres, 2023.

[5] Taylor, Miriam, La Loi 21 : Discours, perceptions et impacts, Association d’études canadiennes/Léger, mai-juin 2002, p. 50, en ligne : https://acs-metropolis.ca/wp-content/uploads/2022/08/Rapport_Sondage-Loi-21_AEC_Leger-12.pdf

[6] CDPDJ, Projet de loi 19 : décalage entre le principe de la laïcité et son application concrète selon la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, communiqué du 7 mai 2019, en ligne : https://www.cdpdj.qc.ca/fr/actualites/projet-de-loi-21-daccalage-e-2

[7] CDPDJ, Mémoire à la commission des institutions de l’Assemblée nationale, projet de loi No 21, Loi sur la laïcité de l’État, 2019, p 83.

[8] LDL, Le projet de loi 21, un projet de loi discriminatoire et contraire aux principes fondamentaux d’un État de droit, 2019, p 7. En ligne : https://liguedesdroits.ca/memoire-consultations-pl21-laicite

[9] Fédération des femmes du Québec, Mémoire sur la loi sur la laïcité de l’État, 2019, p. 7. En ligne : https://ffq.qc.ca/wp-content/uploads/2024/03/Memoire_FFQ_PL21_2019.pdf

[10] CDPDJ, Projet de loi 21 : le débat n’est pas clos, lettre ouverte du 14 juin 2019. En ligne : https://www.cdpdj.qc.ca/fr/actualites/projet-de-loi-21-le-dacbat-n-2

[11] Bosset, Pierre, « Les clauses dérogatoires, un recours risqué », Relations, no 821 (été 2023), p. 47.

[12] LDL, « Comprendre la laïcité », brochure, 2017, à la p 2. En ligne : https://liguedesdroits.ca/ldl-fascicule-laicite-2

[13] Idem, p 6.

[14] LDL, Le projet de loi 21, un projet de loi discriminatoire et contraire aux principes fondamentaux d’un État de droit, 2019, p 3. En ligne : https://liguedesdroits.ca/memoire-consultations-pl21-laicite

[15] CDPDJ, Projet de loi 19 : décalage entre le principe de la laïcité et son application concrète selon la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, communiqué du 7 mai 2019. En ligne : https://www.cdpdj.qc.ca/fr/actualites/projet-de-loi-21-daccalage-e-2