Contrer la banalisation et l’instrumentalisation des droits humains

Les droits humains ne devraient pas dépendre de volonté individuelle ou de la majorité, ou encore, de la possibilité d’y croire ou pas. Dans le même sens, les droits à l’égalité, à la dignité et à la sécurité des personnes trans et non binaires ne sont pas une question de croyance ou de choix individuel ou parental.
Contre-manifestation à la défense des jeunes trans - Laissez les enfants s'épanouir! 21 octobre 2023

Éditorial

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Droits et libertés, automne 2023 / hiver 2024

Alexandra Pierre, Présidente de la Ligue des droits et libertés

Le 10 décembre 2023, la Déclaration universelle des droits de l’homme (sic) (DUDH) célèbre ses 75 ans. Ce document majeur, référence incontournable quand il s’agit de droits humains, affirme la dignité intrinsèque de chaque être humain et l’égalité en droits de tous et toutes. Dans les divers instruments relatifs aux droits humains, on souligne le fait que d’énoncer formellement ces droits n’est certainement pas suffisant. Il est nécessaire que les États honorent leurs obligations de les respecter, les protéger et de les mettre en oeuvre. En bref, que les États soient non seulement imputables, mais responsables des droits humains.

Contre-manifestation à la défense des jeunes trans - Laissez les enfants s'épanouir! 21 octobre 2023
Contre-manifestation à la défense des jeunes trans – Laissez les enfants s’épanouir! 21 octobre 2023

Dans ces instruments internationaux, la notion d’interdépendance est aussi incontournable : les différents droits sont liés les uns aux autres, et les progrès ou reculs sur certains droits ont un impact sur les autres droits. De même, on insiste sur le caractère indivisible des droits : les droits humains forment un ensemble cohérent qu’il faut défendre dans sa globalité, pas un menu à la carte dans lequel on prélève ce qui nous est utile.

Or, on observe une certaine banalisation, une instrumentalisation du cadre de référence des droits humains, et une mise en opposition de certains droits, à tort. Ces tendances mettent à mal les principes d’universalité, d’indivisibilité et d’interdépendance, et les obligations des États en matière de droits humains. À l’automne 2023[1], les communautés trans luttant pour le respect de leurs droits ont été la cible de dérapages dans le cadre des mobilisations de personnes opposées aux enseignements de la diversité sexuelle et de genre dans les écoles. Ces tentatives de fragmenter les droits et de les mettre en opposition les uns aux autres ne sont pas une nouveauté : les droits de l’enfant contre la liberté de conscience et de religion ; les droits des parents contre le droit à l’égalité et l’interdiction de discrimination fondée sur l’identité sexuelle et de genre ; le droit à la sécurité des enfants et adolescent-e-s trans et non binaires contre la liberté d’expression des personnes opposées à l’enseignement de la diversité, etc.

Pourtant, l’universalité, l’indivisibilité et l’interdépendance des droits doivent être prises en compte et servir de grille d’analyse pour jauger des impacts d’une politique, d’une opinion ou d’une revendication sur les personnes et les communautés, tout en tenant compte du contexte social et de l’exclusion subie par certains groupes.

Ainsi, invoquer la protection des enfants ou l’autorité parentale pour s’opposer à l’éducation sur les identités de genre et l’orientation sexuelle dans les écoles ne tient pas la route… La Convention relative aux droits de l’enfant (CRDE), ratifiée par le Québec et le Canada en 1991, souligne que les enfants sont des titulaires de droits à part entière, que ces enfants doivent pouvoir exercer leurs droits dans tous les aspects de leur vie, pas seulement à travers leurs parents ou tuteur-trice-s. Bien que les parents soient titulaires d’une autorité parentale, l’enfant lui-même a des droits, incluant le droit à la vie, au développement mental, émotionnel, cognitif, social et culturel, et le droit à l’éducation.

Dans une observation développée sur la même Convention, les États parties conviennent que l’éducation de l’enfant doit lui inculquer le respect des droits et libertés fondamentales, et des principes consacrés dans la Charte des Nations unies. De même, l’article 10 de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne interdit toute discrimination fondée sur l’identité ou l’expression de genre, de même que sur l’orientation sexuelle.

Les personnes trans et non binaires sont titulaires de droits et ne peuvent être discriminées sur la base de leur genre. Bien que les parents puissent avoir en toute légitimité une opinion sur ce qui devrait être enseigné ou pas, et exprimer celle-ci, le climat des manifestations de septembre 2023, les fausses informations circulant sur les cursus scolaires et la soi-disant l’idéologie de genre contribuaient à exacerber la transphobie. Encore une fois, les droits humains ne sont pas une option et ils sont garantis à tous et toutes. Ils ne peuvent être applicables selon la tête du client ou au gré du vent. Les droits humains ne sont surtout pas des obstacles à la bonne morale, au gros bon sens, à la possibilité de s’exprimer ; ils incarnent des balises pour le respect de la dignité de toutes et tous.

Si on en revient au rôle des États, les droits humains ne devraient pas dépendre de volonté individuelle ou de la majorité, ou encore, de la possibilité d’y croire ou pas. Dans le même sens, les droits à l’égalité, à la dignité et à la sécurité des personnes trans et non binaires ne sont pas une question de croyance ou de choix individuel ou parental. Le Canada et le Québec ont des obligations en ce sens par leur ratification des instruments comme la DUDH et la CRDE.

Il faut admettre qu’il reste encore du pain sur la planche pour éduquer tout un chacun aux questions de genre et que la cadence sur ce plan doit s’accélérer. Les discussions peuvent être un moment intéressant d’apprentissage collectif, notamment sur l’universalité, l’indivisibilité et l’interdépendance des droits. Comme dans bien des cas, l’actualité nous offre une occasion de dialogues, mais cela doit se faire sans compromettre les droits et la dignité des personnes concernées.

Les droits ont beaucoup évolué depuis 1948, année de l’adoption de la DUDH, et ils sont appelés à poursuivre leur évolution. Il est plus nécessaire que jamais de contrer ces phénomènes de banalisation et d’instrumentalisation des droits humains pour poursuivre notre route collectivement vers une société respectueuse des droits et explicitement opposée aux discours transphobes et autres formes d’exclusion sociale et de discrimination.


[1] Ligue des droits et libertés, Déclaration, La Ligue des droits et libertés préoccupée par la montée de la transphobie, 21 septembre 2023. En ligne : https://liguedesdroits.ca/la-ligue-des-droits-et-libertes-preoccupee-par-la-montee-de-la-transphobie/