Contrer la gentrification environnementale

La protection de l’environnement et le respect du droit au logement, en particulier pour les personnes marginalisées et défavorisées, doivent s’arrimer avec des projets environnementaux qui s’adressent à la population locale. De New-York à Montréal, la gentrification environnementale mine le droit au logement de ces populations.

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Lysiane Roch, responsable des communications et soutien à l’analyse et à la recherche, Ligue des droits et libertés

 

En se promenant dans le quartier de Chelsea, à New York, on peut découvrir le High Line, parc linéaire urbain suspendu aménagé sur le site d’une ancienne friche industrielle revitalisée. Parfois nommé « le plus long toit vert du monde », ce parc qui a vu le jour en 2009 aurait plusieurs avantages d’un point de vue écologique en plus de comporter un volet artistique et historique.

Projet qui peut sembler à première vue très inspirant, le High Line est devenu le catalyseur d’une des gentrifications les plus rapides de l’histoire de la ville. Les tours à condos de luxe se sont multipliées, la valeur des propriétés a explosé tout comme les prix des loyers, des commerces locaux ont dû fermer… le tout au détriment de nombreux résident-e-s qui habitaient et travaillaient dans le quartier depuis des décennies[1].

Le cas du High Line est loin d’être isolé, comme en témoignent les études sur la gentrification environnementale. Il n’y a pas que les espaces verts qui peuvent contribuer à la gentrification, mais aussi la décontamination de cours d’eau, les marchés fermiers, l’agriculture urbaine, etc. [2]

Faudrait-il alors abandonner toute volonté d’améliorer l’aménagement urbain dans une perspective écologiste? Cette option n’est pas justifiable, ni face aux problèmes environnementaux globaux tels que les changements climatiques, ni devant la nécessité d’améliorer la qualité de vie et la santé des communautés. Comment alors arrimer protection de l’environnement et respect du droit au logement, en particulier pour les personnes marginalisées et défavorisées? Cette question nous semble particulièrement pertinente dans le contexte montréalais où foisonnent présentement les projets ayant une composante écologiste, dont celui de la ligne rose. Pour creuser la réflexion sur ces enjeux, nous avons rencontré Hélène Bélanger, professeure à l’UQAM, Patricia Viannay, organisatrice communautaire au POPIR-Comité Logement, et Marie-Ève Lemire, organisatrice communautaire au Comité logement Montréal-Nord.

Améliorer l’environnement pour qui? Pour quoi?

Hélène Bélanger s’intéresse depuis plusieurs années à la gentrification. Elle nous explique que même lorsque la revitalisation se veut inclusive, elle peut favoriser, voire provoquer le processus de gentrification. En effet, lorsqu’on améliore l’environnement physique, celui-ci devient désirable, et les personnes qui ont plus de moyens vont vouloir en profiter, surtout si les coûts sont relativement abordables. Il s’en suit une augmentation plus générale des valeurs foncières, qui se répercute sur les coûts de location. Cela peut faire en sorte que des locataires n’aient plus les moyens de rester dans leur logement. Dans le cas de la gentrification environnementale, le processus est à peu près le même, mais moins documenté.

Les projets majeurs comme le High Line s’inscrivent dans une tendance qu’Hélène Bélanger nomme la « spectacularisation des espaces » : on thématise les espaces pour les rendre attractifs. Plusieurs de ces projets sont pensés dès le départ comme outil de création de richesse foncière. Le plus souvent ces projets ne visent pas la population locale. Même à plus petite échelle, ces projets peuvent avoir des effets similaires.

Patricia Viannay a observé un tel phénomène dans l’arrondissement du Sud-Ouest. Elle donne d’abord l’exemple du Woonerf, le projet-phare de l’administration Dorais. Ce projet visait à transformer une ruelle détériorée en « 7 000 mètres carrés de verdure, une centaine d’arbres, 1 800 arbustes et 3 000 mètres carrés de poussière de pierre stabilisée[3]». Le POPIR-Comité Logement a documenté les changements qui ont suivi la réalisation de ce projet. Alors qu’avant, la presque totalité des unités de cette rue étaient locatives et qu’elle comptait parmi les logements les moins chers du quartier, le tiers des duplex ont été convertis en maisons unifamiliales ou en condos. Un grand nombre y sont habités par des résident-e-s arrivé-e-s depuis moins de cinq ans. La gentrification dans le quartier a aussi un effet sur les coûts des loyers commerciaux, et donc du prix des aliments.

L’arrondissement du Sud-Ouest a depuis annoncé un nouveau projet fédérateur, le Pôle Gadbois. Patricia Viannay explique que suite aux mobilisations des groupes en lien avec la réfection de l’échangeur Turcot, la ville et Ministère des Transports du Québec ont dégagé une somme de 42 millions de dollars pour mitiger les impacts négatifs du nouvel échangeur. L’arrondissement prévoit utiliser cette somme pour développer un pôle récréotouristique, requalifié de pôle vert et actif suite à l’indignation des groupes. Non seulement Patricia Viannay considère que ce projet est loin d’être une priorité dans ce quartier aux prises avec des besoins criants en matière de logement et d’alimentation, mais elle déplore qu’ultimement, ce n’est pas la population locale qui en bénéficiera. En effet, le projet vise les 1,5 millions de personnes qui passent sur la piste cyclable à proximité du site. De plus, ce projet risque lui aussi d’accroitre la gentrification. Ainsi, après avoir enduré pendant des années les travaux sur l’échangeur Turcot, une partie de la population locale risque de devoir quitter le quartier juste au moment où la qualité de vie s’y améliore… et déménager à Ville St-Pierre, où est prévu le prochain gros chantier d’échangeur.

Gentrification et développement du transport en commun

Le développement du transport en commun est une autre mesure environnementale et sociale qui peut entrainer des effets pervers sur l’accès au logement abordable. Hélène Bélanger explique que les transports en commun peuvent devenir un aimant du développement de la spéculation foncière si les municipalités ne font pas attention. Des études montrent d’ailleurs un lien probable entre la gentrification et les TOD (principe d’aménagement orienté vers le transport collectif)[4].

À Montréal, un des arrondissements les plus mal desservis en matière de transport en commun est celui de Montréal-Nord, qui s’avère par ailleurs être un des derniers bastions ayant été épargné par la gentrification. Avec le projet de ligne rose, une nouvelle ligne de métro relierait directement Montréal-Nord au Centre-ville. Quels pourraient être les effets d’une telle offre de transport sur les prix des loyers à Montréal-Nord, un des arrondissements les plus défavorisés de Montréal? Nous avons posé la question à Marie-Ève Lemire. En tant qu’organisatrice communautaire au Comité logement Montréal-Nord, elle constate que le phénomène de gentrification menace effectivement l’arrondissement, mais que le développement du transport en commun n’en est pas la principale raison. Ses craintes portent plus particulièrement[5] sur le développement du terrain Albert-Hudon. Sur cet immense terrain situé à proximité du secteur le plus défavorisé de l’arrondissement, un promoteur envisage de construire 2 000 unités d’habitations et projette même le développement d’un centre nautique, d’un spa et d’un centre de congrès.

Marie-Ève Lemire explique que ce projet, encore au stade préliminaire, était envisagé bien avant l’annonce du projet la ligne rose, et que le problème de gentrification risque de se poser, avec ou sans développement du transport en commun. Toutefois, comme le terrain est situé tout près de la dernière station de métro projetée, une éventuelle ligne rose pourrait accélérer le processus de gentrification de cette partie de l’arrondissement. Ce serait aussi le cas pour d’autres projets de transport en commun, tel que le service rapide par bus sur le boulevard Pie-IX. L’arrondissement est d’ailleurs un fervent promoteur des TOD.

Améliorer l’environnement tout en protégeant le droit au logement, est-ce possible?

S’opposer à des grands projets environnementaux n’est pas facile, comme le rapporte Patricia Vianney. Lorsque la table de quartier (Solidarité St-Henri) a remis en question le Woonerf et dénoncé ses impacts sur le secteur, on leur a répondu « Comment pouvez-vous être contre? Regardez comme c’est beau ». Pour Hélène Bélanger, cette difficulté s’explique par le discours utilisé pour défendre ces projets; un discours qui fait consensus et passe sous silence le problème d’injustice que ces projets peuvent créer indirectement.

Or, les organismes qui défendent le droit au logement ne sont pas contre les mesures visant à protéger l’environnement et à améliorer la qualité de vie, bien au contraire. Mais ils souhaitent que l’aménagement urbain soit pensé pour et avec la population locale, ce qui n’est pas le cas présentement. Patricia Viannay rappelle aussi que le logement et l’alimentation devraient faire partie des priorités lorsqu’on parle de qualité de vie. Le POPIR, comme le comité logement Montréal-Nord, demandent à leur arrondissement respectif une véritable participation des groupes communautaires et de la population dans l’aménagement urbain, afin que les projets viennent d’eux et de leurs besoins.

Hélène Bélanger a elle aussi abordé l’importance de la participation. Elle explique que pour arriver à une revitalisation consciencieuse et inclusive, il est préconisé de prévoir des projets plus petits, un processus plus graduel et la participation des résident-e-s (par exemple un projet de ruelles vertes conçu par les résident-e-s). La professeure craint néanmoins que de telles mesures ne permettent que de ralentir le processus de gentrification, et qu’à long terme les effets soient similaires. À son avis, au cœur même du problème de la gentrification environnementale se trouve la question du financement des municipalités[6]. Patricia Viannay et Marie-Ève Lemire proposent elles aussi toutes deux de diversifier les revenus des municipalités, qui comptent présentement beaucoup sur l’augmentation des revenus fonciers, y compris pour le financement des projets comme le développement de pistes cyclables.

Si le financement des municipalités semble une avenue incontournable à considérer pour arrimer protection de l’environnement et droit au logement, celles d’un véritable contrôle des prix des loyers et du développement du logement social le sont tout autant. Pour Patricia Viannay, les gouvernements – quel que soit le palier – doivent absolument acheter des terrains et des unités pour les sortir du marché privé et les destiner à des fins non lucratives[7]. Elle rappelle que la Société d’habitation et de développement de Montréal a déjà joué un tel rôle, avant de prendre une orientation de création de richesse. Marie-Ève Lemire croit elle aussi que le logement social fait partie des solutions. Elle suggère non seulement la construction de nouveaux logements sociaux à Montréal-Nord, mais aussi l’exemption de taxes pour ceux-ci. L’arrondissement pourrait tirer des leçons de ce qui s’est passé ailleurs et acheter des terrains et des unités tandis que les prix sont encore bas, plutôt que d’attendre que Montréal-Nord se gentrifie à son tour.

Conclusion

Les projets qui se veulent ou qui se prétendent écologistes sont trop souvent pensés sans les communautés locales. Contrairement à ce que prétendent les discours officiels, plusieurs de ces projets n’ont pas pour premier objectif d’améliorer la qualité de vie de la population, mais plutôt de favoriser le développement économique. Il n’est donc guère surprenant que la population, en particulier les personnes les plus défavorisées et marginalisées, ne bénéficient pas de ces projets et qu’elles soient contraintes de déménager.

Pourtant, même lorsque les projets viennent de la communauté, la gentrification demeure un risque. Cela peut donner à première vue l’impression d’un paradoxe insoluble, mais ces entrevues démontrent plutôt la nécessité d’unifier les luttes. En effet, les perspectives proposées pour contrer la gentrification environnementale ne sont pas nouvelles : ce sont les mêmes que celles qui sont portées depuis des années par les groupes qui luttent pour le droit au logement. Cela démontre comment l’amélioration véritable de l’environnement et de la qualité de vie des communautés ne sera possible que si nous menons aussi, de front, la lutte politique pour le droit au logement.

[1] https://www.nytimes.com/2012/08/22/opinion/in-the-shadows-of-the-high-line.html

[2] Voir : Winifred Curran et Trina Hamilton, 2018. Just green enough: urban development and environmenal gentrification. New York: Routledge, 247 p.

[3]http://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=7757,100311674&_dad=portal&_schema=PORTAL

[4] Voir : Michael Duncan, 2011. “The Impact of Transit-oriented Development on Housing Prices in San Diego, CA”, Urban Studies, vol. 48, no. 1.

[5] Elle note que Montréal-Nord commence aussi à faire face à une hausse de la demande en raison entre autres de la gentrification d’autres arrondissements.

[6] Sur cette question, voir aussi l’article sur la financiarisation à la p. 29.

[7] Il peut aussi s’agir de terrains publics que les villes décident de conserver. Hélène Bélanger porte à notre attention l’exemple du terrain d’un aéroport à Berlin que la ville a décidé de ne pas vendre, un cas à suivre de près selon la chercheure.

 

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