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Anne Latendresse, professeure
Département de géographie, UQAM
Aujourd’hui, plus de la moitié des habitant-e-s de la planète vit dans les villes. L’urbanisation se poursuit et on prévoit qu’en 2050, huit habitant-e-s sur dix se trouveront dans les villes[1]. Pour Anna Tibaijuko, directrice adjointe du Programme des Nations unies pour les établissements humains (ONU-Habitat), il ne fait aucun doute que l’espèce humaine est désormais celle de l’homo urbanus (citée dans Latendresse et Masse, 2008).
L’urbanisation, plus qu’une simple question de transition démographique, peut se comprendre comme un processus de transformation lié à l’économie, mais aussi à des facteurs politiques, sociaux, culturels et environnementaux. Dans les pays occidentaux, l’industrialisation a joué un rôle majeur comme facteur d’urbanisation du XXe siècle, dans une période où les États investissaient de façon importante dans les infrastructures nécessaires au développement urbain : électricité, réseaux autoroutiers et transport en commun, équipements sanitaires, aqueduc et également habitation. Aujourd’hui, l’urbanisation se déroule essentiellement dans les pays du Sud global, en particulier ceux de l’Afrique et de l’Asie, dans une période fort différente de celle dans laquelle les pays industrialisés se sont urbanisés.
L’urbanisation du 21e siècle : vers la bidonvilisation du Sud global?
Dans une bonne majorité des pays en développement, la déstructuration du milieu rural, du fait de la mondialisation économique, de l’imposition de l’agrobusiness ou de phénomènes liés aux changements climatiques, à la crise écologique ou encore à des conflits armés, pousse les habitant-e-s ruraux vers les zones urbaines. Même si certaines régions de Chine ou d’Inde ont su tirer profit de la mondialisation, se positionnant dans certains secteurs économiques clés, la très grande majorité des villes du Sud ont peu d’emplois à offrir. Il y a donc des millions de personnes à travers le monde à occuper des emplois sous-payés ou à avoir des revenus sur une base irrégulière dans le secteur informel de l’économie où la loi du plus fort et les règles de l’arbitraire règnent. Outre le chômage, cette nouvelle population urbaine est confrontée à l’insuffisance de logements abordables.
Dans de nombreuses villes des pays en développement, ces migrant-e-s ne trouvent pas où loger, d’où des solutions de débrouille et d’irrégularité. Il existe donc une diversité de types d’habitation : la subdivision de grandes maisons coloniales en plusieurs unités d’habitation, comme on le voit dans certains pays d’Amérique du Sud ou des Caraïbes, la cohabitation sous un même toit de plusieurs ménages qui se partagent les équipements sanitaires , la réutilisation de maisonnettes autrefois habitées par les jardinier-ère-s et les travailleuses domestiques dans les arrière-cours de villas, comme on en trouve encore en Afrique du Sud, ou encore des petites cabanes construites sur le toit des immeubles, comme il en existe au Caire. À São Paulo, nombreux sont les propriétaires qui, espérant éventuellement tirer profit de la spéculation, préfèrent laisser leurs appartements vides plutôt que de les louer à prix abordable. Face à cela, des organisations de sans-toit organisent des occupations d’appartements vacants. Enfin, on retrouve également l’érection spontanée de campements sur des terrains vacants aux abords des villes-centres ou encore dans les interstices de la ville formelle. Dans certains pays les plus pauvres de la planète, entre 50 % et 70 % de la population urbaine vit désormais dans des sites non planifiés par la municipalité.
Plus connus sous le nom de slums, favelas, barrios ou bidonvilles, ces territoires de non-droits sont le plus souvent dépourvus d’électricité, d’eau courante, d’équipements sanitaires et sont rarement connectés à la ville formelle par le réseau routier ou par une offre de transport collectif. On y retrouve au mieux des maisons auto-construites en dur qui ont parfois deux ou trois étages, ou au pire de minuscules cabanes érigées à partir de divers matériaux trouvés aux abords du chemin. Par ailleurs, ces bidonvilles sont très souvent construits soit sur des terrains contaminés situés près des chemins de fer ou des zones industrielles, soit encore dans des zones inondables ou à risques d’éboulement. Bref, les inégalités en matière d’habitation vont très souvent de pair avec des inégalités écologiques.
Pour la Rapporteure spéciale sur l’habitat adéquat du Conseil des droits humains des Nations unies, il ne fait pas de doute que cette situation est aggravée par la transformation de l’économie mondiale et la financiarisation. Dans les métropoles qui ont adopté un urbanisme néolibéral qui vise d’abord et avant tout à attirer les investisseur-e-s, les promotrices et promoteur et les touristes étrangers, le logement est d’abord pensé comme une façon de faire de l’argent. La construction sans fin de tours de condominiums qui se fait au détriment de quartiers populaires contribue à chasser de façon accélérée et légale les ménages pauvres du centre des villes.
Même si les enjeux d’habitation sont discutés année après année lors de grands forums internationaux, cette crise perdure et les inégalités s’aggravent. Dans certains pays comme le Brésil où les gouvernements successifs n’ont pas suffisamment investi dans la construction d’habitations publiques, la croissance démographique des favelas engendre une densification et parfois un étalement de ces sites irréguliers, faisant en sorte que les favelas érigées à proximité les unes des autres, se rejoignent spatialement pour former une « ville » de bidonvilles habitée par des centaines de milliers de personnes.
L’absence de conditions décentes de logement entraîne de multiples problèmes. En premier lieu, les questions de sécurité ou plutôt d’insécurité. L’insécurité physique et psychologique se traduit le plus souvent par diverses formes de violence et de harcèlement sexuel à l’égard des femmes et des enfants. Les adolescents ou les jeunes hommes, quant à eux, sont parfois soumis aux pressions de bandes criminelles ou de narcotrafiquants qui les recrutent ou veulent imposer leurs lois. Plutôt que d’être associé à un lieu qui offre protection et sécurité, le logement génère ainsi des peurs et du stress. De plus, les logements auto-construits et les taudis ne répondent pas aux normes de sécurité publique et de salubrité. À cela s’ajoute l’insuffisance d’infrastructures collectives comme les équipements sanitaires et l’absence d’écoles, de cliniques de santé et de transport. Bref, l’enjeu du logement doit être saisi dans son sens le plus large et comprend les conditions et le cadre de vie dans lesquels des millions de personnes à travers le monde vivent.
Pour Gustave Massiah, chercheur et co-fondateur de l’Association internationale des techniciens, experts et chercheurs (AITEC) : « Cette situation est le résultat de la marchandisation des filières populaires d’accès au sol et au logement. Pauvreté, précarité, sous-équipement et irrégularité foncière ont été renforcés par les programmes d’ajustement structurel. La réalisation des opérations de régularisation suppose une redéfinition et une clarification du rôle de l’État et des organismes publics, le renforcement institutionnel des municipalités et des communautés de base. »
Face à cette situation, une diversité d’organisations communautaires, de mouvements urbains et d’organisations féministes ou de lutte contre la pauvreté se mobilisent autour du droit au logement ou du droit à la Ville. Parmi leurs revendications, l’idée de l’accès au logement pour les plus pauvres fait consensus. Mais, au-delà des déclarations d’intention et des discours, comment y parvenir concrètement? Pour de nombreux chercheur-e-s comme Massiah, cela nécessite un réinvestissement majeur des États. D’autres intervenant-e-s mettent de l’avant l’idée que les grande promotrices et promoteurs immobiliers doivent être mis à contribution. L’une des principales critiques à l’égard de cette stratégie fait valoir que ces promotrices et promoteurs sont invités à respecter ce principe sur une base strictement volontaire et non coercitive.
Enfin, à l’échelle internationale, des actrices et acteurs politiques et économiques, des ONGs et des mouvements sociaux se rencontrent régulièrement dans des forums pour s’entendre sur des grands principes et des stratégies autour du droit au logement. Après la Troisième conférence des Nations Unies sur le logement et le développement durable (appelée Habitat III) tenue en Équateur en 2016, les actrices et acteurs présents adoptaient un Nouvel Agenda urbain qui comprend notamment : « un appel à l’égalité des chances; à l’élimination des discriminations; à des villes plus propres; au renforcement de la résilience et à la réduction des émissions de carbone; au plein respect des droits des migrants et des réfugiés, quel que soit leur statut; à l’amélioration de la connectivité et à la promotion d’espaces publics verts, sûrs et accessibles ». En fait, cet agenda vise à créer un modèle de développement urbain durable favorisant un nouveau modèle de ville. Parmi ses objectifs, apparaît celui de : Développer une stratégie sur le logement, outil d’intégration sociale et de mixité, mentionnant notamment la politique nationale et locale, l’offre diversifiée, la gestion foncière et la mise en place d’outils de financement du logement.
Malgré cette reconnaissance du rôle crucial du logement dans l’avancement des droits sociaux et économiques et dans l’avènement de villes durables, et au-delà des agendas et déclarations à l’échelle internationale, le logement demeure l’une des plus grandes préoccupations quotidiennes de milliards de personnes dans le monde.
[1] Manifeste pour la ville : L’avenir urbain que nous voulons.