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Droits et libertés, automne 2023 / hiver 2024
Des tiers-lieux engagés à créer un avenir différent?
Pascale Félizat, bibliothécaire et observatrice des mouvements écocitoyens
À la question « Avec le temps limité que nous avons désormais, où mettez-vous le plus d’espoir de changement, dans le milieu de l’éducation formelle ou informelle ? », deux jeunes québécois répondaient récemment que transformer à partir de l’éducation informelle leur semblait plus facile. Une autre étudiante précisait : « L’école peut apprendre les principes de base pour comprendre le monde mais elle n’apprendra pas à s’activer pour changer le monde ». Ces échanges se sont déroulés durant la table ronde Enjeux éducatifs de la mouvance jeunesse et étudiante pour la justice socio-écologique organisée par le Centr’ERE de l’UQAM en octobre 2023.
Aujourd’hui, il n’est plus vraiment nécessaire d’expliquer pourquoi un changement sociétal profond est nécessaire. Tout le monde le sait et le vit. Trouverons-nous le chemin de cette métamorphose sociétale, qui exige, selon le philosophe Aurélien Barrau, « que nous redessinions l’ossature du réel1 »? À la lumière de ce que nous avons observé au cœur de Montréal, une voie semble possible. Elle associe trois groupes d’acteurs : tiers-lieux, groupes citoyens engagés et concepteurs et conceptrices d’activités permettant la reconnexion au milieu de vie et au pouvoir d’agir.
Une éducation en évolution
De plus en plus documentés par la recherche, les apprentissages via la mobilisation citoyenne sont nombreux : exercice de la démocratie, politique, enjeux socio-écologiques, impact de l’extractivisme, existence de différentes sortes de rapports au monde, autres revendications (autochtones, décoloniale, antiraciste, féministe, pour la diversité de genre, etc.). S’y ajoutent des apprentissages d’ordre plus instrumental : communication, prise de parole, rédaction, évaluation, mobilisation, travail en équipe, gestion des tensions internes, innovation… Avec l’engagement citoyen, on fait aussi et surtout l’expérience d’une sorte de foi, celle qui pousse à continuer à affronter ces crises d’une gravité sans précédent. C’est l’espoir dont parle Vaclav Havel : la certitude que quelque chose fait sens quelle que soit l’issue finale.
À cette même table ronde organisée par le Centr’ERE, une militante indiquait qu’elle aimerait que ces trois aspects particuliers de l’éducation retrouvent toute leur place : la responsabilité partagée de l’éducation « Pourquoi avons-nous arrêté de vouloir aussi éduquer l’enfant de la voisine ? » ; le savoir expérientiel : toutes les activités d’apprentissage basées sur l’observation, l’expérimentation dans son propre territoire, avec tous ses sens, dans l’émerveillement et la curiosité ; la capacité à continuer à se questionner sans cesse pour mieux construire le monde de demain y compris en se demandant « Qu’ai-je fait moimême pour contribuer à ce dont je me plains ou que je veux changer ? ».
Ces trois modalités éducatives sont présentes au sein des collectifs citoyens et des tiers-lieux qui fleurissent ces dernières années dans les quartiers centraux de Montréal. On y renoue avec une certaine curiosité pour son milieu de vie, établissant de nouvelles relations avec celui-ci. On y exerce aussi un pouvoir d’agir, limité mais réel, tout en s’adaptant en continu aux nombreux imprévus qui ne manquent pas de se présenter.
Vivre et apprécier sa codépendance, en même temps que l’exercice de son pouvoir d’agir tout en acceptant la prise de risques : il s’agit donc d’expérimenter un mode de relation au monde bien différent de celui privilégié par nos sociétés modernes centrées sur l’individualisme, le prêt à consommer et la recherche d’une sécurité maximale.
Ces tendances observées au cœur de Montréal vont dans le sens de bien de nos textes fondateurs en éducation y compris l’article 13 du Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels ratifié par le Canada et le Québec : « [l’] éducation doit mettre toute personne en mesure de jouer un rôle utile dans une société libre2 ».
Avec l’engagement citoyen, on fait aussi et surtout l’expérience d’une sorte de foi, celle qui pousse à continuer à affronter ces crises d’une gravité sans précédent.
Des collectifs à connaître
Ces collectifs sont militants (Mères au front, Collectif Antigone…) ou non (Mémoires de Petite-Patrie). Ils sont parfois engagés dans la défense d’un commun menacé (Mobilisation 6600 Parc Nature MHM, À nous la Malting…). Ils sont parfois rassemblés sous la bannière d’une intention rassembleuse (Prenons la Ville) ou d’un manifeste (Gardiens et gardiennes du vivant). Ils sont centrés autour d’un quartier ou d’un territoire donné (Petite Famiglia, Petite Plaza ! À nous le Plateau, Angus s’amuse, Effervescence citoyenne…) ou d’une activité particulière (Super Boat people, Les fruits défendus, Cyclistes solidaires…).
Le terme tiers-lieu, traduit de l’anglais The Third Place, a été introduit en 1989 par le sociologue Ray Oldenburg dans son ouvrage The Great Good Place. Il fait référence aux environnements sociaux qui ne sont ni la maison ni le travail ou l’école. Un tiers-lieu ne se décrète pas mais se constate par la coexistence de plusieurs critères dont le caractère vivant, la capacité à générer de nouveaux liens d’amitié, l’absence de barrières à l’accès des lieux, le caractère fédérateur ou niveleur des conditions et croyances politiques, religieuses ou autres. L’adoption de ce lieu par une communauté distincte qui y imprime sa marque et invite les nouveaux venus à y participer librement est indispensable. Les tiers-lieux se déclinent en plusieurs formes et peuvent être aussi des lieux d’innovation et de faire-ensemble sous leurs formes laboratoires de création (makerspace, medialab, laboratoire de fabrication numérique, living lab, ruche d’art…). |
L’adoption de ce lieu par une communauté distincte qui y imprime sa marque et invite les nouveaux venus à y participer librement est indispensable. Les tiers-lieux se déclinent en plusieurs formes et peuvent être aussi des lieux d’innovation et de faire-ensemble sous leurs formes laboratoires de création (makerspace, medialab, laboratoire de fabrication numérique, living lab, ruche d’art…).
Ils explorent, par l’expérientiel, à leur rythme, de nombreuses zones relationnelles encore à découvrir ou redécouvrir (relations avec ses racines identitaires perdues, relations de solidarité monde urbain-monde rural, exploration d’une économie autre que financière…). Ils imaginent de nouvelles façons de mettre à profit ce qu’ils ont à portée de main.
De cet engagement militant, source d’éducation informelle et de déconstruction d’une bonne part de ce qu’on a appris à l’école, naissent de multiples projets collectifs eux-mêmes véhicules d’éducation non formelle. Ces projets rejoignent et parfois se confondent avec un bataillon d’activités éducatives proposées dans le cadre de l’innovation sociale ou par des organismes spécialisés en éducation relative à l’environnement. On a, d’une part, d’innombrables comités de ruelles vertes ou un collectif comme Promenade arboricole collective3 et, de l’autre, une offre d’initiatives éducatives connexes pour favoriser la diversité de nos espaces verts (Polliflora, Nouveaux voisins…) ou pour en (re)découvrir les usages possibles (Îlots Ethnobotaniques, Growing arc…).
Dans leurs parcours, les membres de ces collectifs peuvent compter sur l’appui d’acteurs qui proposent de faciliter leurs apprentissages et réseautage : le Hub, Projet collectif, Solon, Transition en Commun, Réseau demain le Québec, pour n’en citer que quelques-uns. Plusieurs centres de recherche et associations viennent également les appuyer, au niveau local ou international.
Toutefois, en dépit de ces appuis, et même bien documentés par les médias, ces collectifs et activités transformatrices ne semblent pas suffisamment visibles du reste de la population pour opérer un réel changement de paradigme sociétal.
Les tiers-lieux
Les tiers-lieux pourraient-ils leur servir de caisse de résonnance ? À Montréal, on observe en effet parallèlement un renouveau de ces tiers-lieux : lieux d’un nouveau genre comme Brique par Brique, L’Espace des possibles Petite Patrie, Lespacemaker ; lieux d’éducation alternative ouverts sur la communauté (Fabrique familiale la Cabane) ; lieux d’éducation populaire (Ateliers d’éducation populaire du Plateau ; lieux communautaires (Chez Émilie, La Place) et autres centres sociaux (L’Achoppe)… Tous ces lieux présents au cœur de Montréal se positionnent de plus en plus clairement comme transformationnels. Depuis une quinzaine d’années, les bibliothèques aussi se réclament mondialement du concept de tierslieux et soulignent leur rôle en éducation relative à l’environnement.
Véritable « infrastructure liquide qui hybride social, culturel et économique », l‘ensemble de ces lieux quadrillent le territoire dans une belle diversité décrite par la littérature4. Ils ont des armes spécifiques pour conforter les transformations socio-environnementales en cours: ressources partagées (documents mais aussi outils, grainothèques, accès à des experts), programmation régulière d’activités et de services (ateliers de réparation par exemple), formations à la maîtrise des technologies mais aussi « pédagogie du lieu ». Ce dernier volet est particulièrement fécond5 6.
Fait intéressant, ces tiers-lieux hébergent régulièrement des artistes (comme la Ruche d’Art Yéléma présente depuis plusieurs années à la bibliothèque Marc Favreau) qui invitent leurs membres à sortir de la pensée rationnelle et à explorer de nouvelles pratiques.
Aujourd’hui, toutefois, ces tiers-lieux et les prestataires d’activités éducatives non formelles du cœur de Montréal ne semblent pas se percevoir encore comme un même écosystème d’éducation non formelle. En réponse à ce constat, une poignée de citoyennes visent maintenant à leur proposer des micro-projets pour leur donner des occasions de travailler ensemble autour d’enjeux socio-environnementaux propres à leur territoire : faciliter l’accès de tous les Montréalaises au plein air en ajoutant, conjointement, des informations utiles à une carte de prêt d’accès Sépaq proposée par la BAnQ ; augmenter le pouvoir d’agir citoyen sur la question du logement en abritant des séances d’un jeu cocréé localement par les citoyens eux-mêmes ; contribuer à un répertoire conjoint des modalités de soutien aux projets citoyens pour l’activité Soupe locale, un exercice de démocratie participative qui vise à propulser des initiatives locales.
Ces micro-projets sont autant de tentatives de tester, par l’expérimentation, la capacité collective des tiers-lieux à soutenir réelle ment et de façon plus constante et organisée les forces régénératrices portées par ces collectifs écocitoyens. À suivre!
- Conférence d’Aurélien Barrau, Rencontres internationales de Genève, Catastrophe écologique : état du monde et perspectives, 26 septembre 2023. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=a5RQYI89plY
- Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 3 janvier 1976.
En ligne : https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/international-covenant-economic-social-and-cultural-rights - Les membres de Promenade arboricole collective explorent des moyens de se relier autrement aux arbres Ce collectif a été mis en place à l’initiative de la fondatrice de l’OBNL Cœur d’Épinette.
- Voir Pascal Desfarges, Processus des tiers-lieux des infrastructures civiques de résilience, 2020. En ligne : https://www.banquedesterritoires.fr/sites/default/files/2020-09/ARTICLE-TIERS-LIEU-DEFINITIF.pdf
- Le bibliothécaire David Lankes, dans son ouvrage Expect More, demanding better libraries for today’s complex world, incite les citoyens à réclamer davantage à leurs bibliothèques. En ligne : https://davidlankes.org/new-librarianship/expect-more-demanding-better-libraries-for-todays-complex-world/
- À sa suite, les bibliothèques parlent de leur lieu d’accueil comme un possible « symbole des aspirations de la communauté » mais bien d’autres aspects seraient à examiner pour davantage d’impact Voir par exemple : Pascale Félizat, Convialité/Convivialisme, 2022.En ligne : https://praxis.encommun.io/n/F4ZV1PMTKXLBPgOKtIh435qcWUc/