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Louis Gaudreau, Université du Québec à Montréal
Marc-André Houle, Collège de Maisonneuve
Hélène Bélanger, Université du Québec à Montréal
Ted Rutland, Université Concordia
Les auteur-e-s sont membres du Collectif de Recherche et d’ACtion sur l’Habitat (CRACH)
Le marché canadien de l’habitation connaît depuis plusieurs années une forte période de croissance, et on craint maintenant les risques qu’elle pourrait faire porter à l’économie du pays. On s’inquiète notamment de la hausse généralisée du prix des propriétés qui, dans certaines villes comme Vancouver et Toronto, atteint des niveaux stratosphériques. On se préoccupe également de la construction excessive dans plusieurs grands centres et de l’attrait grandissant que représente le marché canadien de l’habitation pour l’investissement étranger. Les villes du Québec ne sont pas en reste, particulièrement Montréal où, bien qu’à des degrés moindres, l’ensemble de ces indicateurs sont également en hausse. Dans des quartiers de la ville, les projets immobiliers se multiplient, surtout ceux faisant place à la construction de condominiums qui s’insèrent et s’étendent dans la trame résidentielle traditionnellement locative de ces secteurs. Les propriétaires d’habitation sont aussi plus nombreux à vendre leurs propriétés afin de profiter du contexte qui leur est actuellement favorable. L’intense activité immobilière et l’accélération de la « condoïsation » de la ville (par la construction neuve et la conversion de logements locatifs en condos) poussent les prix de l’habitation vers de nouveaux sommets. Elles se traduisent par la gentrification de nombreux quartiers centraux et une fragilisation du droit au logement.
La recrudescence de l’investissement et du développement résidentiels trouve l’une de ses principales explications (sans être la seule) dans le processus de financiarisation auquel est soumis le marché de l’habitation. La financiarisation renvoie au pouvoir dominant que la finance capitaliste a acquis au cours des récentes décennies (entre autres grâce aux politiques publiques de libéralisation financière), qui lui permet aujourd’hui d’exercer une influence croissante sur la production et la mise en marché du logement, donc sur ses conditions d’accès. Si le logement est depuis longtemps un objet de commerce et de profit, il est désormais, sous l’effet de ce processus, une source d’accumulation et de spéculation financières pour les banques et les fonds d’investissement qui interviennent massivement dans ce secteur d’activité. À Montréal, la dynamique de financiarisation est étroitement liée aux phénomènes de condoïsation et de gentrification dont nous parlions plus haut. Ces phénomènes ne sont certes pas nouveaux, mais depuis le début des années 2000, ils ont trouvé dans la financiarisation un support important.
La croissance du crédit hypothécaire
L’une des principales sources du nouveau pouvoir de la finance dans le domaine de l’habitation réside dans le marché hypothécaire, c’est-à-dire dans les prêts accordés par les institutions financières aux développeur-euse-s résidentiels et aux acheteur-euse-s potentiels. Les prêts hypothécaires jouent un rôle de premier plan dans le fonctionnement du marché du logement, puisqu’ils sont, règle générale, la condition préalable à toute construction et à tout achat d’habitation. Au cours des quinze dernières années, les investissements des banques dans les prêts hypothécaires ont considérablement augmenté. Elles y ont été encouragées par le gouvernement fédéral qui a créé à cette fin, en 1987 et en 2001, deux programmes de « titrisation hypothécaire »[1]. Entièrement administrées par la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), ces deux mesures permettent aux institutions financières de transformer leurs créances hypothécaires en titres financiers (de les « titriser ») et de les revendre à profit sur les marchés financiers. Comme les actions d’une entreprise, les prêts hypothécaires titrisés peuvent alors être échangés entre investisseur-euse-s et, à chaque fois, gagner en valeur. Les produits de la titrisation sont très prisés par les investisseur-euse-s puisqu’ils sont entièrement assurés par le gouvernement canadien. Ils ne comportent ainsi aucun risque (sauf pour l’État, bien entendu). Le grand intérêt des marchés financiers pour les titres hypothécaires (leur valeur s’élevait à 113,1 milliards de dollars en septembre 2017) a incité les banques à prêter davantage et à diriger vers les grands centres urbains du Canada des sommes importantes destinées à soutenir la construction et l’achat de propriétés. En stimulant l’activité immobilière, la demande financière pour les titres hypothécaires a de cette façon soutenu la croissance des prix de l’immobilier et la formation d’une masse de propriétaires endettés qui, pour rembourser le coût élevé de leur investissement dans le logement locatif, sont tentés d’augmenter leurs loyers, de pousser leurs locataires à faible revenu à déménager, de convertir leurs logements locatifs en copropriétés et, par conséquent, de nourrir la gentrification des quartiers montréalais.
Le condominium, également appelé copropriété divise parce qu’il garantit à tous les copropriétaires d’un immeuble des parts exclusives (divises) sur celui-ci, constitue un débouché particulièrement intéressant pour ces nouvelles pratiques financières. Contrairement au logement locatif, il comporte l’avantage de réunir en un même immeuble plusieurs propriétés distinctes, c’est-à-dire hypothécables et donc « titrisables ». Voyant d’un bon œil le développement de ce type d’habitation, les banques ont même développé de nouveaux produits financiers qui permettent, dans une certaine mesure, de contourner le moratoire sur les conversions en condos en vigueur à Montréal depuis le milieu des années 1970, qui est destiné à en protéger le parc de logements locatifs. Ces produits visent à faciliter l’achat d’immeubles en copropriété indivise, c’est-à-dire sans exclusivité sur une ou plusieurs fractions du bien. Les conditions d’accès à la copropriété indivise ont considérablement été assouplies par des modifications apportées au Code civil du Québec en 1993 et plusieurs banques ont saisi l’occasion pour offrir de nouveaux prêts hypothécaires qui, plutôt que d’être accordés conjointement à l’ensemble des copropriétaires (de manière indivise) comme c’était le cas jusqu’ici, le sont désormais à chaque copropriétaire individuellement. L’effet cumulé des changements dans la loi et dans les pratiques bancaires en matière de copropriété indivise a été d’éliminer presque entièrement la distinction claire qui existait entre ce mode de tenure et la copropriété divise (le condo). Ces changements ont donc permis de reproduire, dans l’indivision, la formule du condo là où son développement est pourtant soumis au moratoire montréalais.
L’essor des promotrices et promoteurs « grand format »
Un autre effet possible de la financiarisation dans le développement résidentiel pourrait bien être la transformation des promotrices et promoteurs immobiliers. En soi, ces promotrices et promoteurs ne sont pas juste des entrepreneur-e-s. Ce sont des entreprises dont la fonction est de coordonner l’ensemble du processus de production de l’habitation : acquisition du site, organisation du montage financier, conception du bâti, construction, supervision du projet, vente des logements… Certaines promotrices et promoteurs immobiliers sont aussi des entrepreneur-e-s de construction, d’autres sous-traitent certaines activités. Deux aspects ressortent des tendances actuelles.
Premièrement, si on retrouve encore dans l’industrie montréalaise de la promotion immobilière, de nombreuses entreprises de petite taille n’exerçant la fonction de promotrice et promoteur qu’à temps partiel (les entreprises de construction par exemple), la plupart des projets de forte et moyenne densité sont le fait d’un petit nombre de promotrices et promoteurs spécialisés et professionnels. La tendance à la concentration et à la professionnalisation du développement est suivie d’un deuxième changement. En effet, l’entreprise, souvent de type familial, qui réalise l’ensemble des fonctions et développe un projet à la fois, semble céder le pas à la grande entreprise qui emploie des salarié-e-s, qui sous-traite certaines fonctions (construction, surveillance de chantier) pour se concentrer sur certaines jugées plus stratégiques (prospection de terrain, montage financier, conception et design, mise en marché) et qui mène parfois plusieurs projets de front. Certaines se spécialisent de plus en plus dans la conception et la mise en marché du produit résidentiel personnalisé qu’est devenu le condominium.
Deuxièmement, ces entreprises démontrent des capacités de mobilisation d’un fort capital pour initier des projets de développement de condominiums d’envergure, par exemple les tours d’habitation au centre-ville. On observe que le montage financier pour ces gros projets résidentiels fait apparaitre un nouveau joueur : les fonds d’investissements financiers. Pensons ici au Fonds de solidarité de la FTQ, à Claridge, Ipso Facto, etc. Dans le contexte favorable que connait Montréal depuis le début des années 2000, le développement résidentiel est devenu une niche de rentabilité pour les fonds d’investissement, qui y ont engagé plusieurs centaines de millions de dollars. Il s’ensuit un nouveau réseau de collaboration entre ces fonds et les plus importantes promotrices et promoteurs immobiliers de Montréal. Ces nouvelles alliances ont d’ailleurs été à l’origine de plusieurs projets importants de condominiums réalisés au centre-ville et dans les quartiers de Montréal.
En somme, le développement résidentiel à forte dose « condominium » à Montréal impose un financement plus important, que les promotrices et promoteurs trouvent auprès de ces nouveaux acteurs financiers. Ces derniers cherchent en retour à s’associer à des entreprises qui, non seulement ont la capacité de faire du développement à grande échelle, mais aussi, pour assurer la rentabilité de ces grands projets, disposent d’une expertise plus fine dans la conception et la mise en marché de produits résidentiels. Cela peut expliquer l’évolution prise par les principaux opératrices et opérateurs de ce secteur.
Urbanisme fiscal et condoïsation
Les administrations municipales des grands centres participent indirectement à la financiarisation du marché de l’habitation, voire pratiquent un certain urbanisme fiscal. Les grands projets résidentiels de condos sont en général très bien accueillis par les actrices et acteurs municipaux, surtout lorsque la promotion de l’accès à la propriété se retrouve au cœur de leurs stratégies de rétention et d’attraction des ménages comme c’est le cas à Montréal. Dans les anciens quartiers ouvriers ou identifiés comme étant « dévitalisés », ils contribueraient par ailleurs à l’augmentation de la mixité socioéconomique, considérée comme une vertu en aménagement pour ses valeurs d’intégration sociale. Mais la mixité sociale provoquée par la construction de nouveaux ensembles résidentiels de condos, ou « programmée » à même les projets, est également décriée comme une tentative de régler par le spatial des problèmes liés à la pauvreté et de cacher des visées de gentrification des quartiers. Au-delà des discours, des intentions et des objectifs aménagistes et sociaux des différentes actrices et acteurs, il n’en demeure pas moins que les administrations municipales peuvent tirer profit de la condoïsation et de la gentrification, au-delà de l’amélioration de l’environnement physique des quartiers. Le développement résidentiel fortement axé sur le « condominium » auquel on assiste (et dans une bien moindre mesure la conversion en condo) contribue à l’augmentation générale des valeurs foncières donc des revenus de taxation des municipalités. Or, les municipalités canadiennes tirent une bonne part de leurs revenus des différentes taxes qu’elles perçoivent, parfois plus de la moitié, comme le souligne l’Observatoire de l’École nationale d’administration publique (ÉNAP). Au Québec, pour l’année 2013, la taxe foncière représentait à elle seule entre 80 et 85 % de la proportion du revenu de taxation des municipalités.
En somme, le contexte actuel fiscal et financier des municipalités favorise les grands projets immobiliers, la conversion ainsi que la revente rapide (à profit) et crée un climat favorable à la transformation du marché locatif privé. Les grands projets de construction résidentielle laissent peu de place au logement locatif privé traditionnel, sauf peut-être dans des segments particuliers tels que le logement avec services pour personnes âgées ou encore le logement social subventionné. C’est plutôt une nouvelle forme de tenure locative qui prend de plus en plus d’importance suite à la construction massive de condos et à leur achat par de petits investisseur-euse-s qui les louent. Au Canada, selon les dernières données de la SCHL (octobre 2017), c’est le cas de 27,5 % des condos. Dans le centre-ville de Montréal, un condo sur quatre est loué avec un loyer moyen supérieur de 50 % à celui du marché locatif privé traditionnel. Ces coûts sont inaccessibles pour une part grandissante de la population.
Tout bien considéré, dans cette dynamique de financiarisation, le logement semble se résumer aujourd’hui à une source de profits, non seulement pour les institutions financières, les fonds d’investissement, les promotrices et promoteurs immobiliers, mais également, dans une certaine mesure, pour certaines administrations municipales et de nombreux petits investisseur-euse-s. La financiarisation contribue radicalement à une polarisation spatiale et à une fragmentation du marché du logement, incluant le marché locatif qui, sans disparaître, se transforme. La financiarisation et ses répercussions fragilisent ainsi le droit au logement.
[1] Il s’agit plus précisément du programme des Titres hypothécaires, créé en 1987, et des Obligations hypothécaires du Canada (OHC) lancées en 2001. Depuis 2007, il en existe un troisième, les Programmes inscrits canadiens d’obligations sécurisées, qui n’a cependant pas connu la même popularité.