Retour à la table des matières
Droits et libertés, automne 2024 / hiver 2025
Du Bandung de 1955 à 2024 !
Les Suds du Nord parlent !
Safa Chebbi, Militante décoloniale
et initiatrice du Bandung du Nord à Montréal
Septembre dernier, Tiohtià:ke (Montréal) a accueilli la quatrième édition, et la première en Amérique du Nord, de la Conférence Bandung du Nord qui s’intitule Pour une Internationale décoloniale, les subalternes du Nord parlent.
Cette Conférence s’inscrit dans la continuité de l’esprit de Bandung de 1955, la première conférence intercontinentale réunissant des peuples non blancs dans l’histoire de l’humanité. À l’époque de la guerre froide, alors que le monde était polarisé entre les blocs soviétique et occidental, un groupe d’États du Sud nouvellement souverains s’est organisé politiquement pour accélérer le processus d’indépendance des États encore sous domination coloniale. C’est dans la modeste ville de Bandung, sur l’île indonésienne de Java, que cette première conférence internationale s’est tenue du 18 au 24 avril 1955.
« Il s’agit de la première conférence intercontinentale réunissant des peuples de couleur dans l’histoire de l’humanité ! […] Je reconnais que nous sommes rassemblés ici aujourd’hui, suite à des sacrifices. Sacrifices que nos aïeux ont faits, mais aussi les gens de notre propre génération et les jeunes générations. […] Leurs luttes et leurs sacrifices ont ouvert la voie à cette réunion des plus hauts représentants des nations indépendantes et souveraines de deux des plus grands continents de la planète. [..] Que les dirigeants des peuples d’Asie et d’Afrique puissent se réunir dans leurs propres pays pour discuter et débattre de questions d’intérêt commun marque un nouveau départ dans l’histoire du monde ! » C’est par ces mots que le président Sukarno a ouvert le Bandung.
Près de 70 ans après le moment historique de Bandung, les peuples non blancs du Nord global1 choisissent de renouer avec cette histoire de lutte. Ils s’engagent à raviver l’esprit de Bandung et à célébrer les principes énoncés par Zhou En Lai, Sukarno et Malcolm X, dans une démarche visant à poursuivre un combat pour la libération qui reste inachevé. Ces principes, tout autant pertinents pour le Sud global que pour le Nord global, affirment une vérité fondamentale : « Nous ne sommes pas des migrants sans visage qui avons voyagé du Sud vers le Nord. Nous sommes les représentants de cultures ancestrales d’Asie, du Moyen Orient, d’Afrique, d’Océanie et des Amériques. Nous avons une histoire fière de luttes contre le colonialisme et pour la dignité humaine. Nous avons produit de la connaissance, qui a été considérée comme arriérée par l’Occident et qui nous inspire aujourd’hui pour esquisser de nouvelles philosophies de la libération. Notre existence et notre identité dépassent largement les limites imposées par le colonialisme occidental ».
Malgré les avancées de ces luttes, cette logique coloniale persiste aujourd’hui encore. Les pays d’origine des peuples du Sud demeurent sous domination, tandis que l’accumulation de richesses continue de se faire exclusivement en faveur du Nord. Cette accumulation unidirectionnelle du pouvoir au Nord engendre un déplacement inévitable et forcé des populations du Sud vers le Nord, donnant lieu à une réalité sociale et démographique spécifique, caractérisée par des traitements inégalitaires découlant d’un racisme systémique qui se manifeste dans toutes les sphères de leur existence. Ces populations, issues du Sud, incarnent une diversité d’expériences historiques ; le génocide des peuples autochtones et la spoliation de leurs terres, l’esclavage transatlantique, d’autres formes de migrations forcées provoquées par les guerres néocoloniales, la pauvreté, et les inégalités accrues par le système capitaliste mondial. Ainsi, la nécessité d’un Bandung du Nord s’impose ; il s’agit de créer une force politique autonome au cœur même de l’Empire (le Nord global), à travers un projet d’Internationale décoloniale, dépassant les frontières de la nation et forgeant des alliances entre les mouvements décoloniaux d’Occident.
Dans cette optique, une première conférence du Bandung du Nord a été organisée en 2018 à Paris, rassemblant des militant-e-s emblématiques de ces luttes, tels qu’Angela Davis, Fred Hampton Jr. et Ramón Grosfoguel. Cet événement a marqué un moment clé pour initier les discussions sur l’idée d’une Internationale décoloniale, mettant en lumière les intérêts communs des peuples non blancs dans leur lutte contre l’héritage colonial. Par la suite, une deuxième conférence s’est tenue à Bruxelles en 2022, suivie d’une troisième à Barcelone en 2023, consolidant ainsi cette plateforme d’échanges et de résistances, et renforçant la solidarité entre les mouvements décoloniaux face aux injustices persistantes du colonialisme.
La conférence du Bandung de Tiohtià:ke en 2024 a suivi la même trajectoire en invitant des personnalités qui incarnent la lutte décoloniale, telles qu’Ellen Gabriel, Joseph Massad, Amzat Boukari, Houria Boutelja et plusieurs autres. Il convient également de souligner qu’Angela Davis est la marraine du Bandung du Nord, apportant ainsi son soutien symbolique et son engagement historique à cet événement.
L’ouverture de la conférence a été marquée par la lecture de trois lettres de ses parrains, trois figures emblématiques injustement incarcérées dans des prisons occidentales : Georges Ibrahim Abdallah, révolutionnaire arabe, détenu en France depuis 1984 ; Léonard Peltier, militant autochtone, emprisonné aux États-Unis depuis 1976 ; et Mumia Abu Jamal, journaliste et militant politique, incarcéré aux États-Unis depuis 1981. Ces trois hommes incarnent la résistance des peuples non blancs au cœur de l’Empire et continuent d’inspirer les luttes d’aujourd’hui.
Cette conférence a proposé des sessions plénières animées par des conférenciers et conférencières venu-e-s des quatre coins du monde, qui ont abordé des thématiques variées, notamment l’impérialisme, la libération, la destruction des dynamiques raciales et la signification du non-alignement dans le contexte d’un Bandung du Nord. Ces discussions ont permis de poser les bases d’un engagement commun, où chaque génération est invitée à se définir face à sa propre mission.
Comme l’a si bien dit Frantz Fanon :
« Chaque génération doit, dans une relative opacité, affronter sa mission : la remplir ou la trahir ». À travers ce Bandung, les non-blancs ont choisi de saisir cette mission et de l’accomplir, en marchant sur les pas de leurs ancêtres et en s’engageant sur différents fronts pour abolir toutes les formes de racisme, de domination sociale et d’exploitation économique, toujours cristallisées par la domination blanche. C’est à ce Bandung que les subalternes du Nord, les Suds du Nord, ont parlé !
Mais l’esprit de Bandung ne se limitera pas uniquement aux paroles : il s’incarnera aussi dans l’action politique pour construire un monde véritablement égalitaire pour toutes et tous. On peut d’ailleurs se réjouir du lancement imminent du projet d’une école décoloniale internationale, qui verra le jour à Paris et à Montréal dans les prochains mois, ainsi que l’organisation du prochain Bandung à Grenade en 2025. La multiplication de tels espaces dédiés à la réflexion politique, à la résistance et à l’action s’impose d’autant plus aujourd’hui, dans un contexte marqué par la montée des nationalismes suprémacistes et de l’ultra-libéralisme et par à la poursuite de la domination impérialiste sous toutes ses formes.
1 Le Nord global fait référence aux pays d’Europe occidentale, d’Amérique du Nord et d’Océanie, qui ont colonisé et se sont partagé l’Afrique, l’Asie et les Amériques. Aujourd’hui, de larges communautés du Sud global vivent au sein de leurs métropoles. Sur 800 millions de personnes vivant dans ces pays, on estime le nombre de non blancs à 160 millions.