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Marlihan Lopez, militante afroféministe
Présidente, Fondation Paroles de femmes
Le mouvement des femmes du Québec se veut plus inclusif que jamais. Nous assistons à une véritable réflexion et à un questionnement quant à sa capacité à composer avec la diversité des femmes. Les groupes féministes ont recours à des outils théoriques qui pourraient permettre à leurs membres de conjuguer leurs revendications pour l’égalité et l’inclusion des femmes vivant de multiples formes d’oppression. Dans ce contexte, l’intersectionnalité suscite un intérêt accru et des débats depuis les années 2000 dans les milieux féministes au Québec. Plusieurs questions, telles que l’enjeu de rejoindre les femmes immigrantes, l’accessibilité des femmes en situation de handicap et l’inclusion des femmes transgenres, sont débattues dans plusieurs espaces féministes. L’intersectionnalité nous permet de remettre au centre les réalités et les expériences qui sont jusqu’ici restées en marge.
Néanmoins, il existe un écart entre la reconnaissance de la diversité et l’application d’une pratique d’inclusion capable de distinguer clairement les différents axes d’oppression et les inégalités vécues par les femmes. Des questions se posent : Quelles sont les limites de l’inclusion et de cette ouverture à des réalités diverses pour le mouvement féministe dominant au Québec? Comment les femmes qui se trouvent à l’intersection des oppressions s’organisent-elles pour faire entendre leur voix?
Origines théoriques de l’intersectionnalité
Au plan théorique, l’approche intersectionnelle fait des emprunts aux théories post-modernes, postcoloniales, queer et à celles de la race et des classes sociales. Le cadre conceptuel sous-jacent apparait dès les années 1970 dans plusieurs textes de féministes racisées, surtout des théoriciennes afro-américaines. Ces pionnières rejetaient le féminisme mainstream celui des femmes majoritaires, comme étant déconnecté des réalités des femmes non-blanches et ne prenant pas en compte les identités multiples et fluides, les intérêts et les conditions de vie des femmes qui se trouvaient à l’intersection de multiples systèmes d’oppression. Leurs travaux faisaient référence à l’entrecroisement des différents systèmes de domination, tels que le racisme, le patriarcat, le colonialisme et l’hétérosexisme. Elles dénonçaient la prétention à l’homogénéité de la condition féminine et l’idée de sororité universelle.
Plusieurs de ces théoriciennes afro-américaines, notamment Audre Lorde, bell hooks et Patricia Hill Collins, ont révélé la nécessité de se situer au-delà d’une analyse de genre, soulignant d’autres rapports de domination, s’exerçant entre les femmes mêmes. En 1989, la juriste Kimberlé Crenshaw propose le concept d’intersectionnalité dans son texte Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics, afin de démontrer la variété des interactions des rapports de genre et de race de la réalité des femmes afro-américaines. Dès lors, le concept devient un outil d’analyse pertinent pour saisir comment de multiples systèmes d’oppression s’entrecroisent, interagissent dans leurs processus comme dans leurs effets et produisent des expériences particulières d’oppression et de privilège.
Le mouvement des femmes au Québec face à l’intersectionnalité
Au Québec, le mouvement des femmes s’est construit autour des expériences d’une certaine femme en position majoritaire et privilégiée : la femme blanche, francophone, citoyenne, sans handicap et de classe moyenne. Le mouvement féministe mainstream s’inspirait beaucoup des féministes matérialistes françaises, qui défendaient un féminisme universaliste focalisé sur l’oppression de genre et concevant la femme comme un groupe homogène. Le mouvement a été fortement marqué par la théorie féministe française et son incapacité à inclure une analyse sur les questions de race, les processus coloniaux et d’autres rapports de pouvoir présents entre les femmes[1]. Par ailleurs, au Québec, le féminisme émerge dans un contexte politique et historique où une grande majorité des femmes s’identifient à l’analyse de double oppression, en tant que femme et en tant que minorité francophone. L’héritage de la question nationale empêche les femmes majoritaires de s’imaginer autrement qu’en opprimées et de se voir comme étant dominantes ou capables d’être des agentes d’oppression. Néanmoins, des critiques ont trouvé une résonance dès les années 80 avec la prise de parole de militantes féministes racisées et immigrantes et la création de mouvements parallèles. Même si les féministes majoritaires s’intéressent aux luttes des femmes minoritaires dans les années 1980, le racisme et l’insertion des femmes immigrantes et racisées ne constituent alors pas des priorités d’action au sein du mouvement des femmes québécoises[2].
Depuis les années 2000, le concept d’intersectionnalité bénéficie d’une hausse de popularité et entraîne un questionnement dans les organisations à vocation féministe sur le terrain. La mise sur pied de volets ou de comités sur les femmes de la « diversité »témoigne, certes, d’une volonté de prendre en considération les réalités des femmes venant de groupes minoritaires. Néanmoins, leurs revendications demeurent confinées à ces espaces dédiés à la « diversité », à des comités spécifiques souvent nommés « intersectionnels », plutôt que d’être au cœur du mouvement.
Bien que l’approche intersectionnelle suscite des espoirs, le concept soulève aussi des craintes et des questionnements dans les milieux féministes. Dans le domaine de l’intervention, plusieurs femmes ont souligné le sentiment d’être dépassées et affirment qu’elles ont à mener trop de luttes. Certaines se sont dites soucieuses que la revendication unifiée contre le patriarcat perde du terrain, soit reléguée à un deuxième plan. Pour d’autres, l’intersectionnalité implique de différencier la condition des femmes selon leur race, classe, sexualité et autres, ce qui entrainerait la désintégration du sujet du féminisme, ce « Nous, les femmes » universalisant. Le fractionnement par les différences menacerait l’unité du mouvement. Alors, pourquoi adhérer à un féminisme intersectionnel? Le fractionnement, la division ne sont-ils pas déjà présents si l’on ne considère que les expériences d’une classe de femmes? Nous marginalisons, nous excluons et, par conséquent, nous divisons le mouvement si nous refusons de donner une voix, des espaces, aux femmes minoritaires, aux femmes à l’intersection de multiples oppressions. Les rapports de pouvoir vont au-delà de la simple analyse binaire du genre où l’homme est l’oppresseur, la femme est l’opprimée et où il y aurait une condition féminine universelle, un sujet féminin unifié dénoué des spécificités entre les femmes[3]. Audre Lorde soutenait : « La lutte pour une problématique unique n’existe pas, car nous ne vivons pas des vies à problèmes uniques »[4]. Pourquoi devrions-nous, alors, choisir de libérer un seul aspect de notre identité?
Certes, appliquer une approche intersectionnelle pour produire des changements dans la pratique, que ce soit dans la mobilisation, la sensibilisation, l’intervention ou la prévention comporte plusieurs défis. Comment mobiliser toutes les femmes autour des problématiques globales? Comment éviter la hiérarchisation des oppressions dans nos analyses et stratégies d’intervention pour refléter adéquatement la simultanéité des oppressions? Pour y arriver, la conception même d’oppression des femmes doit être mise en lien avec d’autres systèmes d’oppression. Les oppressions ne peuvent pas être hiérarchisées, elles sont propres au vécu de chacune et les luttes sociales doivent être menées simultanément. Il ne faut pas tomber dans le piège d’additionner les oppressions mais plutôt comprendre comment elles s’entrecroisent et interagissent de manière dynamique entre elles.
Malgré les débats autour de l’inclusion, la voix des femmes racisées et minoritaires continue d’être marginalisée par le féminisme mainstream. À cet égard, Chantal Maillé affirme :
« Si le féminisme québécois a montré récemment des signes d’ouverture aux questions de différences, sans toutefois que les femmes subalternes accèdent pleinement au statut de sujet de ce féminisme, c’est que cette ouverture s’est faite sans véritable réflexion sur les dynamiques de pouvoir qui continuent d’opérer dans la définition du sujet femme universelle au centre des revendications féministes québécoises, bien qu’émerge une volonté manifeste d’engager une réflexion plus inclusive des différentes réalités que vivent les femmes[5]. »
L’hégémonie et le discours impérialiste d’un certain féminisme surnommé « blanc » ont alimenté la formation des mouvements postcoloniaux et intersectionnels. Le regard euro-centrique présent dans le milieu féministe local sur les femmes racisées les a poussées à s’organiser pour créer des espaces par et pour elles. Au Québec, les mouvements des femmes minoritaires se sont souvent organisés selon les appartenances ethnoculturelles. Des organisations telles que le Centre communautaire des femmes sud-asiatique, le Conseil canadien des femmes musulmanes ou Femmes d’origines diverses naissent pour venir donner une voix à des revendications qui qui étaient passées sous silence dans le féminisme mainstream.
Un exemple d’espace féministe intersectionnel : Fondation Paroles de femmes
Le sentiment d’effacement et de marginalisation à l’intérieur du mouvement des femmes, le manque d’espaces de paroles et la prise de conscience des discriminations quotidiennes auxquelles on doit faire face en tant que femmes racisées sont des facteurs qui ont inspiré la création de la Fondation Paroles de femmes. Dans sa mission, on retrouve l’objectif de combattre les préjugés homogénéisant et essentialisant la condition des femmes racisées. La Fondation Paroles de femmes cherche à déconstruire la polarité des conceptions stéréotypées et monolithiques des femmes racisées et à ouvrir des espaces de parole aux femmes qui se trouvent à l’intersection des oppressions. Elles ne représentent pas un groupe homogène, ses militantes vivent des réalités plurielles qui fluctuent en fonction de trajectoires personnelles. En adoptant une approche intersectionnelle dans ses actions, la Fondation vise à combler un besoin d’inclusion de la diversité expérientielle des femmes racisées, notamment de celles qui demeurent invisibles dans le discours des féministes de la majorité.
La Fondation cherche à changer le visage du féminisme en légitimant l’hétérogénéité des expériences des femmes et l’existence des multiples féminismes. La Fondation Parole de femmes fait partie de ce mouvement des femmes du Québec qui propose un féminisme pluriel, inclusif et intersectionnel où les revendications des femmes qui ont été historiquement poussées aux marges se retrouvent au centre des combats féministes. Des organisations de femmes comme Fondation Paroles de femmes et Femmes de diverses origines agissent pour changer ce féminisme homogénéisant de femme blanche, classe moyenne et de visibiliser les réalités des femmes qui se trouvent à l’intersection des multiples systèmes d’oppression. Ces organismes contribuent à amener des femmes de la majorité à réfléchir sur les inégalités qui existent entre les femmes elles-mêmes. Ils créent également des possibilités de convergences sur des luttes souvent marginalisées et ouvrent l’espace pour une véritable solidarité intersectionnelle entre les femmes.
Conclusion
Aujourd’hui, le mouvement des femmes du Québec est indéniablement plus riche et plus fort, même s’il existe une fragmentation entre plusieurs courants du féminisme. Développer des pistes d’action qui soient plus holistiques et plus inclusives demeure un gros défi. Produire des changements dans la pratique exige le développement d’outils afin de faciliter une appropriation du concept et de repenser nos structures de représentation et nos processus décisionnels pour nous assurer que toutes les femmes aient une voix. Reconnaitre que les systèmes d’oppression sont également reproduits au sein du mouvement féministe et qu’ils doivent être déconstruits réduira les obstacles à une véritable inclusion. La convergence des luttes ne constitue pas un acquis, mais elle peut être construite. Accepter le débat dans nos espaces féministes, ne pas fuir le conflit et la critique et comprendre les résistances nous aidera à construire un dialogue durable et à sortir de la polarisation de nos opinions pour créer des espaces de concertation. L’avenir de l’intersectionnalité au sein du mouvement féministe québécois dépendra de la volonté d’apprendre et d’échanger sur les différentes expériences des femmes et de s’engager à combattre tous les systèmes d’oppression à l’œuvre dans la vie des femmes.
Bibliographie
[1] Maillé, Chantal. Approche intersectionnelle, théorie postcoloniale et questions de différence dans les féminismes anglo-saxons et francophones, Politique et Sociétés, Vol.33, No. 1, 2014, p. 41-60.
[2] Roy, Marie Andrée (2002). « Diversité religieuse et solidarités féministes » dans Francine Descarries et Elsa Galerand (dir.), Actes du colloque Le féminisme comme lieu pour penser et vivre diversité et solidarité, Alliance de recherche IREF/Relais-femmes, UQAM, p.107-121.
[3] Concevoir une condition féministe universelle suppose l’existence d’une expérience identique du sexisme, en ignorant d’autres facteurs identitaires tels que la race, l’appartenance ethnique et religieuse, la classe, l’orientation sexuelle, etc.
[4] Lorde, Audre. Sister Outsider: Essays and Speeches (1984). Traduction : Sister Outsider, Essais et propos d’Audre Lorde, Mamamélis, 2003.
[5] Maillé, Chantal. Réception de la théorie postcoloniale dans le féminisme québécois Recherches féministes, vol. 20, n° 2, 2007, p. 91-111. en ligne : http://id.erudit.org/iderudit/017607ar